Par Anne-Françoise Hivert, Eric Albert, Cécile Boutelet, Jérôme Gautheret, Sandrine Morel et Marie Charrel
Publié le 20 février 2022
Les plus de 70 ans représenteront 20,7 % de la population de l’UE en 2045. Vie communautaire, aides à domicile, solidarité… De l’Italie au Royaume-Uni, les choix politiques et sociétaux sont très divers.
Le scandale des maltraitances au sein des maisons de retraite d’Orpea secoue la France depuis plusieurs semaines déjà. Mais, au-delà des révélations sur les dysfonctionnements de ce groupe, le livre enquête Les Fossoyeurs, du journaliste Victor Castanet (Fayard, 400 pages, 22,90 euros), a également ravivé le débat sur la prise en charge de la dépendance dans notre pays. Et, en particulier, sur le modèle des établissement d’hébergement pour personnes âgées (Ehpad) privés lucratifs, qui pèsent aujourd’hui un peu plus de 20 % des quelque 610 000 places recensées dans l’ensemble des Ehpad tricolores.
Si toute l’Europe est confrontée au vieillissement de sa population – la part des plus de 70 ans y passera de 13,4 % à 20,7 % d’ici à 2045, selon les projections de l’Organisation des Nations unies –, nos voisins ont fait des choix politiques et sociétaux parfois très différents.
Contrairement à la France, qui est l’un des pays où la proportion de personnes âgées en Ehpad est la plus élevée (8,8 % des 75 ans et plus), certains ont refusé d’ouvrir le secteur au privé, à l’exemple du Danemark. La crise due au Covid-19 a en outre exacerbé le problème du manque d’effectifs dans les maisons de retraite allemandes et finlandaises, tandis qu’en Italie les familles font massivement appel à des agences spécialisées pour recruter des badanti, ces aides qui permettent de maintenir les personnes âgées chez elles.
Dans les pays du Nord, priorité au maintien à domicile
Dans un bâtiment de neuf étages, en brique rouge, dans le quartier de Kalasatama, dans le nord-est d’Helsinki, face à la mer, des seniors ont choisi de vivre en communauté. Ils se partagent soixante-trois appartements, de 38 m² à 77 m², achetés au prix du marché. Dans la résidence de Kotisatama (le « port d’attache », en finnois), chacun vit chez soi, mais de nombreuses activités sont organisées pour ceux qui souhaitent profiter des avantages de la vie en collectivité.
A l’origine de cet habitat communautaire, l’Association finlandaise des seniors actifs en a déjà bâti deux et recrute des candidats pour un troisième projet. L’objectif : offrir une autre possibilité, entre la maison de retraite et le logement privé où la solitude peut vite peser pour les personnes isolées, avec une aide à domicile.
En matière de gestion du grand âge, les pays nordiques sont souvent donnés en modèle. Point commun : dans tous, la priorité est donnée aux soins à domicile afin de permettre aux personnes âgées de rester vivre le plus longtemps possible chez elles. En Finlande, comme en Suède ou au Danemark, l’aide à domicile est organisée au niveau des communes. En général, les prix sont indexés sur le niveau des pensions et plafonnés.
Ce sont aussi les services municipaux qui décident des placements en Ehpad, en fonction des besoins des personnes. Au Danemark, les maisons de retraite sont quasiment toutes publiques, tandis qu’en Suède environ 20 % des établissements sont privés. Le résident ne finance qu’une petite partie de son hébergement, en fonction de sa retraite. Le reste est pris en charge par la commune, qui octroie la même somme par résident aux Ehpad privés et publics.
En 2018, la Suède a consacré 2,4 % de son produit intérieur brut (PIB) à la prise en charge du grand âge, contre 2,3 % pour la Norvège, 2 % pour le Danemark et 1,5 % pour la Finlande, qui vient d’ailleurs d’adopter une réforme importante, après plusieurs scandales dans des maisons de retraite en sous-effectifs : à partir de 2023, les Ehpad devront compter sept employés au moins pour dix résidents, contre cinq aujourd’hui.
Pour plus de transparence, le Danemark a mis en place un site Internet où sont répertoriés tous les établissements, publics et privés. Y sont décrits les locaux, les activités proposées aux résidents, mais il y est aussi précisé le nombre moyen de jours d’absence des employés pour cause de maladie. Les Danois ont également accès aux rapports d’inspection, menés par les communes.
En Suède, la pandémie a révélé les côtés sombres du modèle, avec des maisons de retraite en sous-effectifs, des employés embauchés à l’heure et le peu de contact avec les services de santé (qui dépendent des régions). Plusieurs partis politiques à gauche souhaitent limiter les bénéfices des sociétés privées à but lucratif, d’autant plus qu’ils sont financés par l’argent public.
En Allemagne, une large place aux organismes à but non lucratif
Outre-Rhin, la prise en charge des personnes dépendantes fait face à une crise systémique si grave que les termes « Pflegekrise »(« crise des soignants ») et « Pflexit » (« sortie du métier de soignant ») se sont imposés dans le débat public à l’occasion de l’épidémie de Covid-19.
Selon les chiffres de l’office fédéral des statistiques Destatis, 4,1 millions de personnes sont actuellement en situation de dépendance en Allemagne. Parmi elles, 80 % sont soignées à domicile. La plupart du temps, les soins sont prodigués par les proches, assistés ou non par un service de soins en ambulatoire. Les résidents des maisons de soins représentent 20 % des personnes dépendantes, hébergées au sein de 15 400 établissements. Ces derniers sont pour plus de moitié gérés par des organismes à but non lucratif, comme les associations religieuses de droit public telles que Caritas (Eglise catholique), l’Œuvre sociale de l’Eglise protestante, le bureau d’aide sociale des juifs d’Allemagne et les grandes fédérations laïques d’aide sociale. Le reste est géré par le public ou par des entreprises privées. Le français Korian, grâce à plusieurs acquisitions ces dernières années, est devenu le premier groupe privé prestataire de services de soins stationnaires et ambulatoires en Allemagne.
Partout, les personnels de soins, trop peu nombreux et trop faiblement rémunérés, sont souvent en proie à l’épuisement professionnel. Le nouveau gouvernement a récemment appliqué une augmentation des salaires pour le secteur, mais l’obligation vaccinale contre le Covid-19, qui sera imposée aux soignants dès la mi-mars, menace d’aggraver le problème des effectifs insuffisants, au point que la Bavière a récemment levé la mesure.
Les soignants forment un groupe professionnel faiblement organisé en syndicats et sont souvent employés à temps partiel, ce qui complique les négociations salariales et l’amélioration des conditions de travail.
Selon une enquête parue début janvier, menée par l’Ecole supérieure des métiers de soins Alice-Salomon (ASH) auprès de 2 700 personnes, 40 % des soignants songent à changer d’emploi au moins une fois par mois. « Ni les responsables politiques ni les employeurs ne semblent avoir réussi jusqu’à présent à répondre au besoin des soignants d’être davantage reconnus et rémunérés », a déclaré Johannes Gräske, professeur à l’ASH, à la publication de cette enquête. Or, l’institut de recherche IW estime que, d’ici à 2035, le besoin supplémentaire en personnel de soins pour les personnes dépendantes devrait s’élever à un demi-million. Autant de personnes qu’il faudra recruter, dans un contexte de réduction parallèle de la population active au travail.
En Italie, peu d’Ehpad, mais des « badanti »
Les données de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) sont tout sauf équivoques : comparé à ses voisins, le réseau italien de résidences pour personnes âgées dépendantes est peu développé. Avec 18,6 lits pour 1 000 résidents de 65 ans et plus, le parc est très en dessous de ses voisins français (51 pour 1 000) et allemands (54,4). Un observatoire de la LIUC Business School, une université de Lombardie, a ainsi calculé qu’il manquait 360 000 lits à l’Italie pour atteindre la moyenne des pays de l’OCDE.
Ce décalage considérable s’explique par le fait que les résidences pour personnes âgées sont, en Italie, un phénomène récent : elles ne sont apparues dans la Péninsule qu’au début des années 1990, et sont beaucoup plus présentes dans les régions du nord du pays que dans celles du centre, du sud et les îles, où le modèle traditionnel de la famille, fondé sur la coexistence entre les générations, reste très présent.
Mais un autre facteur permet de mieux comprendre le moindre développement des structures collectives dans la péninsule : c’est le système des badanti, qui constitue un rouage discret mais essentiel de la société, permettant à des centaines de milliers de personnes âgées de continuer à vivre chez elles en toute sécurité, même quand leurs forces déclinent. Ces aides à domicile, souvent logées chez leur employeur, sont à la charge exclusive des familles, mais le coût qu’elles représentent reste très inférieur à celui d’une maison de retraite : leur salaire moyen dépasse rarement le millier d’euros par mois. Ainsi, loin d’être réservé aux familles bourgeoises, ce mode de prise en charge est privilégié par toutes les classes sociales.
« La badante, c’est une extension de la famille. Elle permet de laisser le plus longtemps possible les personnes âgées dans leur cadre, là où elles se sentent bien », résume ainsi Valerio Urru, membre du réseau associatif 50 & Piu, spécialisé dans les dispositifs de soutien aux personnes âgées. Combien sont-elles en Italie ? L’administration en reconnaît environ 400 000, mais la plupart des acteurs du secteur estiment qu’il faut doubler ce chiffre pour avoir une idée plus proche de la réalité, et tablent sur une importante augmentation de leur nombre dans les prochaines décennies.
Cette main-d’œuvre, la plupart du temps féminine, est issue, dans 75 % des cas, de l’immigration. Aussi, ces dernières années, de véritables filières spécialisées se sont structurées pour les recruter, à travers des agences de placement ou par le biais des églises. Majoritairement originaires d’Europe de l’Est (Ukraine, Moldavie ou Roumanie), les badanti viennent parfois d’Amérique du Sud ou des Philippines. Mais quelle que soit leur origine, leur présence sur le sol italien n’a jamais été contestée par aucun responsable politique, même à l’extrême droite.
Au Royaume-Uni, une majorité de maisons de retraite privées
Dans les années 1980, l’immense majorité des maisons de retraite au Royaume-Uni faisaient partie du secteur public. En 2019, elles n’étaient plus que 3 %, auxquels s’ajoutent les 13 % d’établissements appartenant au secteur non lucratif. Le reste – soit 84 % – est aujourd’hui géré par le privé.
Cette vaste réorganisation est la conséquence d’une loi passée par Margaret Thatcher en 1990, à la fin de son mandat. La première ministre britannique de l’époque a notamment transféré la responsabilité de la prise en charge des soins de long terme – y compris pour la grande vieillesse – aux autorités locales. Celles-ci, avec des budgets limités et la quasi-impossibilité de contracter des emprunts, mettent depuis la pression sur les maisons de retraite pour réduire sans cesse les coûts. Aujourd’hui, les services publics prennent en charge financièrement uniquement les patients qui détiennent moins de 23 500 livres (28 000 euros) d’épargne. Les autres doivent d’abord vider leurs économies pour obtenir une place.
Ce double mouvement – privatisation et pression sur les coûts – a provoqué plusieurs faillites retentissantes de maisons de retraite, ainsi qu’une « financiarisation » accrue du secteur. Un groupe symbolise ces difficultés : Four Seasons, placé sous administration judiciaire en 2019. A l’époque, le groupe dirigeait 322 maisons, abritant 17 000 résidents. Depuis 2000, il avait fait l’objet de quatre rachats par des fonds d’investissement privés, à chaque fois à coups d’endettement. En 2016, Four Seasons « faisait face à des menaces d’insolvabilité, alors que la rémunération de ses administrateurs s’élevait à 2,71 millions de livres [3,2 millions d’euros] », précisent les chercheurs Théo Bourgeron, Caroline Metz et Marcus Wolf, auteurs d’une note sur le sujet pour l’Institut Veblen, publiée en janvier.
Sous pression, le groupe se démenait pour réduire ses coûts. La dérive a été particulièrement criante dans l’une de ses maisons de retraite à Bristol, où un rapport du régulateur britannique du secteur évoque des appels d’urgence de patients restés sans réponse, des médicaments non distribués, des résidents qui n’avaient pas été lavés pendant un mois…
Si le problème du financement des maisons de retraite est identifié de longue date, aucun gouvernement n’a vraiment osé s’y atteler. En 2017, la première ministre, Theresa May, a proposé que les Britanniques couvrent une partie de leur prise en charge par la vente de leur résidence principale après leur mort. Immédiatement surnommée « taxe sur la mort » par l’opposition travailliste, la réforme a été annulée. En 2021, son successeur, Boris Johnson, a annoncé une hausse de 1,25 % des cotisations sociales sur les salaires, qui entrera en vigueur en avril. Mais, de l’avis des spécialistes, cela s’annonce largement insuffisant.
En Espagne, la solidarité familiale joue à plein
En Espagne, il n’est pas rare que les personnes âgées, une fois devenues veuves, très âgées ou dépendantes, s’installent chez leurs enfants. Une solidarité entre générations qui explique sans doute un moindre recours au placement en Ehpad. « Deux personnes âgées dépendantes sur trois restent vivre à domicile, le leur ou celui d’un proche, contre une sur trois qui est placée en résidence », résume José Augusto Garcia Navarro, président de la Société espagnole de gériatrie et gérontologie.
Maria Cantuel, actrice et scénariste de 35 ans, a ainsi passé de nombreux jours chez ses parents, auprès de sa grand-mère, Purificacion Prieto Casillas, afin de l’accompagner à la fin de sa vie. Celle-ci y est décédée à 86 ans en 2021, d’un cancer généralisé, après un an en soins palliatifs. « La garder à la maison a été difficile, mais c’est ce qu’elle préférait et nous aussi. Le personnel hospitalier qui la suivait venait tous les quinze jours et nous a beaucoup aidés. Ma mère, qui est employée de banque et a 55 ans, télétravaillait en même temps, mon père préparait les repas. Nous lui donnions ses médicaments et sa morphine, on la changeait, et on se relayait pour dormir auprès d’elle. Dans une résidence, elle serait morte dans la solitude. »
Juan Manuel Carreras non plus n’a pas douté. Ce Madrilène de 74 ans a hébergé son père pendant plus de vingt ans, du début des années 1980 à 2004. « Quand ma mère est morte et que mon père en a eu assez de vivre seul, il est venu vivre à la maison. Jamais de ma vie, je n’ai envisagé de le mettre dans une résidence : il était à l’aise, ses deux petits-enfants étaient heureux, ma femme le conduisait à ses rendez-vous médicaux. Nous nous en sommes occupés jusqu’à ce qu’il décède d’un cancer, à l’hôpital », dit-il.
« Dans les pays méditerranéens, comme l’Espagne, il existe une tradition de prise en charge des anciens ancrée, souligne M. Garcia Navarro. Auparavant, elle incombait aux épouses et aux filles, ce qui était une forme de discrimination. Et avec l’incorporation des femmes au marché du travail, les familles se trouvent souvent débordées. Des aides sont indispensables. »
L’envers de cette solidarité familiale est le manque d’investissement public pour la prise en charge de personnes dépendantes : 0,7 % du PIB espagnol y est consacré, contre 1,5 % en moyenne dans l’Union européenne, et près de 360 000 personnes se trouvent sur liste d’attente pour recevoir des aides à domicile, selon les données de l’Institut des personnes âgées et des services sociaux. Le temps moyen d’attente pour l’examen des dossiers est de quatre cent vingt et un jours.
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