par Erwan Cario publié le 25 septembre 2021
On ressort essoré de la lecture d’Une poupée en chocolat (la Découverte). L’essai de la cinéaste, sociologue et militante afroféministe Amandine Gay, consacré aux enjeux de l’adoption, est bien plus qu’un simple compte rendu de recherche historique et sociologique. Sur le fond, d’une part, elle pose, de façon précise et méthodique, tous les tenants et aboutissants de cette démarche qui n’est jamais réellement questionnée pour mettre en lumière les rouages politiques et les systèmes de domination qui sont à l’œuvre, comme elle l’a déjà fait dans son film documentaire Une histoire à soi, sorti en salles début juillet. Sur la forme, d’autre part, car Une poupée en chocolat peut aussi se lire comme une autobiographie qui captive de la première ligne jusqu’aux bouleversantes dernières pages. Son histoire est celle d’une fille noire adoptée après sa naissance sous X en 1984 par un couple blanc. Malgré tout l’amour de ses parents et leur conscience, plutôt aiguisée pour l’époque, des enjeux d’une adoption transraciale, ça ne l’a pas empêché d’en subir les conséquences systémiques.
Vous dites que l’adoption transraciale est avant tout une expérience de la dépossession, des communautés, des familles et des cultures d’origine…
J’ai grandi pendant les années 80-90 dans la campagne lyonnaise où mon frère et moi étions les deux seuls noirs. Donc une de mes premières expériences de ce que c’est qu’être noire, ça a été le racisme. J’ai d’abord été définie dans le regard des autres par des pratiques de discrimination et des propos insultants. Quand on dit que l’adoption transraciale peut être dommageable aux enfants racisés, on parle de ça. D’abord on vous projette des insultes et des représentations négatives et, ensuite, vous devez partir à la recherche de ce que sont vos origines culturelles, de ce que c’est qu’être noire au sein des communautés noires. Et là, on arrive au deuxième obstacle : il vous manque les références. On se rend compte alors qu’on a été, de fait, coupé de nos communautés d’origine. C’est possible d’y revenir et je me sens aujourd’hui tout à fait acceptée mais adolescente, ce n’était pas la même chose. J’ai toujours cette peur d’être découverte comme une «fausse noire».
Ces questions d’identités, ce ne sont pas des enjeux théoriques. Il s’agit vraiment de comprendre où on se place. Et puis, il y a le fait de grandir dans un milieu qui se traîne une histoire esclavagiste et une histoire coloniale non résolues. Toutes ces représentations extrêmement stéréotypées qui circulent à l’encontre des noirs en France, et des femmes noires en particulier, avec la fétichisation sexuelle par exemple, normalement, ça demande une forme de préparation. C’est à ça que servent les familles racisées. La socialisation raciale, c’est un apprentissage où on va, au fur et à mesure, vous distiller des informations… L’exemple le plus concret, c’est celui des contrôles d’identité où il faut apprendre aux garçons noirs le comportement à tenir et le fait de ne jamais sortir sans ses papiers. Jusqu’à récemment, quatre ou cinq ans peut-être, les parents blancs n’avaient pas du tout conscience que leur garçon, à partir du moment où il ne serait plus identifié comme un enfant, serait en danger dans l’espace public. Et il est de leur devoir de lui donner les clés.
Un des points importants que vous développez dans votre livre, c’est celui de la justice reproductive. De quoi s’agit-il ?
C’est un concept créé en 1994 par un collectif de femmes noires, latinas et autochtones aux Etats-Unis, juste avant la conférence du Caire sur les droits reproductifs. L’idée, c’est qu’on ne peut pas penser les droits reproductifs sans les lier aux questions de justice sociale, de droits civiques. L’exemple typique pour la France, c’est que dans les années 60-70, quand les femmes françaises blanches militent dans l’Hexagone pour l’accès à la contraception et à l’avortement, les femmes de la Réunion subissent des stérilisations forcées. Si on pense les droits des femmes en disant uniquement qu’on doit avoir accès à la contraception et à l’avortement, on oublie d’autres femmes, racisées, dans d’autres territoires, qui ne sont pas confrontées aux mêmes problématiques. A partir de cette vision-là, du fait qu’on ne peut pas décorréler les questions de santé, d’écologie, de racisme, de validisme ou de sexisme, on peut commencer à expliquer politiquement certains phénomènes comme l’adoption. Un mineur, un enfant, un bébé, ne se retrouve pas isolé de sa famille de naissance par magie. Il y a un contexte très spécifique, des histoires, un cadre. A propos de la naissance sous le secret, par exemple, s’il y a un point commun entre toutes les mères de naissance, c’est qu’elles sont pauvres et précaires. On ne peut pas comprendre ce qui se passe si on n’a pas conscience que c’est justement inscrit dans tous les systèmes de domination à l’œuvre. La famille n’est pas une institution isolée du reste de la société. Au contraire. C’est peut-être même l’endroit central où se jouent dès le départ toutes les inégalités systémiques et toutes les formes d’oppression.
Ces femmes qui ont accouché «sous X» sont pour vous les grandes absentes des débats sur l’adoption…
C’était important pour moi de donner de la place dans mon livre aux mères de naissance. Il n’y a pas de mineur isolé candidat à l’adoption s’il n’y a pas une mère. Qui est cette personne ? Quand on dit s’y intéresser, c’est pour créer les conditions pour qu’elle se sépare de son enfant, parce qu’il y a des gens qui attendent pour l’avoir. Sur le long terme, on ne s’intéresse pas aux mères de naissance. Est-ce que la séparation est la meilleure solution sur le long terme ? Qui est retourné les voir ? Qui a fait une étude longitudinale pour savoir si elles se sentent bien, si elles sont en paix avec ce choix-là ? On ne sait quasiment rien. Et après l’accouchement, elles vont devoir faire face à un choix qui n’est pas accepté socialement. Tout ce discours dépolitisé ne nous permet pas de comprendre quel serait le meilleur accompagnement qu’on pourrait leur offrir.
Comment en arrive-t-on à faire de sa propre histoire le fil rouge d’un livre politique et sociologique sur l’adoption ?
Ça vient directement du cinéma. Ça fait déjà deux fois qu’on fait ça. Ouvrir la voix et Une histoire à soi sont deux films qui ont aussi une dimension autobiographique, où on essaie de ramener dans l’espace public des enjeux politiques qui peuvent être tabous ou extrêmement clivants. On les fait passer parce qu’on utilise le récit individuel, l’expression de soi. Si une personne vous raconte sa vie, vous n’allez pas dire : «Non, c’est pas vrai !» S’appuyer sur les récits individuels, sur l’émotion, sur le parcours de vie, ça permet aussi de montrer qu’on n’est pas uniquement dans des débats théoriques. Si toutes les filles noires se rappellent de la première fois où on leur a dit «tu es noire, je te donne pas la main», quels enjeux psychiques ça peut avoir sur le long terme ? Et qu’est-ce que ça dit de notre société ? Je n’avais pas jusqu’ici beaucoup évoqué ma propre expérience de personne adoptée. J’avais déjà beaucoup parlé de mon expérience de femme noire, et j’aime bien avoir un rapport aussi équitable que possible avec les gens qui participent à mes films. Dans une logique de don contre don, c’était à mon tour de parler. Sachant en plus qu’étant née sous le secret, il y a tout un volet, très important, qui n’est pas abordé dans Une histoire à soi.
Vous dénoncez ce stéréotype qui associe l’adoption transnationale à une démarche humanitaire, à de la charité…
C’est pour ça que ça m’intéresse de politiser la famille. Pour tout le monde, le désir d’avoir un enfant est égoïste. Mais tout à coup, quand c’est l’adoption, on efface cette première dimension de désir, et on transforme ça en sauvetage d’un enfant seul. Effectivement, il y a des enfants isolés pour qui c’est très bien de trouver une famille, mais il y a quand même une ou deux personnes qui n’étaient pas en mesure d’avoir un enfant qui vont pouvoir faire famille parce qu’un enfant a été séparé de sa famille de naissance. Une partie de la proposition a été oubliée. On le voit aujourd’hui, alors que l’adoption transnationale est de plus en plus régulée et que les pays du Sud laissent partir moins facilement les enfants : ce qui est croissant, c’est la demande d’enfants dans les pays riches, pas le besoin en familles adoptantes.
Pourquoi cette adoption transnationale et transraciale est-elle aussi l’illustration d’une certaine domination ?
A partir du moment où une pratique est dépolitisée et centrée sur le côté émotionnel, humanitaire, on oublie les conditions dans lesquelles les gens se sont retrouvés séparés de leur famille de naissance. Si on regarde certains pays comme Haïti, qui a été pendant une cinquantaine d’année un pays de départ de l’adoption internationale, l’état politique et économique d’Haïti aujourd’hui, au-delà du fait que c’est un pays frappé par des catastrophes naturelles récurrentes, est grandement dû à la France, à la dette qui a été imposée, et à une instabilité politique grandement liée à l’ingérence des Etats-Unis et de la France. Les enfants ne se retrouvent donc pas isolés par pur hasard. J’ai voulu montrer que l’adoption n’est pas un phénomène qui pousse du sol comme un champignon, il ne se développe pas de façon autonome.
Vous expliquez que les familles adoptantes ont le devoir de s’impliquer politiquement…
Au-delà de la question du racisme de la société ou de l’entourage, il y a vraiment l’impératif de s’investir concrètement et entièrement dans la lutte antiraciste. Comme le dit Ibram X. Kendi, que je cite dans le livre, il n’y a pas d’endroit confortable de «non racisme». Soit on est engagé dans la lutte contre le racisme, soit on contribue à la suprématie blanche en ne faisant rien. Pour que ça se passe bien dans les familles concernées par l’adoption transraciale, les parents blancs doivent vraiment être hyper vigilants sur ces enjeux-là. Si vous avez peur des noirs, si vous tenez votre sac quand vous croisez un homme noir, n’adoptez pas un enfant noir. Lui, il va le sentir. Ça ne suffit pas que vous l’aimiez lui, vous devez aimer tous les noirs, sinon ça ne marche pas. Si vous comprenez qu’au fond, vos parents sont racistes contre tous les noirs, tous les Asiatiques ou tous les Arabes sauf vous, ça ne peut que mal se passer. C’est destructeur.
Le regard de la société sur l’adoption est-il en train d’évoluer ?
Aujourd’hui, sur les plateformes grand public, à chaque fois qu’on amène la dimension politique de l’adoption ou les questions raciales, les gens ne comprennent pas. C’est vraiment comme arriver et expliquer que non, la Terre n’est pas plate. C’est ce niveau d’incompréhension. C’est un gros travail. Je ne sais pas combien de gens liront le livre, mais je l’ai aussi fait dans la perspective de servir aux travaux d’universitaires, à d’autres adoptés qui pourront se lancer dans leurs propres recherches. Il y a un effet de seuil sur ce genre de sujet… Je l’ai vu avec l’afroféminisme. Rien de ce qu’on disait n’était vraiment nouveau. C’est juste qu’à un moment donné, par le biais des réseaux sociaux, le discours s’est diffusé. Et sur l’adoption, c’est en train d’arriver. Sur Instagram, ces trois dernières années, il y a une quinzaine de comptes militants qui se sont créés et qui font des démonstrations sur ce que c’est d’être un adopté transracial… A partir du moment où le niveau de pédagogie publique progresse par des canaux accessibles, avec un cadre théorique, ça peut commencer à essaimer.
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