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mardi 28 septembre 2021

Psychoter Hervé Mazurel : «Nos névroses ne sont pas éternelles, fixes et stables»

par Sonya Faure   publié le 1er octobre 2021

Quand on rêve, on n’est pas seulement père, mère, sœur ou amant. Mais aussi banquiers ou étudiants, hétéros ou transgenres… En élaborant le principe de l’inconscient, Freud aurait-il oublié que notre psychisme est ancré dans la société où on évolue et travaillé par des siècles d’histoire ? Pour enrayer son déclin, la psychanalyse doit s’ouvrir à l’étude du passé et aux sciences sociales, estime l’historien. 

Freud s’est-il trompé ? En affirmant que notre vie psychique obéit à des règles invariables et universelles, de la libido au complexe d’Œdipe, est-il passé à côté de tout un pan qui façonne notre inconscient : la vie de nos ancêtres, la culture et la société dans laquelle on a grandi ? Pour l’historien Hervé Mazurel au contraire, l’inconscient n’est pas une chose fixée une fois pour toutes.

Les désirs, les émotions, les fantasmes et les tabous ont un passé. Non seulement chacun de nous est porteur d’une histoire silencieuse de très longue durée, mais nos surmoi comme nos névroses portent l’empreinte de notre environnement social. «Si bien que nos types de personnalités psychiques n’ont plus grand-chose à voir avec ceux du temps de Freud», conclut-il. Dans l’épais ouvrage l’Inconscient ou l’oubli de l’histoire (La Découverte, septembre 2021), il montre pourquoi la psychanalyse aurait tout intérêt à s’ouvrir à la profondeur historique et à la sociologie pour mieux comprendre ses patients. Après Bernard Lahire qui appelait à «sociologiser les rêves»dans son ouvrage la Part rêvée (La Découverte, 2021), Hervé Mazurel entend historiciser notre vie psychique. Parce que nous sommes tous des personnages historiques.

Les «nouvelles maladies de l’âme», du burn-out à la «fatigue d’être soi» décrite par Alain Ehrenberg, seraient, selon vous, la preuve que notre psychisme évolue en fonction du contexte social et historique ?

Où sont passées les hystériques de la Salpêtrière, ces femmes que Charcot prenait en photo à la fin du XIXe siècle ? Au principe de l’hystérie, il y avait un contexte sociohistorique bien particulier : l’époque victorienne, un moment de refoulement inouï des pulsions sexuelles. Une chape de plomb pesait, en particulier, sur la vie sexuelle des femmes bourgeoises, et cette répression avait un coût psychique extrêmement fort. La libération sexuelle et la contraception ont permis à ces névroses de se défaire progressivement. Les névroses ne sont donc pas éternelles, fixes et stables. Il faudrait parler plutôt de troubles d’époque, de névroses de classe, de conflits intérieurs genrés. Alain Ehrenberg a très bien montré le lien, dans les années 90, entre la dépression et l’avènement d’une nouvelle figure de l’idéal individuel : «Vous êtes les artisans de votre propre vie». Beaucoup n’y parvenant pas tombaient dans la dépression. Le burn-out, lui, est la forme privilégiée de souffrance psychique que la société capitaliste actuelle et sa pression temporelle incessante nous infligent.

Nos névroses, notre libido et notre refoulé, bref, notre inconscient a donc une histoire ?

Considérer qu’on aurait affaire, à des siècles de distance, aux mêmes sentiments, aux mêmes conflits et troubles psychiques est un leurre. Les désirs, les émotions, les fantasmes et les tabous ont une histoire, et les sciences psychologiques ne peuvent plus penser de façon non historique. La psychanalyse s’est intéressée à l’histoire : lors de séances le mercredi, Freud et ses disciples tentaient de dresser les biographies psychiques des hommes célèbres du passé ou d’analyser les songes de Léonard de Vinci. Mais ils faisaient comme s’ils avaient affaire à une nature humaine invariable, à des économies psychiques semblables aux nôtres. J’essaie au contraire de montrer que notre psychisme inconscient se transforme à travers le temps, à mesure que changent nos mœurs corporelles, nos rapports à la sexualité, à l’intime, à la mort… C’est là une histoire de très longue durée, presque imperceptible, une histoire silencieuse, nocturne et souterraine, qui nous déplace, nous altère, nous mue au fil des siècles. Car nos structures psychiques se transforment en connexion étroite avec les structures sociales et politiques. Si bien que nos types de personnalités psychiques n’ont plus grand-chose à voir avec celles du temps de Freud.

«J’essaie de montrer que notre psychisme inconscient se transforme à travers le temps, à mesure que changent nos mœurs corporelles, nos rapports à la sexualité, à l’intime, à la mort… C’est là une histoire de très longue durée.»

D’où vient le présupposé freudien qui voudrait que le psychisme humain soit invariable quelles que soient les époques et les sociétés ?

Il est lié à la formation de Freud d’abord. Il vient des sciences de la nature, il a pensé les fonctions psychiques sur le modèle des fonctions de l’organisme. Il était aussi empreint du scientisme de son temps et voulait voir la psychanalyse accueillie parmi les sciences véritables. Ce qui valait pour une personne devait donc valoir universellement. Or, dans ce biologisme, se loge un puissant déni de l’histoire et de la diversité culturelle. D’où le soin pris à réfuter fermement le célèbre anthropologue Bronislaw Malinowski qui affirmait avoir rencontré dans les îles Trobriand, en Mélanésie, une autre forme de complexe d’Œdipe. Dans cette société matrilinéaire, le personnage qui faisait figure d’autorité pour le garçon n’était pas le père mais l’oncle maternel, et la crainte incestueuse avait trait à la sœur, non à la mère. Freud a su décrire, finement et puissamment, la structure de la personnalité psychique des hommes et des femmes de son temps, mais au lieu d’y voir un état passager dans un processus historique au long cours, il s’est projeté à l’universel, comme s’il avait accès à l’homme éternel plutôt qu’à des femmes et des hommes d’une époque et d’un milieu social bien particuliers, la bourgeoisie viennoise fin de siècle. Ce postulat - l’inconscient comme quelque chose d’invariant, d’universel, de stable, de fixe - a été très peu interrogé, il est resté un réflexe très fort dans la discipline, comme le déplorent de trop rares psychanalystes, tels Michel Tort et Pierre-Henri Castel.

Freud a tout de même largement mis en lumière l’importance de l’histoire familiale dans le psychisme d’un individu…

C’est essentiel, à coup sûr. Reste que la société n’est pas la famille. Le roman familial n’est pas tout. On ne peut ramener sans cesse toutes les figures sociales à des substituts du père ou de la mère. Quand on rêve, on n’est pas seulement père, mère, frère, amant. On est aussi banquiers, paysans ou étudiants, hétérosexuels ou transgenres… Le sujet doit être analysé à l’intersection de toutes ces appartenances sociales - professionnelles, genrées, territoriales, linguistiques, politiques… Il faut complexifier le rapport des sciences psychologiques au social pour mieux comprendre les patients. Il faut aussi introduire la très longue durée. Norbert Elias s’est ainsi efforcé de replacer le psychisme décrit par Freud dans une dynamique historique et sociale pluriséculaire. Il a montré que la lente sociogenèse de l’Etat moderne, l’urbanisation, puis l’industrialisation, la civilisation des mœurs enfin ont eu à la fois des effets sur les normes sociales de comportement, sur les structures affectives et les psychismes individuels. Ainsi de la question de l’agressivité. L’Etat moderne a monopolisé petit à petit l’usage de la violence et a éradiqué toutes les formes de justice individuelle - les rixes villageoises, les vendettas, les duels. Peu à peu, les individus ont intériorisé l’impossibilité de se faire justice soi-même ou de se laisser aller à leurs pulsions d’agressivité. Ces contraintes externes sont progressivement devenues des contraintes sociales internes, des autocontraintes, ce qui, pour Elias, montre que le surmoi freudien n’est pas un invariant. Ce jugement moral et social intériorisé, cette instance en nous qui nous dit «il ne faut pas», est le produit d’une très longue histoire.

L’intolérable et le tabou sont ce qu’en font les sociétés ?

L’évolution des interdits moraux, des tabous sociaux et des seuils de tolérance collectifs rappelle les origines sociales et historiques du refoulé. Entre contemporains, nous partageons ainsi un certain nombre de conflits psychiques. Ce qui rend certaines séquences historiques propices à un retour collectif du refoulé, notamment de la violence comprimée, inhibée, censurée. Nous partageons aussi certains fantasmes, arrimés à un même imaginaire collectif. Dans L’homme qui se prenait pour Napoléon (Gallimard, 2011), l’historienne Laure Murat s’est intéressée, à la suite de Gilles Deleuze et de Félix Guattari, à la façon dont on délire les personnages et les événements historiques : en 1840, au moment du retour des cendres de Napoléon, l’asile de Bicêtre reçoit quatorze patients se prenant pour Napoléon… Ouvrir la psychanalyse à l’histoire pourrait, à mon sens, contribuer à enrayer son déclin.

Comment ?

La psychanalyse est une des grandes révolutions cognitives du XXe siècle, et on en vient aujourd’hui à craindre sa disparition sous le poids croissant des neurosciences et de la psychologie cognitive. Elle quitte les départements de l’université. Il me semble essentiel que la psychanalyse s’ouvre à l’histoire et aux sciences sociales pour percevoir à quel point les conflits intérieurs, les pathologies contemporaines, narcissiques notamment, sont liés aux transformations de la société dans son ensemble, aux déplacements des frontières de l’intime, aux identités sexuelles en plein chambardement, à l’évolution des rapports entre parents et enfants. Tout un tas de faits sociaux de grande ampleur viennent poser des problèmes nouveaux aux analystes. Certains s’alarment d’ailleurs de voir dans leur cabinet des jeunes qui ne supportent plus la contrainte et l’entrave, qui veulent jouir à tout prix. D’autres, souvent réactionnaires, sont convaincus qu’on ne peut sortir du complexe d’Œdipe que par la voie du «père», qui sépare la mère de l’enfant - l’évolution actuelle des structures familiales serait donc, à leurs yeux, très dangereuse pour la santé psychique de nos contemporains… C’est refuser là encore de voir l’historicité de notre psychisme comme des rapports de genre. Tout, en vérité, même l’Œdipe, est pris dans le devenir historique.

Pour vous, l’histoire ne se borne donc pas à ce qui passe en dehors de l’individu, autour de lui. Elle est aussi en lui, et même aux tréfonds de son psychisme.

Ce n’est pas tant l’histoire avec un grand «H», ou avec une «grande hache» comme disait Georges Perec, qui m’intéresse. Dans la série En thérapie, on voit l’impact des attentats du 13 Novembre sur les conflits psychiques de nos contemporains, et c’est bien sûr un sujet passionnant. Mais ce que je cherche à montrer, c’est qu’il existe une autre histoire qui s’écoule au plus profond de nous. L’histoire ne s’arrête pas à la surface de notre individualité, mais s’inscrit aux tréfonds. Enfants, nous intériorisons le monde social à travers ce que nos parents ou l’école nous inculquent : des interdits, des valeurs, des conduites, des façons de penser, d’agir et de sentir… Tous ces legs, ces habitus hérités nous lient à la longue chaîne des générations. Aby Warburg, immense historien de l’art, disait qu’on restait lié par notre gestuelle ou nos façons de nous émouvoir à des femmes et des hommes de siècles très reculés. Aby Warburg voyait affleurer dans la culture napolitaine contemporaine une part des gestuelles très anciennes de l’Antiquité gréco-romaine. Soit des gestes, de salutation, d’hospitalité ou de deuil hérités dans la très longue durée que nous apprenons, reproduisons et transformons lentement sans le savoir. C’est une très belle idée, celle d’une histoire lente et silencieuse, qui nous travaille obscurément. L’histoire ainsi se fait corps.


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