par Agnès Giard publié le 25 septembre 2021 à 11h00
En mars 2020, vers 3 h 30 du matin, un inconnu choisit une voiture dans le petit parking qui jouxte l’église catholique Saint-Joseph à Bâle, baisse son pantalon puis se frotte contre le capot en faisant tant de bruit qu’il réveille la propriétaire. Depuis la fenêtre, celle-ci filme la scène. «Le détraqué a fait l’amour avec ma BMW», raconte-t-elle, affirmant que l’inconnu a laissé les traces explicites de son forfait. Le journal 20 Minutes qui relate l’affaire parle d’«objectophilie». Le terme date de 2002 (1), mais il désigne une catégorie de personnes dont l’existence – bien plus ancienne – suscite l’intérêt croissant des chercheurs. Comment parler des personnes amoureuses d’un objet sans en faire les spécimens d’une catégorie de doux dingues sortis tout droit d’un freak-show ?
En 1984, l’anthropologue américaine Gayle Rubin (pionnière de la théorie queer) est la première à réfuter les arguments traditionnels – ceux des psychologues – qui assimilent l’«objectophilie» à un désordre psycho-sexuel. Dans un article intitulé «Penser le sexe», elle se moque : «Aucun amateur de cuisine épicée ne sera taxé d’immoralisme, emprisonné ou exclu de sa famille. Mais un individu peut être jeté en prison pour trop aimer les chaussures en cuir.» Empruntant à Foucault l’idée que les désirs sont des pratiques sociales et que de «nouvelles sexualités sont constamment produites», Gayle Rubin (2) s’insurge contre le système qui punit ou stigmatise les goûts érotiques divergents. Les individus dont le comportement sexuel correspond à la norme sont récompensés par «un certificat de bonne santé mentale», dit-elle. Les autres sont présumés malades, voire pire : contagieux.
Mariée au mur de Berlin
Et si les déviances se propageaient comme des virus ? La crainte existe, nourrie par la visibilité croissante de communautés sexuelles bizarres qui créent des réseaux et médiatisent leurs histoires intimes. C’est le cas, notamment des membres du groupe «objectum sexuality» (OS). L’expression OS date des années 70 : au moment même où Foucault démontre, dans son Histoire de la sexualité, que la société favorise des proliférations de pratiques érotico-inédites, une Suédoise appelée Eija-Riitta Eklöf (1954-2015) invente l’expression «objectum sexualité» pour désigner son attirance pour les objets. En 1979, elle épouse le mur de Berlin, changeant son nom de famille pour celui de Berliner-Mauer («mur de Berlin» en allemand). En 1996, elle crée le premier site internet dédié à l’attirance pour des artefacts et des édifices. En 1999, elle lance un forum en ligne, afin que le mouvement se soude via les réseaux.
Enfant, Eija-Riitta était déjà très attirée par les structures d’acier ou de bois marquées de lignes parallèles, les rails de chemin de fer, les guillotines, les ponts et les constructions symétriques. A l’âge de 7 ans, ainsi que le veut sa légende, elle aurait vu un mur à la télévision : le mur de Berlin ou, pour le dire avec ses mots «le mur le plus sexy qui ait jamais existé». Maquettiste de profession, Eija-Riitta fait des économies pour se rendre à Berlin aussi souvent que possible. Après la chute du Mur, fin 1989, elle se considère comme veuve. Longtemps inconsolable, elle finit par se remarier avec une barrière de bois rouge. La petite barrière rouge sert maintenant de logo aux membres de la communauté OS. Cette communauté compte, parmi ses membres fondateurs, une championne américaine de tir à l’arc, Erika LaBrie, tombée amoureuse de la tour Eiffel en 2004.
La tour Eiffel, des voitures, un hélicoptère
L’histoire d’Erika, alias «Mme Eiffel», est tout aussi éclairante que celle d’Eija-Riitta. Au début, Ericka est amoureuse d’un archer mais il la quitte car, dit-elle, «je lui préférais son arc». De fait, elle entretient une véritable passion pour les objets courbes, galbés, en tension – sabres japonais, avions de chasse… et c’est pourquoi, «rencontrant» la tour Eiffel lors d’une visite à Paris, elle éprouve le coup de foudre. Le 8 novembre 2007, Erika convie des proches à la cérémonie d’engagement qu’elle célèbre au sommet de la tour. Caressant les rivets, enlaçant les poutres, au milieu de touristes ébahis par la scène, elle déclare son amour : «Tu es de métal et moi de chair. Tu rouilles, je saigne. Tu es froide, je suis chaude. Tu brilles, je chante.»
Dans un documentaire du National Geographic intitulé Forbidden Love, celle qui se fait alors appeler Erika Eiffel déclare : «Je suis une personne qui est amoureuse, très amoureuse, mais qui est amoureuse d’un objet.» Dans le même documentaire, Edward Smith, un Britannique de 66 ans, affirme avoir eu des relations sexuelles avec plus de sept cents voitures et un hélicoptère d’attaque mais rester profondément lié à sa première conquête : Coccinella Vanilla, une Volkswagen de 1965. Que penser de ces liaisons hors-norme ? En 2010, Jennifer Terry, chercheuse en sciences humaines et spécialisée sur le genre et la sexualité à l’université de Californie, essaye de démontrer que l’amour pour un objet (un chandelier, un manège, une gare ou un jeu vidéo, par exemple) «n’est pas aussi étrange qu’on pourrait le croire».
Suspicion et poncifs
Dans les médias, deux explications sont généralement avancées : le syndrome d’Asperger et un traumatisme d’enfance. Il est de fait souvent rappelé qu’Erika a subi des violences sexuelles quand elle était plus jeune. La suspicion de déficience mentale pèse lourdement sur les membres d’OS, souvent filmés alors qu’ils se livrent à des actes «intimes» en apparence abscons : faire coulisser leurs doigts dans un roulement à billes puis se barbouiller le visage avec la graisse, se coller contre un mur et lui chuchoter des mots doux… Un «truc de malade», aux yeux du grand public. Pour Jennifer Terry, les médias sont coupables car ils pathologisent des sexualités jugées anormales. Faudrait-il, pour autant, définir l’attirance pour les objets comme une «orientation», à ranger aux côtés de l’hétérosexualité ou de l’homosexualité ? La tentation est grande de souscrire à cette idée car elle permet de défendre un monde plus «tolérant» où l’on ne juge personne (ni sur ses goûts alimentaires, ni sur ses partenaires préférés).
De fait, les membres de l’OS sont les premiers à proclamer qu’ils sont «nés comme ça» et que «tout comme les personnes qui aiment des humains de chair et d’os», ils établissent avec l’objet une relation d’échange réelle car «l’objet a une conscience», disent-ils. L’objet les aime, l’objet les désire et leur amour se double d’une «connexion spirituelle» qui surpasse en intensité tout autre type d’attachement, disent-ils. La stratégie discursive des objets sexuels ne saurait cependant tromper personne : dans leur volonté de légitimer leurs pratiques, ils en viennent à reproduire les poncifs les plus éculés de l’idéologie bourgeoise dominante. Ils parlent d’un amour exclusif et de mariage romantique. Ils dénigrent les fétichistes qui sont, à leurs yeux, des pervers car «les fétichistes abusent des objets qu’ils utilisent comme instruments masturbatoires». Ce faisant, non seulement ils reproduisent les jugements moraux et les clichés qu’ils prétendent combattre mais ils adhèrent à un système qui place la monogamie conjugale au sommet de la hiérarchie dans l’ordre des désirs.
Pire encore : sous couvert de lutter contre un discours médical (celui des catégories nosographiques), ils en perpétuent la logique car ils inventent eux-mêmes des étiquettes nouvelles. C’est ainsi qu’au sein de la communauté des objets sexuels, certains revendiquent leur nature de mechasexuels (amants et amantes d’engins et de véhicules), tandis que d’autres se rallient à l’étendard des mobiliersexuels (amants et amantes de meubles et de luminaires). Les articles relatant des cas toujours plus insolites d’amours hétérodoxes sont en augmentation. Maintenant, pas un mois ne passe sans que les journalistes s’étonnent d’une union«loufoque» – contribuant à formater de nouvelles pratiques amoureuses, favorisant l’émergence de discours identitaires et, ainsi, renforçant l’idée que la sexualité n’est pas quelque chose que l’on fait mais quelque chose que l’on est.
Objectifier un objet, c’est mal !
L’histoire se répète. Au XIXe siècle, les médecins requalifient les conduites en identités sexuelles (l’acte devient une «orientation» constitutive de l’être) et libéralisent les déviances qu’ils traitent comme de simples variantes à classer (de l’acceptable à l’illicite). Au XXIe siècle, les militants en faveur de l’objetsexualité reconduisent la même logique délétère. Ils revendiquent une étiquette qui les assigne à ne pouvoir désirer qu’une seule catégorie de partenaires, dans l’espace délimité – sécurisé – d’un périmètre amoureux minuscule. Puis ils réclament le droit d’exister au nom de valeurs empruntées à l’ordre hétéronormatif : mariage d’amour, relation consensuelle, etc. Certains vont jusqu’à condamner le plaisir, comme s’il s’agissait d’un délit odieux, accusant les fétichistes d’«instrumentaliser l’objet qu’ils transforment en sextoy»et d’«abuser de lui en ignorant ses besoins affectifs».
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