par Virginie Ballet, Envoyée spéciale à Heemstede (Pays-Bas) publié le 27 septembre 2021 à 20h55
«C’est votre décision, vous êtes sûre ? C’est important.» Dans un français fluide, l’infirmière qui reçoit Diane s’assure une nouvelle fois que le choix de la jeune femme est arrêté. Auparavant, un médecin avait fait de même. Coupe carrée et yeux clairs, emmitouflée dans son écharpe, Diane acquiesce, catégorique. A 25 ans, la patiente, réalisatrice à Marseille (Bouches-du-Rhône), a fait le déplacement jusqu’aux Pays-Bas pour mettre un terme à une grossesse non désirée. Selon sa dernière échographie, pratiquée le matin même à la clinique, elle est enceinte de dix-neuf semaines. Impossible d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse en France, où le délai légal est fixé à douze semaines, contre vingt-deux aux Pays-Bas, l’un des plus longs d’Europe. Alors, Diane a fait le déplacement jusqu’à la Beahuis & Bloemenhovekliniek, grosse bâtisse en briques aux allures de maison de maître située à Heemstede, à une trentaine de kilomètres d’Amsterdam. L’infirmière lui rappelle ce qui l’attend : des médicaments lui seront administrés pour assouplir et dilater le col de l’utérus, qui devront agir pendant environ deux heures. Ensuite, elle sera conduite au bloc opératoire. «Vous dormirez, vous ne sentirez rien. Quand vous vous réveillerez, ce sera fini», déroule la soignante. Après une période d’observation et une collation, Diane pourra quitter la clinique en fin d’après-midi, escortée par sa mère.
«J’avais mes règles, et aucun symptôme»
Quand elle remonte le fil des événements, transparaît chez la jeune femme de la colère. Si elle raconte son histoire, c’est dans l’espoir de «faire avancer les choses». En couple depuis cinq ans, elle disposait d’un moyen de contraception, un stérilet au cuivre, posé il y a deux ans. Sauf que lors des examens passés en France, il n’était plus visible dans son utérus. Le stérilet a-t-il migré quelque part dans son corps, ou a-t-il été perdu ? L’intervention devrait permettre de le déterminer. «J’ai passé un été normal. J’avais mes règles, et aucun symptôme», se remémore-t-elle. Hormis ces cinq kilos pris au cours de l’été, qu’elle a attribués à un changement de régime alimentaire. «Ma meilleure amie, qui était avec moi, avait aussi pris du poids. A aucun moment, ça ne m’a traversé l’esprit», explique-t-elle. Cette grossesse, elle ne l’a découverte que neuf jours avant sa venue, après un retard de règles. Elle achète un test de grossesse : positif. «J’ai paniqué», se souvient Diane. Pour être sûre de la marche à suivre, elle dégote en ligne un rendez-vous avec une gynécologue disponible tout de suite. C’est la douche froide. «Elle m’a dit qu’elle était absolument navrée, mais que c’était plus avancé que prévu, plus de dix-sept semaines. J’ai fondu en larmes. Le médecin m’a dit qu’il y avait différentes options : le garder, accoucher sous X ou avorter à l’étranger. C’est elle qui a cherché les coordonnées de cette clinique sur Internet. Elle a été absolument incroyable», relate-t-elle.
Comme la jeune Marseillaise, 400 Françaises, sur les 3 000 femmes reçues au total en 2020, sont venues à la Beahuis & Bloemenhovekliniek pour avoir recours à une IVG. Dans un couloir, trône d’ailleurs une carte des régions de France. «Le nombre de Françaises a diminué ces vingt dernières années. Jusqu’au début des années 2000, quand la loi de votre pays a changé, on en recevait en moyenne un millier par an, soit un tiers de la patientèle», précise Femke Van Straaten, directrice de la clinique. En 2001, le délai légal de recours à l’IVG dans l’Hexagone est passé de dix à douze semaines. Aujourd’hui, les associations françaises estiment qu’entre 4 000 et 5 000 Françaises sont toujours contraintes de se rendre chaque année à l’étranger pour avorter, principalement aux Pays-Bas, au Royaume-Uni ou en Espagne. Le Conseil national consultatif d’éthique, lui, évoque 2 000 femmes chaque année. D’où la revendication de l’allonger de deux semaines supplémentaires. «Ce chiffre est difficile à estimer avec précision, et il faut prendre en compte le continent noir que représentent les femmes qui ne partent pas, faute d’information ou de moyens, et se voient contraintes d’aller au bout d’une grossesse contre leur gré», alerte Estelle Lépine, conseillère au Planning familial à Paris.
«La clinique est un symbole du combat pour l’IVG dans le pays»
La Beahuis & Bloemenhovekliniek a accueilli ces femmes étrangères dès son ouverture, en 1971, bien avant que l’IVG ne soit légalisé aux Pays-Bas, au début des années 1980 (votée en 1981, la loi dépénalisant l’avortement est entrée en vigueur en 1984). L’établissement militant de Heemstede fut l’un des premiers construits dans le pays pour éviter aux femmes les multiples dangers des circuits clandestins. «Longtemps, le gouvernement a fermé les yeux», explique Femke Van Straaten. En 1976, la Beahuis & Bloemenhovekliniek devint la cible du ministre de la Justice, le chrétien-démocrate Dries Van Agt (futur Premier ministre), qui projetait de la fermer au nom d’un «réveil éthique» contre l’avortement. Des militantes du mouvement féministe Dolle Mina s’y opposèrent en occupant les lieux. «La clinique est un symbole du combat pour l’IVG dans le pays», salue sa directrice. Cette vocation militante se poursuit : il suffit de tendre l’oreille pour appréhender les multiples langues étrangères perceptibles en salle d’attente pour en prendre la mesure. Ici, la trentaine d’employées parlent d’ailleurs anglais, français, ou encore allemand. «Devoir aller à l’étranger est stressant. Ça rend la décision encore plus difficile. Je ne pense pas que j’aurais pu aller dans un endroit où je n’aurais pas pu communiquer ou me faire comprendre. En allant au bloc tout à l’heure, j’avais très peur. Les infirmières ont séché mes larmes, m’ont rassurée en français, avec beaucoup de bienveillance», souffle Sophie (1). A 37 ans, cette Francilienne, déjà mère d’un enfant, a fait le déplacement en voiture, pour mettre un terme à une grossesse de seize semaines, après s’être renseignée auprès du Planning familial. Atteinte d’endométriose, elle est tombée enceinte par accident, alors qu’elle venait de changer de moyen de contraception pour s’adapter à sa maladie. Cette grossesse imprévue, survenue après à peine un an de relation avec son compagnon, a pris le couple de court, alors que son conjoint était en déplacement à l’autre bout du monde, compliquant la prise de décision. «Ça me rend triste, mais j’espère pouvoir reprendre ma vie sereinement», confie Sophie, un œil rivé sur son portable. Dehors, son copain l’attend.
Ce jour-là, parmi la douzaine de patientes présentes, on trouve des Albanaises, des Hongroises, des Allemandes… La veille, une femme avait même fait le déplacement depuis Dubaï. Mais ces derniers mois, les plus nombreuses sont les Polonaises, depuis que Varsovie a interdit en début d’année l’avortement en cas de malformation fœtale. Désormais, seules les interruptions de grossesse en cas de menace pour la vie de la mère ou après un viol sont possibles dans ce pays. «Avant, on ne recevait pas plus d’une cinquantaine de Polonaises chaque année. Ces derniers temps, c’est trois ou quatre par jour. Ce qui frappe le plus, c’est de voir que même quand le fœtus n’est pas viable, elles ne peuvent pas avorter chez elles», se désole Femke Van Straaten.
Cagnottes de solidarité
La loi néerlandaise impose que les femmes attestent avoir respecté un délai de réflexion de cinq jours, en présentant un certificat médical établi dans leur pays. Pour éviter toute dérive marchande, c’est le gouvernement qui fixe les tarifs pratiqués pour les étrangères, selon le degré d’avancement de la grossesse : entre 830 euros à quinze semaines, et jusqu’à 1 065 à vingt-deux semaines, sans compter les frais de déplacement. Ces sommes ne peuvent être remboursées via la carte européenne d’assurance maladie, qui ne couvre que des soins non prévisibles survenus lors d’un séjour à l’étranger. Alors, pour réduire les coûts au maximum, certaines prennent un bus de nuit ralliant Paris à Amsterdam, puis un train jusqu’à la petite gare située à une quinzaine de minutes de marche de la clinique. Certaines antennes du Planning familial ont aussi créé des cagnottes de solidarité, financées par des dons, pour aider les plus en difficulté, ainsi qu’une modeste réduction pour leurs adhérentes. «Je ne suis pas la plus à plaindre : je n’ai pas été violée, je suis bien entourée, soutenue, et j’ai les moyens financiers de payer l’avortement. Mais en mettant bout à bout l’hôtel, le train, la nourriture, ça me coûte plus de 2 000 euros. Je trouve ça complètement anormal de devoir payer, dans tous les sens du terme. De subir une épreuve psychologique qui va me marquer à vie, alors que je suis victime de la situation. Je suis choquée de ne pas pouvoir être accompagnée dans mon pays, alors que j’ai tout fait comme il fallait», s’insurge Diane, qui aimerait poursuivre le fabricant de son stérilet. D’ici là, elle ne cache pas son ressentiment à l’égard du gouvernement français : «On est des centaines dans mon cas. Penser à celles qui sont seules ou en grande difficulté me révolte. Mais peut-être que les décisionnaires ne sont ni les plus intéressés ni les plus concernés par cette question.»
(1) Le prénom a été modifié.
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