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mardi 28 septembre 2021

A quoi ressemblera la médecine en 2031 ?

Propos recueillis par  et   Publié le 27 septembre 2021

A l’occasion des dix ans de notre supplément hebdomadaire « Science & médecine », nous avons demandé à des spécialistes de la médecine de se projeter dans une décennie pour décrire les transformations du secteur.

Un bras de robot humanoïde.

Dix ans, c’est peu de chose à l’échelle du temps nécessaire au développement des médicaments et des recherches en santé. La pandémie a cependant montré que des coups d’accélérateur puissants pouvaient être donnés dans certaines circonstances.

A l’occasion des dix ans du supplément « Science & médecine » du Monde, nous avons demandé à des spécialistes de la médecine de se projeter dans une décennie pour évoquer les transformations à venir. Rendez-vous en 2031 pour mesurer l’écart entre ces prédictions et la réalité.

Médecine personnalisée : « On se retournera sur la façon dont on prescrit les médicaments aujourd’hui et on se dira : “C’était l’âge de pierre” »

Clément Goehrs, médecin en santé publique, cofondateur de Synapse Medicine

« La médecine personnalisée, avec des traitements et un suivi vraiment individualisés en fonction des caractéristiques des patients, va devenir une réalité en routine, pour trois raisons. D’abord, il y a une tendance de fond à la chronicisation des maladies et à la complexification de la médecine. En France, selon les données de l’Assurance-maladie, de 30 % à 40 % des personnes âgées de 75 ans ou plus prennent au moins dix médicaments différents par jour. Ensuite, grâce à l’intelligence artificielle, on a désormais les moyens de générer beaucoup plus de connaissances à l’échelle individuelle, à partir des données des hôpitaux et de la vie réelle. Enfin, les laboratoires pharmaceutiques s’investissent fortement dans ces approches de médecine personnalisée, qui ont commencé dans des domaines comme la cancérologie.

Concrètement, cela va se traduire par une généralisation des outils d’aide à la prescription, et du suivi hors les murs de l’hôpital, grâce au développement de téléconsultations, et d’applications permettant de surveiller et de transmettre en temps réel les paramètres des malades. Ces applications pourront, par exemple, détecter un effet indésirable d’un médicament, une poussée de maladie chronique, une rechute de cancer.

Pour les patients, c’est une bonne nouvelle car ils reprendront ainsi du pouvoir et seront davantage acteurs de leur santé. Les professionnels de santé et notamment les médecins auront, eux, besoin d’aides à la décision. Ils seront de plus en plus des gestionnaires de systèmes, comme les pilotes d’avion.

Reste à savoir qui construira et sera propriétaire des avions. Aux Etats-Unis, les géants du numérique se positionnent comme acteurs de santé. Ainsi, Amazon propose des prestations de livraison de médicaments, de téléconsultations et même de soins à domicile. Apple a créé ses propres cliniques. En France, cette question reste pour l’instant ouverte. »

Neuromédecine : « Les progrès nécessitent évidemment de résoudre cette crise de l’hôpital public »

Professeur Lionel Naccache, neurologue à la Pitié-Salpêtrière et chercheur à l’Institut du cerveau 

« A ce périlleux exercice de neurologie-fiction, j’ose imaginer quatre développements et rappeler un défi urgent. L’irruption d’outils numériques issus de collaborations entre neurologues et spécialistes d’intelligence artificielle permettra d’assister le clinicien face à un patient, dans la collecte, l’organisation et l’analyse contextualisée de données spécifiques multimodalités (sémiologie neurologique, anamnèse, données de santé générales, neuro-imagerie, neurophysiologie, biologie…). Ces assistants numériques prendront tout leur sens entre les mains de neurologues humanistes, réfléchis, capables d’en tirer profit sans se transformer en leurs pâles copies. Diagnostic, pronostic, aide à la prescription et suivi d’un patient pourraient en bénéficier.

La mise en place de “centres d’urgences cerveau” qui réuniraient, au sein d’une même équipe, des compétences actuellement distribuées dans quatre structures distinctes pourrait révolutionner les pratiques. Le patient serait accueilli en un lieu réunissant des neurologues neuro-vasculaires, des neuroréanimateurs, des anesthésistes et réanimateurs, des neurochirurgiens, des neuroradiologues, des neurophysiologistes, des rééducateurs… Sans oublier des psychiatres (exemple des encéphalites à expression psychiatrique). Outre leur intérêt pour les patients, de telles structures constitueraient de précieux lieux de formation et de recherche.

La télémédecine neurologique existe déjà mais sera renforcée, notamment pour les pathologies dont l’évolution est ponctuée par des “crises” dont la temporalité peut se jouer à différentes échelles : crises d’épilepsie, accidents vasculaires cérébraux, migraines, poussées de sclérose en plaques (SEP)…

Les grands défis de la neurologie auront progressé, souhaitons-le fortement, mais dix ans passent si vite : glioblastome, maladie de Charcot, maladie d’Alzheimer, maladie de Creutzfeldt-Jakob, formes sévères de SEP… De nombreuses pistes, parfois fort originales, sont actuellement en cours d’expérimentation.

Je terminerai toutefois cet exercice d’anticipation par un simple chiffre très actuel : environ 30 % des lits d’hospitalisation de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP) sont fermés pour cause de manque de personnel, dont ceux de la neurologie. Faire advenir les hypothétiques progrès évoqués ici nécessite évidemment de résoudre cette crise de l’hôpital public qui a l’outrecuidance de nous signaler dès aujourd’hui sa simple et massive “présence” : ces hôpitaux publics et universitaires où sont traités la majorité des patients, où sont imaginées et développées l’essentiel des innovations neurologiques. »

Médecine fœtale : « On va développer de nouveaux traitements in utero, avant même que le fœtus n’ait juridiquement une existence légale » 

Professeure Alexandra Benachi, chef du service de gynécologie-obstétrique à l’hôpital Antoine-Béclère de Clamart (Hauts-de-Seine)

« La loi de bioéthique parue cet été a, dans son article 25, donné naissance de façon officielle à la médecine fœtale, qui s’entend sur des pratiques médicales, biologiques et d’imagerie, ayant pour but le diagnostic et l’évaluation pronostique, ainsi que le traitement d’une affection susceptible d’avoir un impact sur le devenir du fœtus ou de l’enfant à naître.

Il s’agit d’une spécialité jeune puisque les premières images et analyses du fœtus datent des années 1970, mais dont les avancées récentes permettent d’envisager un développement rapide et de nouveaux traitements in utero de certaines pathologies génétiques ou malformations, avant même que le fœtus n’ait juridiquement acquis une existence légale.

Les progrès de la génétique, avec la possibilité de séquencer le génome, de l’imagerie ultrasonore et IRM, ainsi que l’irruption de l’intelligence artificielle appliquée à l’imagerie comme aide au diagnostic, devraient permettre dans les dix ans qui viennent autant de révolutions technologiques qu’ont pu être la réalisation d’une amniocentèse dans les années 1970 ou la réalisation de gestes échoguidés à la fin des années 1980.

Cependant, le développement du fœtus et les mécanismes physiologiques de la grossesse et de l’accouchement comportent encore de nombreux mystères que nous sommes loin d’avoir élucidés. Les gestes in utero sont source d’accouchements prématurés et les résultats des tests génétiques de plus en plus complexes peuvent conduire à des interruptions médicales de grossesse en raison des incertitudes inhérentes à leur interprétation.

Le défi des années qui viennent va être de continuer de développer de nouvelles techniques, les moins invasives possible, tout en s’assurant de leur bénéfice pour l’enfant, y compris à long terme et en demeurant dans un cadre éthique indispensable qui pourrait lui-même être amené à se modifier sous l’influence conjointe des évolutions de la société et des progrès scientifiques. »

Psychiatrie : « On vous proposera en visio la mise en route d’un programme pharmacogénétique et une psychothérapie potentialisée par ecstasy »

David Gourion, psychiatre, Paris

« En 2030, le big data, la surspécialisation, la télémédecine, le manque de psychiatres et de lits et l’explosion de la demande auront totalement transformé le visage de la discipline. Elle convergera avec les neurosciences et les sciences humaines, et intégrera les progrès de la neuro-imagerie, de la pharmacogénétique, de l’électroencéphalographie et de la neuromodulation.

Septembre 2034. Rentrée difficile et idées noires. Vous voudriez voir un psychiatre, mais les consultations ne sont plus disponibles en accès direct : il faut maintenant passer par une application. Dubitatif, vous vous connectez sur “Ameli : portail neurosciences” et après quelques clics, une voix s’élève : “Bonjour, je suis votre chatbot santé. Comment vous sentez-vous aujourd’hui ?” Après un dialogue avec l’intelligence artificielle, une jeune femme apparaît à l’écran : vous voilà en visioconsultation avec un assistant d’évaluation clinique (AEC). Vous souffrez d’un état de détresse émotionnelle avec “psychotrauma” et “indices de bipolarité” : il faut évaluer différents marqueurs biologiques. Un technicien viendra demain à votre domicile pour la pose de différents dispositifs : EEG quantifié, neurofeed-back, IRM portable, etc. Il vous montrera aussi comment vous connecter à “Ciel mon psy !”, un chat pour dialoguer à tout moment.

Trois semaines plus tard, votre état s’est dégradé, mais votre AEC vous l’affirme : c’est juste une hyper-réactivité mésolimbique ! Mais au fait, ça veut dire quoi ? Un staff pluridisciplinaire médico-psychologique supervisé par un neurophilosophe est organisé en visio.

On vous propose maintenant la mise en route d’un programme pharmacogénétique et une psychothérapie potentialisée par ecstasy. Vous faites, au cours des séances, la rencontre d’une psychiatre réelle et empathique : vous vous sentez déjà mieux… »

Oncologie : « La chimiothérapie sera guidée par des missiles à tête chercheuse : des anticorps antitumeurs, couplés aux molécules thérapeutiques »

Professeure Laurence Zitvogel, institut Gustave Roussy (Villejuif)

« A partir d’examens peu ou pas invasifs, le diagnostic reposera sur les données combinées de l’imagerie, de la génétique, du métabolisme, de l’immunité et du microbiote du patient, pour un pronostic plus précis. Le parcours de soins suivra un protocole normalisé par l’Assurance-maladie, censé améliorer l’accès aux soins pour tous.

Les traitements dépendront, plus encore qu’aujourd’hui, du profil de mutations de chaque patient. Selon les aberrations moléculaires détectées, une thérapie sur mesure ciblant ces défauts sera proposée (à l’aide, par exemple, d’un inhibiteur de tyrosine kinase).

La chimiothérapie classique – souvent en première ligne des traitements actuels – deviendra une thérapie par défaut. On pourra utiliser des chimiothérapies “immunogènes” qui, en tuant les cellules cancéreuses, activeront l’immunité antitumeur. De plus, la chimiothérapie sera guidée vers ses cibles cancéreuses par des missiles à tête chercheuse : des anticorps antitumeurs, couplés aux molécules thérapeutiques (taxanes, anthracyclines…). Ces mêmes anticorps pourront aussi guider la radiothérapie.

L’immunothérapie, pour sa part, sera de plus en plus précoce, elle pourra même être proposée avant la chirurgie, même en l’absence de métastases. Le choix de faire une immunothérapie dépendra du profil de mutations du patient, du nombre de lymphocytes infiltrant la tumeur, de la qualité du microbiote intestinal… Les anticorps antitumeurs, toujours eux, pourront être couplés à des lymphocytes tueurs pour les forcer à faire un “baiser de la mort” aux cellules cancéreuses. Aujourd’hui indiquée dans les leucémies et les lymphomes, cette thérapie cellulaire devrait être étendue à certaines tumeurs solides.

La chirurgie, qui restera le traitement de première intention pour les tumeurs localisées, bénéficiera d’une assistance robotique pour les localisations les plus délicates (cerveau, prostate…).

Grâce à l’essor de la téléconsultation, le malade ne sera plus systématiquement suivi à l’hôpital ; des applications mobiles l’aideront à gérer les effets indésirables de ses traitements. Enfin, une attention accrue sera portée à la prévention par l’amélioration des modes de vie chez les patients à risque (antécédents familiaux, tabagisme, abus d’alcool, obésité…). »

Prévention : « On pourra éviter 10 000 morts subites par an en France grâce à un dépistage à grande échelle »

Xavier Jouven, cardiologue et épidémiologiste, directeur du centre d’expertise sur la mort subite, à Paris

« Aujourd’hui, il y a plus de 40 000 morts subites par an en France. Depuis des décennies, nous avons beaucoup misé sur la prise en charge immédiate : gestes qui sauvent, défibrillateurs dans les lieux publics… Mais, dans 40 % des cas, la victime ne pourra de toute façon pas être réanimée car elle est seule, ou à son domicile, non équipé d’un défibrillateur.

Le plus efficace est donc la prévention, mais, jusqu’ici, l’identification des personnes à risque, par des modèles de prédiction classiques comportant une quarantaine de variables, n’a guère progressé.

Grâce à l’intelligence artificielle et au machine learning, nous avons récemment identifié, parmi 10 000 variables, celles qui permettent de prédire avec une fiabilité de 90 % la probabilité pour un individu donné de mourir dans l’année de mort subite. Pour chacun, il est donc possible de sélectionner les plus importants, et de travailler sur les facteurs de risque modifiables qui lui sont propres.

En termes de raisonnement médical, c’est une révolution. La démarche habituelle du médecin est de diagnostiquer une maladie à partir de symptômes, puis d’évaluer le risque de complications. L’enjeu est d’inverser complètement ce schéma, et de prévenir les complications avant même d’avoir un diagnostic précis.

A terme, on peut imaginer un dépistage à grande échelle des risques d’accidents vasculaires, à partir des bases de données de l’Assurance-maladie. Les personnes classées comme à risque seraient contactées pour passer un bilan cardio-vasculaire complet, puis définir la prévention la plus adaptée à leur cas. »

Accès aux soins : « Avec l’augmentation du numerus clausus, nous pourrons compter sur plus de médecins généralistes »

Olivier Saint-Lary, professeur de médecine générale, président du Collège national des généralistes enseignants

« Parmi les principales fonctions inhérentes à la médecine générale, la garantie d’un accès aux soins à l’ensemble de la population sera améliorée en 2031. Cette mission essentielle, qui constitue un remède aux inégalités sociales en santé et un moteur d’efficacité du système sanitaire, est aujourd’hui au centre de nos préoccupations.

Dans dix ans, avec l’augmentation du numerus clausus, nous pourrons compter sur une croissance du nombre de médecins généralistes. Leur répartition sur le territoire aura progressé grâce à la mise en place de mesures appropriées. Espérons que nos dirigeants auront eu la sagesse de ne pas céder aux sirènes de la coercition, inefficace dans les expériences étrangères. Espérons qu’ils auront privilégié l’accompagnement des étudiants, en consolidant leurs apprentissages et en permettant aux futurs médecins généralistes de bénéficier, à l’instar des autres spécialités, d’une dernière année d’études professionnalisante, permettant la rencontre avec les territoires et la construction de projets de vie et d’installation professionnelle.

Parallèlement à l’offre de soins, le contenu des consultations va évoluer. Le développement du numérique continuera d’ouvrir de nouvelles perspectives. La France se dotera d’un outil sécurisé d’observation, de connaissance et de recherche sur les pratiques en médecine générale. Le déploiement du dossier médical partagé sera, espérons-le, enfin généralisé. Il permettra une meilleure qualité et sécurité des soins aux personnes et facilitera les prises en charge pluriprofessionnelles.

Enfin, dans dix ans, la recherche se sera développée en dehors des murs de l’hôpital. Elle permettra la mise en place d’études au plus près des préoccupations des populations, directement par les médecins traitants. »

Santé publique : « Si l’on ne fait rien contre l’alcool, le tabac, l’obésité et la sédentarité, nos systèmes de santé ne résisteront pas à l’explosion actuelle de maladies chroniques »

Devi Sridhar, professeur de santé publique, université d’Edimbourg

« Ce que j’attends de la prochaine décennie, c’est un tournant social de la médecine. Plutôt que de s’intéresser essentiellement à la façon de soigner les gens, il faut s’attacher d’abord à les maintenir en bonne santé.

Cela passe par une meilleure alimentation, la construction de villes où l’on puisse marcher, où l’on puisse respirer un air moins pollué, où les enfants, mais aussi les adultes, puissent faire du sport. Ces questions ont toujours été négligées. Mais la pandémie de Covid-19, avec tous ses drames, va peut-être pouvoir nous servir.

Tout le monde a pu constater que l’obésité et les maladies chroniques étaient de terribles facteurs de comorbidités, y compris chez les enfants, ou, dit autrement, à quel point notre société occidentale était en mauvaise santé. On a pu voir que d’autres faisaient beaucoup mieux. Or ces maladies chroniques ont quatre causes principales : l’alcool, le tabac, l’alimentation, la sédentarité. Si l’on veut éviter de voir, dans l’avenir, nos systèmes de santé subir de nouveau de telles pressions, c’est en amont, sur ces quatre causes, qu’il faut impérativement agir.

Tout cela, on le savait. Mais le Covid-19 a braqué les projecteurs dessus. Et je pense que, cette fois, les gouvernements l’ont compris. Si l’on veut voir le bon côté des choses, cette crise a permis le développement des vaccins à ARN messager, qui promettent d’avoir de nombreuses autres applications en médecine.

Mais elle nous a surtout mis face à notre propre vulnérabilité. Si l’on ne fait rien, la prochaine pandémie nous frappera de nouveau violemment. Et, plus largement, nos systèmes de santé ne résisteront pas à l’explosion actuelle de maladies chroniques. Les laboratoires pharmaceutiques vont continuer à proposer des médicaments, bien sûr. Mais la seule véritable solution consiste à maintenir la population en bonne santé aussi longtemps que possible. Je veux croire que ce changement est à portée de main. »


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