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lundi 27 septembre 2021

Parentologie : faut-il (vraiment) préparer ses enfants aux jobs du futur ?


 



Publié le 26 septembre 2021

CHRONIQUE

Booster le futur CV de son enfant en l’inscrivant à des ateliers lui permettant de développer sa créativité, ses capacités de communication ou son autonomie ? Mais laissons donc le monde de l’enfance à l’écart de la pensée managériale !

Le job du parent (c’est du moins ce qu’il croit) est de préparer au mieux son enfant à l’avenir, soit une façon d’en maîtriser préventivement les incertitudes.

Avant, même s’il n’était pas simple, ce job paraissait répondre à un cahier des charges relativement bordé : tel un Tupperware dans lequel on tenterait de faire entrer un trop-plein de mou de veau, l’enfant était ce réceptacle que l’on bourrait de connaissances avec l’espoir qu’il intègre de prestigieuses institutions, de type Polytechnique, Essec ou Normal Sup’. Que son seul ami fût un phasme neurasthénique n’était finalement pas si grave, dans la mesure où votre descendant était capable de résoudre une équation différentielle du troisième ordre et de vous citer par cœur toutes les dates clés de la Révolution française.

85 % des emplois de 2030 n’existent pas encore

Si l’acharnement à transformer les enfants en pur-sang de la réussite scolaire ne s’est pas véritablement démenti, les parents ont désormais un nouveau cheval de bataille : les « soft skills ». Quézako ? Il est vrai que si vous ne travaillez pas dans une entreprise où l’on cultive votre intelligence émotionnelle à coups de séances de jardinage, vous ne savez peut-être pas de quoi il s’agit. Les « soft skills » sont ces compétences comportementales qui intègrent aussi bien les capacités de communication que l’intuition, la créativité ou l’autonomie.

Bref, un vaste fourre-tout auquel les recruteurs ne s’intéressaient pas vraiment jusqu’à il y a peu, concentrés qu’ils étaient sur les « hard skills », ces savoirs en béton armé clignotant en lettres d’or sur les CV (chinois lu, écrit, parlé/maîtrise du langage de programmation Python/MBA en management de projet).

La nouvelle attention portée aux « soft skills » procède d’un constat qui se voudrait sans appel (appelez ça une idéologie, si vous voulez) : dans un horizon plus ou moins proche, la technologie, au travers de l’intelligence artificielle, de la robotique ou de la réalité virtuelle, va rendre un nombre incalculable de jobs inutiles.

Selon une étude qui n’est pas la plus pessimiste, publiée par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) en 2019, l’automatisation devrait faire disparaître 14 % des emplois d’ici à vingt ans et en transformer 32,8 %. D’où cette autre statistique étonnante, émanant d’un rapport publié en 2017 par Dell et l’Institut pour le futur, un think tank californien : 85 % des emplois de 2030 n’existent pas encore.

Antidote à la mécanisation

Comment mettre alors toutes les chances de votre côté pour que votre enfant puisse devenir pizzaïolo sur imprimante 3D si cette profession d’avenir est encore dans les limbes ? Réponse : les « soft skills ». En servant à désigner sous un vocable commun ce qu’il y a en nous de relationnel, d’humain, de créatif, bref notre « plus-value », ces savoirs doux figurent cet antidote fantasmatique à la mécanisation du monde, un mot magique qui ferait de tout un chacun une terre arable susceptible de s’adapter à n’importe quel type de bouleversement.

« Les technologies évoluant sans cesse, il faut sans cesse se remettre en question et acquérir de nouveaux savoirs. Au-delà de la formation initiale et des expériences professionnelles mentionnées sur un CV, la personnalité du candidat et ses compétences comportementales (capacité à travailler en groupe, résistance au stress…) entrent en ligne de compte. Les esprits curieux ont tout l’avenir devant eux », professe le site de Pôle emploi.

Si tout se passe bien, ils repartiront du stage avec « un plat cuisiné » et « une confiance en soi renforcée »

Il n’a donc pas fallu longtemps pour que cette obsession née dans le monde de l’entreprise infecte la sphère de l’éducation. « Après avoir fini les maths, ça serait bien que tu bosses tes “soft skills”, mon lapin ! », pourrait bientôt devenir une phrase mantra emblématique de la bonne parentalité. Pour répondre à cette nouvelle demande du parent (ou la susciter), diverses formations, souvent payantes, ont vu le jour.

Le site Competencesdu21emesiecle.com propose par exemple un stage enfant « cuisine et soft skills », destiné aux 6-11 ans. « Les “soft skills” sont à la mode dans le monde de l’entreprise et de la formation professionnelle. Et ces nombreuses compétences comportementales sont également considérées comme indispensables à une vie personnelle épanouie. Le système éducatif songe malheureusement encore trop peu à cultiver ces qualités dès l’enfance », peut-on lire sur l’argumentaire du site.

A travers des ateliers tels que « Développe ta curiosité avec le chocolat ! », « Gagne en autonomie avec les céréales ! », « Booste ta créativité avec les fruits et légumes ! », les enfants sont censés, tout en réalisant une recette, et sous la supervision d’un coach en nutrition, acquérir ces « compétences personnelles et sociales qui leur seront indispensables dans le monde de demain ». Si tout se passe bien, ils repartiront du stage avec « un plat cuisiné » et « une confiance en soi renforcée ».

On se pince

On ne dit pas que tout cela ne peut pas générer quelques effets positifs, mais on se pince néanmoins en découvrant, sur le site Brainy-club, autre centre de formation aux « soft skills », qu’un des objectifs affichés de ces formations est d’apprendre aux enfants « à être créatifs ». Ah bon, les enfants ne sont pas naturellement créatifs ? Ne passent-ils pas le plus clair de leur temps à inventer (des relations, des situations, des mondes) lorsqu’ils jouent ?

Derrière cet engouement se profile une préoccupante intrusion de la pensée managériale dans le monde de l’enfance. Une façon d’envisager les plus jeunes à l’aune de leur employabilité future. Car la créativité ici portée au pinacle n’est pas une créativité pour elle-même, mais une créativité instrumentale, visant à participer de manière optimale au fonctionnement du système.

Je suis peut-être en train d’hypothéquer son adaptabilité au monde futur

Cette nouvelle marotte risque, par ailleurs, d’alourdir la charge mentale du parent. Si ma femme est assez douée pour transmettre naturellement des habiletés comportementales à nos enfants, ce n’est pas franchement mon cas. Ayant déjà du mal avec les « hard skills » (oui, ce passé composé dont j’ai oublié les subtilités), je m’aperçois que je ne suis pas très bon non plus lorsqu’il s’agit de stimuler les « soft skills » de ma progéniture. Et ce, malgré toute ma bonne volonté.

Récemment, nous avons fait avec mes deux fils un « atelier fabrication d’épée », un truc qui aurait pu permettre de renforcer, chez eux, la confiance en soi, l’esprit d’initiative, l’autonomie. L’idée était de mettre à profit une vieille planche dont je ne savais que faire et la scie sauteuse que mon voisin du 2e m’avait prêtée pour quelques jours.

Après avoir effectué la découpe (sans blesser personne), nous passons à la phase décoration. Parce qu’il a le bras droit en écharpe à la suite d’une chute en skate, mon fils aîné agite alors maladroitement de la main gauche une bombe de peinture argentée au-dessus de l’épée et, plutôt que de répandre uniformément la couleur, fait des gros pâtés tout au long de la lame. Là, on n’est plus vraiment à Tolède, cette terre d’armuriers précautionneux.

« Rôôôôôô, laisse-moi faire… », dis-je un peu bêtement en prenant sa place, sans comprendre que je suis peut-être en train d’hypothéquer son adaptabilité au monde futur, de ratiboiser son esprit d’initiative, de laminer sa confiance en lui. Moralité : c’est moi qui aurais peut-être besoin de remettre à niveau mes « soft skills ».


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