Par Denis Cosnard Publié le 1er octobre 2021
Pour sortir de la situation intenable dans le Nord-Est de la capitale, la Mairie envisage l’ouverture de lieux d’accueil pour les consommateurs. Face aux résistances, elle privilégie des sites existants ou en milieu hospitalier.
Le mot d’ordre est clair : « Non au crack », « Non aux salles de consommation ou de repos en zone habitée ». Samedi 2 octobre, près de vingt associations de riverains qui, dans différents quartiers de Paris, redoutent l’ouverture de lieux pour les toxicomanes en bas de chez eux organisent une première manifestation commune, place de Stalingrad (19e arrondissement), épicentre historique du trafic de crack dans la capitale. Elles espèrent réunir 600 à 1 000 personnes.
« On ne s’oppose pas aux salles, mais il ne faut pas en ouvrir à côté des écoles, des logements, ni des commerces », plaide Delphine Martin, présidente d’une association du 10e arrondissement. Rudolph Granier est plus brutal : « Les salles de shoot ne sont pas une solution, assène cet élu (Les Républicains, LR) de Paris qui compte bien manifester samedi. On ne soigne pas les gens en les aidant à se droguer. »
Créer un réseau de lieux pour les consommateurs de crack, les sortir de la rue puis peut-être de la dépendance en les accueillant dans une dizaine de petites structures dispersées dans la capitale. Après trente ans d’impuissance publique, un schéma commence à émerger pour résoudre la question du crack à Paris. Depuis quelques semaines, les spécialistes, les associations médico-sociales, la Mairie de Paris et l’Etat sont à peu près sur la même ligne.
Le projet va-t-il pour autant se concrétiser ? Rien de sûr, tant l’ouverture de lieux pour les toxicomanes rencontre de résistances. A commencer par l’hostilité de certains voisins, relayée par une partie de la droite.
Tarir la source
Consciente de la difficulté, la Mairie de Paris vient de revoir son plan. Plutôt que de créer de nouvelles salles ici ou là et de se heurter aux riverains, « nous privilégions dans l’immédiat l’utilisation d’espaces en milieu hospitalier, ainsi que des structures qui accueillent déjà des toxicomanes, et peuvent être adaptées »,explique Emmanuel Grégoire, le premier adjoint d’Anne Hidalgo. Le ministère de la santé doit proposer sous peu des lieux ad hoc. Les autres salles viendront après.
A Paris, le problème du crack est lancinant. Ces galettes, composées de cocaïne pour une grosse moitié, d’un antalgique (la phénacétine) et d’un antiparasitaire (le lévamisole) pour le reste, sont apparues en France dans les années 1980. Depuis, un petit marché s’est enraciné dans le nord-est de la capitale, et un peu en Seine-Saint-Denis.
« Les transactions se déroulent majoritairement dans les espaces publics (rues, parcs, stations de métro, gares) ou dans des squats ou les bidonvilles, où cohabitent les trafiquants et certains usagers, du fait d’une dépendance très forte au produit engendrant le besoin de consommer et de reconsommer sur place », selon le tableau peint par l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) en janvier.
Pareils regroupements de dealeurs et de toxicomanes errants, parfois violents, ne sont évidemment pas du goût des habitants. Quand la tension devient intenable, la police déplace le « marché au crack » un peu plus loin. De la porte de La Chapelle à la place de Stalingrad. De Stalingrad aux jardins d’Eole. D’Eole aux alentours. Et, le 24 septembre, de la rue Riquet (19e) au square de La Porte-de-La Villette, à la lisière de Pantin et d’Aubervilliers.
Que faire ? Le premier objectif des pouvoirs publics est de tarir la source. Le préfet de police, Didier Lallement, affirme mener une action « très soutenue » contre le trafic. « Cette année, vingt affaires de passeurs ont été réalisées », s’est-il félicité, le 21 septembre.
« Les trafiquants pas assez sous pression »
Depuis janvier, huit « cuisines » de crack alimentant les réseaux du Nord-Est parisien ont été démantelées, et le nombre de consommateurs interpellés a fortement crû. Cette activité reste cependant insuffisante, juge-t-on à l’Hôtel de ville. « Chaque jour, il y a davantage de crack à Paris, affirme un conseiller d’Anne Hidalgo. Les trafiquants ne sont pas assez sous pression. Il faut que la police obtienne plus de moyens et modifie sans doute sa doctrine, pour mieux combattre les microréseaux, très peu hiérarchisés, qui tiennent le marché. »
Aider les toxicomanes à s’extirper de la misère et de la dépendance constitue le deuxième pilier de l’action publique. Globalement, le plan « crack » de l’Etat et de la Mairie, doté de 9 millions d’euros sur trois ans (2019-2021), n’a pas été le succès escompté. Le problème paraît plus massif, plus visible qu’il y a trois ans. Tout n’a pas échoué pour autant, nuancent les professionnels des addictions.
« Nous accompagnons 400 consommateurs de crack dans le cadre d’un dispositif qui a pris beaucoup d’ampleur avec le confinement,témoigne Florian Guyot, le directeur général de l’association Aurore. Nous leur proposons un hébergement dans des hôtels. Nous aidons ces personnes, souvent en grande précarité, à tenir leur chambre, à prendre soin d’elles, à commencer des démarches sociales. Puis, si elles le souhaitent, à inhaler moins de crack. C’est long, mais ça marche. Les deux tiers nous demandent de les accompagner dans une démarche de soins. Et la moitié réduit sa consommation. »
Les responsables des associations comme Aurore, Gaïa, Médecins du monde ou SOS en sont convaincus : les hospitalisations d’office, les injonctions de soins défendues par certains élus ne servent à rien. La volonté des personnes concernées est décisive. La bonne méthode, affirment les professionnels, consiste à multiplier les lieux d’accueil des toxicomanes. Et à accepter souvent qu’ils y consomment du crack, plutôt que de le faire dans la rue, les toilettes publiques ou les cages d’escalier.
Les riverains montent au créneau
Longtemps, le gouvernement a été partagé sur le sujet. Le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, se montrait très hostile à l’ouverture de salles de consommation à moindre risque, les fameuses « salles de shoot » dénoncées par la droite. Son collègue de la santé, Olivier Véran, a finalement obtenu gain de cause. A la mi-septembre, le premier ministre, Jean Castex, a approuvé le projet d’Anne Hidalgo de créer plusieurs lieux dans Paris et à ses alentours, afin de ne pas concentrer tous les consommateurs en un même point. Pour ne pas effrayer les habitants, le gouvernement veut renommer ces salles « haltes soins addiction » ou, encore plus neutre, « HSA ».
Les salles d’usage supervisé sont un dispositif « que je soutiens ardemment », a affirmé Olivier Véran, au nom du gouvernement, le 23 septembre. Ajoutant : « Une évaluation de l’Inserm a démontré la qualité de leur fonctionnement et leur intérêt pour la santé et la tranquillité publiques. » Moins de seringues sur les trottoirs, moins d’overdoses : ces lieux sont « utiles et efficaces », estiment aussi les députés Caroline Janvier (La République en marche, Loiret) et Stéphane Viry (Les Républicains, Vosges), qui viennent de boucler une mission sur le sujet.
A Paris, il existe déjà une salle de ce type, adossée à l’hôpital Lariboisière (10e). Où en créer d’autres ? C’est toute la difficulté. Début septembre, la Mairie de Paris a sélectionné quatre nouveaux lieux. Ils s’ajouteraient aux huit centres d’accueil et d’accompagnement qui existent dans le 18e arrondissement et verraient leurs horaires élargis, afin que les accros au crack puissent s’y rendre aussi la nuit. Mais ces pistes à peine connues, les riverains ont réagi au quart de tour.
L’exemple le plus frappant est celui de la rue Pelleport (20e). Sur le papier, ce site semblait le plus à même de franchir les obstacles. Le projet consistait à ouvrir un accueil pour 20 à 25 personnes, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, avec des groupes de parole, un soutien psychologique, des soins. Il avait été peaufiné avec les associations Gaïa et Aurore. Le lieu, une ancienne école, « avait été validé par la mairie et la préfecture », précise Eric Pliez, le maire du 20e, lui-même ancien directeur général d’Aurore, donc spécialiste de ce genre de dossiers. Mais lorsque les habitants ont découvert que des toxicomanes allaient fréquenter leur quartier, juste à côté d’une crèche et d’une autre école, ils sont montés au créneau, craignant que tous les « zombies » de Stalingrad ou d’Eole ne déboulent chez eux. Deux manifestations plus tard, le projet était enterré par l’Etat et l’Hôtel de ville.
« Mener une concertation »
Dans un café à côté de sa mairie, Eric Pliez tourne lentement la cuillère dans sa tasse et s’interroge : qu’est-ce qui a dérapé ? « Je n’ai pas été assez vigilant à l’anxiété qui pouvait naître chez les parents, reconnaît-il. Ils étaient submergés par l’angoisse, et il n’y a pas eu de dialogue possible. » Sans doute aussi s’est-il montré trop flou sur l’activité de la salle, évoquant un lieu de soin et de repos, tout en admettant que les crackeurs pourraient aussi, peut-être, y consommer. L’expérience l’a vacciné : « Dans le 20e, on ne cherche plus aucun lieu. Si la Mairie en suggère un, on prendra le temps d’analyser la proposition et de mener une concertation. »
Pelleport oublié, les regards se sont tournés vers le 19e, et surtout les Grands Boulevards, où deux sites sont envisagés : l’ex-station de métro Saint-Martin et d’anciennes toilettes souterraines, boulevard de Bonne-Nouvelle. Là encore, si certains habitants approuvent, d’autres sont vent debout. « Est-ce que ce seront des salles de repos, ou les gens pourront se droguer sur place ?, s’interroge Nicolas Levesque, boucher au marché Saint-Martin. On a peur que les salles amènent autour de chez nous la vermine d’Eole ou de Stalingrad. On préfère dire non tout de suite. » Lamine Doumi, propriétaire d’un grand parking rue René-Boulanger, s’alarme lui aussi : « Multiplier les lieux pour disperser les toxicomanes, c’est une bonne idée. Mais je ne comprends pas qu’on en crée devant un théâtre, à côté d’un hôtel, de restaurants. Les clients vont fuir. »
Interpellée en conseil d’arrondissement, mardi, la maire du 10e, Alexandra Cordebard, a calmé le jeu : « Nous avons déjà une salle de consommation dans l’arrondissement, il n’y en aura pas de deuxième. L’idée est d’ouvrir un lieu différent, d’accueil et de repos. » Ce lieu ne verra le jour qu’en même temps que d’autres, a-t-elle promis. « Donc on a le temps d’en parler », assure-t-elle. Avec l’espoir de tordre le cou aux fausses rumeurs angoissantes, pour pouvoir enfin mettre en place un plan efficace contre le crack.
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