Publié le1er octobre 2021
TRIBUNE
Pékin cherche à empêcher les adolescents de construire une « pensée collaborative » pouvant les amener à réinventer le monde, analyse le psychiatre dans une tribune au « Monde ». Au risque d’affecter les capacités créatives du pays.
Les collégiens et les lycéens chinois se souviendront de ce mois de septembre comme de celui où le gouvernement de leur pays a interdit aux moins de 18 ans de jouer plus de trois heures par semaine aux jeux vidéo en ligne.
Et encore, il ne s’agit pas de trois heures au choix, mais de trois heures fixées autoritairement au vendredi, samedi et dimanche, à raison d’une heure chacune de ces journées, entre 20 heures et 21 heures. Une exception est faite pour les congés scolaires où il y aurait possibilité de jouer une heure par jour dans la même tranche horaire.
Au moment où de nombreux parents et pédagogues dénoncent le temps bien souvent excessif passé par les nouvelles générations sur les outils numériques, et l’emprise des algorithmes destinés à les y retenir toujours plus longtemps, cette décision peut paraître sage. Elle nécessite évidemment des formes de contrôle que seule une dictature peut mettre en place mais, à un moment où des alarmes de plus en plus nombreuses alertent sur l’abus des outils numériques par les jeunes, certains risquent de se dire que la Chine ose faire aujourd’hui ce que des parents et des pédagogues reprocheront demain aux gouvernements occidentaux de ne pas avoir fait.
Mais pour comprendre l’enjeu réel de la décision du gouvernement chinois, il convient d’accorder attention à deux précisions importantes : cette mesure ne concerne ni les jeux vidéo hors ligne ni les réseaux sociaux, bien que le risque d’y développer des pratiques problématiques y existe aussi, même s’il est moins important.
L’adolescent innove
Que sont alors ces jeux concernés par la décision chinoise ? Ils permettent à un grand nombre de personnes d’interagir simultanément dans un monde virtuel persistant par l’intermédiaire d’avatars. Il en résulte une très forte implication des joueurs, avec le risque de donner aux événements qui s’y déroulent plus d’importance qu’à la vie quotidienne, mais aussi le développement de liens forts pouvant aboutir à la création de communautés.
Les joueurs s’y affrontent, bien entendu, mais ils y construisent aussi des stratégies communes, et, parfois, il leur arrive de parler d’autre chose. De leur vie privée, voire de la société. Et voilà bien ce qui inquiète le gouvernement chinois.
Des recherches en neurosciences ont en effet montré que l’adolescence est une période bien particulière du point de vue des compétences cérébrales. D’un côté, à partir de la puberté, l’enfant éprouve l’ensemble du registre émotionnel des adultes, et il a en grande partie acquis les modes de raisonnement qui sont les leurs. Mais en même temps, l’adolescent n’a pas ou très peu le contrôle de ses impulsions, et en tout cas, il a ce qu’on appelle une « hypersensibilité socio-émotionnelle », ce qui l’amène notamment à suivre l’avis de son groupe de pairs plutôt que celui des adultes, et d’y adhérer sans recul.
Cette maturation du cerveau en deux temps, qui pourrait apparaître comme une astuce du diable pour empoisonner le projet éducatif des parents, est en réalité une formidable opportunité du point de vue de l’innovation sociale et technologique.
Il en résulte en effet une période de quelques années qui est celle de toutes les folies, mais aussi des créations les plus inattendues. Les adultes savent comment faire les choses, mais les adolescents ne les écoutent pas, font à leur manière, et parfois innovent. Nous nous étonnons aujourd’hui de découvrir que les innovations numériques et la lutte contre le réchauffement climatique sont portées par des personnalités incroyablement jeunes. Mais il en a très souvent été ainsi. Et n’oublions pas que la plupart des révolutions ont commencé par des révoltes étudiantes !
L’illusion d’une totale liberté
Et voilà bien justement ce qui fait peur au gouvernement chinois. Une heure par jour, c’est le temps suffisant pour des joueurs de jeux en réseau pour combattre des ennemis, seuls ou avec des camarades, sur des espaces dédiés. Mais ce n’est pas suffisant pour avoir envie de parler de la vie, de l’avenir, et des possibles.
Réduire à une heure par jour la durée des parties de jeu en réseau, c’est un peu comme réduire une partie de football ou de basket à une heure, mais sans la possibilité de se retrouver dans les vestiaires pour parler de la vie comme elle va.
On comprend alors que le gouvernement n’ait pas interdit les réseaux sociaux non plus. Ils sont en effet conçus de telle façon que l’ensemble des échanges possibles y sont sévèrement codifiés et qu’il est possible en outre de connaître précisément ce que chacun y fait et y dit. Tout comme ceux de Facebook, les algorithmes des réseaux sociaux développés en Chine sont conçus de façon à rendre impossible la construction d’une pensée collaborative. Tout est fait pour que chaque utilisateur ait l’illusion d’une totale liberté de création et de pensée, comme sur TikTok, alors que les algorithmes le ramènent constamment aux modèles que les concepteurs du système ont décidé de lui faire adopter.
Avec cette mesure, le gouvernement chinois indique clairement ce qui lui fait peur : le désir et la capacité de la jeunesse de rêver le monde de demain autrement que le monde d’aujourd’hui. Mais Pékin fait un pari risqué : peut-on châtrer la jeunesse de son désir de repenser le monde entre pairs sans affecter durablement ses capacités créatives ? L’avenir le dira.
Serge Tisseron est psychiatre, docteur en psychologie, membre de l’Académie des technologies et du Conseil national du numérique, coresponsable du DU de cyberpsychologie (Université de Paris). Dernier ouvrage : « L’Emprise insidieuse des machines parlantes. Plus jamais seuls » (Les Liens qui libèrent, 2020).
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