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lundi 27 septembre 2021

« L’Eglise a été façonnée à la fois par une forte présence de prêtres homosexuels et par un discours très hétéronormatif »


 



Propos recueillis par   Publié le 26 septembre 2021

« En sacralisant le prêtre, l’Eglise en a fait un être à part, dégenré et désexualisé », relève Josselin Tricou. Dans son livre « Des soutanes et des hommes », le sociologue analyse la masculinité atypique de ceux que l’Eglise catholique place au sommet de sa hiérarchie.

Entretien. Célibat perçu comme toxique, violences sexuelles tues par l’Eglise, condamnation de l’homosexualité, refus d’ordonner des femmes… Depuis plusieurs décennies, de nombreuses raisons sont avancées pour remettre en question la figure du prêtre, qui ne semble pas être un homme comme les autres.

Maître-assistant en sociologie des religions à l’université de Lausanne (Suisse), docteur en science politique et études de genre, Josselin Tricou est l’auteur du livre Des soutanes et des hommes. Enquête sur la masculinité des prêtres catholiques (PUF, 472 pages, 23 euros). Il analyse cette construction d’une masculinité atypique du clergé par l’Eglise et ses conséquences, tant d’un point de vue historique et sociologique que politique.

Comment le projet de votre thèse sur la masculinité des prêtres dans l’Eglise catholique, qui vient d’être publiée, est-il né ?

Comme acteur engagé, j’ai vu monter en puissance au sein du catholicisme, dès avant 2012 et les grandes mobilisations contre le « mariage pour tous », des crispations autour des questions de genre, particulièrement chez les prêtres catholiques.

Comme sociologue, une énigme m’intriguait : le fait que l’Eglise catholique ait mis en place un système de genre décalé par rapport à celui des sociétés qui l’englobent. En effet, ce système ne comporte pas deux mais trois genres : l’homme laïc, la femme laïque et le clerc. C’est ce que j’ai appelé dans le livre le « bougé » catholique du genre, comme on nomme un flou volontaire en photographie.

Or, ce système est paradoxal. D’une part, l’Eglise catholique développe un discours naturalisant et binaire, selon lequel il y aurait une nature masculine et une nature féminine, avec une différence infranchissable entre les deux, au fondement de la nécessaire complémentarité des sexes et de l’hétérosexualité obligatoire. D’autre part, elle met en place une organisation interne tout autre. En effet, la masculinité que l’Eglise place au sommet de sa hiérarchie de genre, celle des prêtres et des religieux, est une construction atypique : en sacralisant le prêtre, l’Eglise en a fait un être à part, dégenré et désexualisé.

Si la question de la masculinité dans l’Eglise catholique est incontournable pour en saisir la doctrine et l’organisation, vous relevez qu’elle n’a guère fait l’objet d’études approfondies d’historiens ou de sociologues du catholicisme. Pourquoi cet impensé ?

Dans nos sociétés occidentales, la masculinité a longtemps été un impensé parce qu’elle était la norme. A ce titre, elle était omniprésente, évidente. C’est ce qu’ont très bien montré les chercheuses féministes des années 1970-1980, notamment Nicole-Claude Mathieu (1937-2014). Par ailleurs, tant que les prêtres étaient pris au sérieux par la population – notamment parce qu’ils étaient apparentés à des notables –, leur masculinité atypique, dégenrée et désexualisée n’était pas soupçonnée et donc pas questionnée en tant que telle.

« La masculinité a longtemps été un impensé parce qu’elle était la norme »

Mieux, cette construction multiséculaire est tellement puissante que bien des chercheurs s’intéressant au catholicisme – dont ils sont d’ailleurs souvent issus –, l’avaient eux-mêmes intériorisée. Mais je crois qu’il y a aussi une explication liée à la structuration du champ académique : les récentes études de genre et de sexualité se sont développées à distance des recherches sur les religions, plus anciennes et plus légitimes bien qu’en déclin.

Il y a eu dès lors, et il y a sans doute encore, des appréhensions de part et d’autre. Nombre de chercheurs en religion trouvaient les élaborations émergentes sur le genre trop militantes, tandis que dans les études de genre, il y avait une perception de la religion comme étant conservatrice et opposée aux valeurs qui les sous-tendent.

Vous soulignez le fait que l’Eglise catholique, malgré un discours de condamnation, a longtemps été une sorte de refuge pour les personnes homosexuelles…

En instaurant ce « bougé » du genre et l’idée que les fidèles sont voués soit au mariage hétérosexuel soit à la vie consacrée dans le célibat, l’Eglise catholique a restreint l’horizon des possibles pour des hommes et des femmes qui ne se sentent pas attirés par le mariage hétérosexuel : c’est la prêtrise ou la vie religieuse.

Cela dit, le clergé a pu être en certains lieux et en certains temps un espace protecteur dans un monde marqué par une homophobie généralisée. Paradoxalement, on peut même dire que l’Eglise a su mettre en place un dispositif d’accompagnement et de souci de soi, comme dirait Michel Foucault, presque libérateur pour celles et ceux que j’appelle les « autrement sexualisés ».

« Paradoxalement, le clergé a pu être un espace protecteur dans un monde marqué par une homophobie généralisée »

Ce dispositif passe notamment par la direction de conscience. Le directeur de conscience est celui qui vous écoute et vous guide, et qui est tenu par l’obligation du secret. Pour un certain nombre de séminaristes et de jeunes religieux, l’échange avec le directeur de conscience a été un espace où l’on pouvait dire ses désirs, voire ses pratiques, sans risque de rétorsion.

Il faut souligner par ailleurs que pour beaucoup de prêtres et de religieux, le fait d’être homosexuel, si tant est qu’ils soient capables de le verbaliser, n’apparaît pas si grave en soi, puisque c’est à l’abstinence – l’absence de sexualité –, que l’Eglise catholique les oblige, quelle que soit leur orientation sexuelle.

Une des conditions qui a permis à ce système de tenir, c’est l’obligation pour ces prêtres et religieux de taire leur homosexualité, écrivez-vous. Et vous utilisez à ce propos la métaphore du « placard »…

J’emprunte cette métaphore à la culture de personnes lesbiennes, gay, bisexuelles, transgenres, queer, intersexuées (LGBTQI) pour qui « être dans le placard » signifie, pour les gays et les lesbiennes, se mouler dans la présomption d’hétérosexualité qui pèse sur tout un chacun afin de se protéger de l’homophobie ambiante. Ce qui suppose discrétion et dissimulation.

L’Eglise a donc été façonnée pendant des siècles à la fois par une forte présence de prêtres homosexuels et par un discours très hétéronormatif. Les prêtres homosexuels ont organisé leur vie dans cet espace de protection et d’épanouissement relatifs, et parfois même d’ascension sociale, que ne leur aurait pas offert la société.

De la même manière, les couvents de religieuses ont été au XIXe siècle des lieux d’épanouissement pour des femmes qui voulaient échapper au mariage hétérosexuel, à la domination masculine au sein du couple, ou à la maternité. Elles pouvaient même accéder à des responsabilités qu’elles n’auraient jamais eues dans la société, comme devenir directrices d’école ou missionnaires en Afrique.

Il y a eu pour les personnes homosexuelles au sein du clergé une forme d’émancipation paradoxale, pour reprendre le concept proposé par l’historien Claude Langlois à propos des religieuses.

Comment expliquer alors la vigueur du discours de dénonciation de l’homosexualité de l’Eglise catholique ces dernières années ?

Comme l’Eglise a perdu son emprise sur les sociétés en Europe, il y a eu en son sein tout un mouvement de réaction à partir des années 1970-1980 qui s’est focalisé sur les questions de genre et de sexualité, dernier domaine où la norme séculière calquait encore la norme religieuse. Au fond, il s’agit d’une tentative désespérée pour arrêter le mouvement de sécularisation des normes de genre et de sexualité afin de maintenir les conditions de plausibilité du discours religieux.

« Un des objectifs de la croisade antigenre lancée par le Vatican est, selon moi, de faire taire ses prêtres et religieux homosexuels »

Mais sans toujours se l’avouer à elles-mêmes, les autorités ecclésiales ont aussi redouté la possible « sortie du placard » de ses prêtres, dans un monde où justement la norme s’éloigne irrémédiablement du discours religieux. Un monde où l’on peut désormais, sous certaines conditions, se dire publiquement homosexuel et où existe une certaine culture gay légitime.

Un des objectifs de la croisade antigenre lancée par le Vatican est, selon moi, de faire taire ses prêtres et religieux homosexuels pour que l’on ne sache pas publiquement que le sacerdoce sert aussi de placard. C’était d’autant plus nécessaire qu’à partir des années 1960, le prêtre a perdu sa notabilité, qui favorisait un recrutement massif et populaire, et que dans les années 1970, de nombreux prêtres et religieux hétérosexuels attirés par le mariage ont déserté l’Eglise. La fonction de « placard » reste donc un des derniers mécanismes sociaux d’attraction de la prêtrise qui fonctionne encore, particulièrement dans les milieux bourgeois conservateurs où il est toujours impossible pour un jeune homme gay d’imaginer s’assumer comme tel.

Mais le « placard ecclésial » est aujourd’hui en crise. Il est devenu transparent aux yeux des clercs eux-mêmes comme de certains fidèles. Ainsi des prêtres et religieux rencontrés au cours de mon enquête ont longuement évoqué ces profils de prêtres en soutane qui étaient connus dans l’univers clérical pour être « des grandes folles de sacristie », selon l’expression utilisée dans ce milieu, et qui allaient crier des slogans homophobes dans les défilés de La Manif pour tous.

Selon vous, les mouvements d’opposition au mariage pour tous auraient été encouragés par l’Eglise non pour des questions de morale mais d’organisation de l’institution…

Pour les deux, en fait, et ce n’est pas incompatible. Ce que beaucoup d’observateurs de La Manif pour tous n’ont pas vu, en effet, c’est que l’extraordinaire succès de ce mouvement provenait aussi du fait qu’il répondait à des problématiques internes à l’Eglise catholique. La Manif pour tous et le climat qu’elle a instauré au sein du catholicisme ont de fait exercé une pression très forte sur les prêtres et religieux homosexuels.

Cette pression était d’autant plus efficace que, grâce à la mobilisation des fidèles, elle était exercée par celles et ceux que ces prêtres sont tenus d’instruire et de guider quotidiennement – et non par leurs supérieurs hiérarchiques –, les forçant à adopter des postures d’hypervigilance et une hypercorrection doctrinale.

Seule l’accumulation de scandales autour de la pédocriminalité cléricale qui a suivi cette séquence, en particulier le procès Preynat-Barbarin à Lyon, a fait se relâcher cette pression conservatrice qui risquait sans cela de corseter encore longtemps l’Eglise de France.

« Ni l’institution ni aucun groupe de pression catholique ne peuvent plus aujourd’hui se permettre de donner des leçons de moralité sexuelle »

J’ai enquêté pendant deux ans pour le compte de la commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise. Au vu de l’ampleur du phénomène, ni l’institution ni aucun groupe de pression catholique ne peuvent plus se permettre de donner des leçons de moralité sexuelle aux personnes LGBTQI, comme l’avaient fait l’épiscopat et La Manif pour tous lors des mobilisations de 2012-2013. Et surtout pas au nom de la protection de l’enfance.

De nombreux fidèles ont pris conscience de cette énième perte de crédibilité et réclament aujourd’hui à la fois des comptes et plus d’humilité de la part de leur Eglise. Certaines questions « cornérisées » comme « progressistes » par le pôle conservateur se reposent à nouveaux frais – celle de l’ordination des femmes, par exemple. Reste que l’Eglise catholique, notamment en comparaison avec les Eglises protestantes, a fait de son système de genre si particulier une de ses signatures et peine à s’imaginer autrement.

« Des soutanes et des hommes »

C’est à une formidable exploration que nous invite le sociologue Josselin Tricou dans ce livre, résultat d’un travail de recherche d’une dizaine d’années sur « la subjectivation genrée et les politiques de la masculinité au sein du clergé catholique français depuis les années 1980 ». Un sujet qui, selon ses mots, « suscite à la fois de l’embarras à l’intérieur et des fantasmes à l’extérieur ».

Embarras, car ce thème recoupe celui de l’homosexualité dans l’Eglise catholique, à la fois surreprésentée et objet d’incitations au silence. D’où la volonté de tous les prêtres, religieux et séminaristes cités (sauf un) de rester anonymes. Sans doute son expérience passée de religieux a-t-elle aidé Josselin Tricou à obtenir ces témoignages inédits. Fantasmes, car ce sujet a jusque-là suscité chez des observateurs extérieurs des opérations d’« outings » spectaculaires et des théories autour de supposés « lobbys gay » catholiques (voir le livre Sodoma, de Frédéric Martel, Robert Laffont, 2019).

Josselin Tricou nous donne des clés de compréhension de cette construction d’une masculinité atypique du clergé par l’Eglise et de ses conséquences, tant d’un point de vue historique et sociologique que politique.

« Des soutanes et des hommes », de Josselin Tricou (PUF, 472 pages)

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