Publié le 24 avril 2021
Les deux chercheurs Petya Puncheva et Marco Michelotti observent, dans une tribune au « Monde », que la sanction au travail, pratique managériale plus répandue qu’on ne le croît, fait l’objet d’une véritable omerta et que stimuler l’économie pour faire chuter le chômage est le meilleur moyen de protéger les salariés les plus vulnérables.
Tribune. Dans de nombreuses entreprises, les salariés dont le travail ne satisfait pas la hiérarchie se voient infliger des sanctions. Mais ces pratiques, malgré leur fréquence, restent dans l’ombre. Les directions des ressources humaines minimisent l’usage de ces punitions et les spécialistes de la motivation au travail, qui les considèrent comme des vestiges du passé et des méthodes sans efficacité, ne prennent guère la peine d’en débattre.
Ce tabou doit être brisé. Non, la productivité des salariés n’est pas seulement augmentée par des incitations positives, des discours mobilisateurs ou des primes. Nos recherches montrent que la menace de punition est aussi tout à fait opérante, qu’elle accroît bel et bien la productivité (« You are free to choose. . . are you ? Organisational punishment as a productivity incentive in the social science literature », Tom McNamara, Debrah Meloso, Marco Michelotti, Petya Puncheva-Michelotti, Human Relations, 3 avril 2021). Et cette efficacité démontrée doit, selon nous, inciter à discuter et à réguler ce recours « rationnel » aux sanctions.
Une entreprise peut rémunérer les salariés à la performance en proposant des bonus, individuels ou collectifs, lorsque certains objectifs sont atteints. Elle peut aussi motiver les troupes avec de bonnes conditions de travail, un narratif sur le rôle social de l’entreprise, une prise en compte des besoins individuels des salariés. Les chercheurs en psychologie ont beaucoup étudié toutes ces méthodes pour accroître l’engagement.
Bien des formes
Mais l’entreprise peut aussi viser de la même manière une bonne productivité en menaçant de punitions ceux qui ont des comportements indésirables et/ou n’obtiennent pas les résultats requis. En compilant 150 études, expérimentales, théoriques ou de terrain, dans des firmes européennes, chinoises et américaines, nous avons pu mettre en évidence l’efficacité de telles méthodes.
Ainsi, une de ces études, menée dans des lycées aux Etats-Unis, montre que les résultats des élèves à des tests mathématiques s’améliorent lorsque les professeurs sont sommés de rendre une partie de leur salaire en cas de mauvaises performances de leur classe… Une autre étude indique que, dans une entreprise d’électronique grand public, en Chine, la menace faite aux travailleurs de perdre une partie de leurs avantages financiers en cas de non-respect des objectifs a abouti à une hausse sensible de la productivité.
De telles sanctions financières ne sont pas autorisées par la loi en France, mais le management par la menace peut prendre bien des formes : contrats très courts, de quelques jours, qui ne seront pas renouvelés si le travail n’est pas satisfaisant ; contrats offrant peu d’heures de travail par semaine, dont l’amplitude à venir sera encore restreinte si le salarié ne se démène pas.
La menace peut porter sur d’autres éléments. Les horaires les plus appréciés, les heures supplémentaires, les postes les plus agréables, les tâches les plus gratifiantes seront attribués aux « bons éléments », dociles et productifs. Les autres, qui n’obéissent pas comme attendu, seront, selon les cas, montrés publiquement du doigt, changés de département, d’horaire et/ou de lieu de travail, contraints à des activités dévalorisées…
Peu qualifiés ou âgés
Les salariés très qualifiés et vivant dans des régions économiquement dynamiques ne sont généralement pas concernés par ce type de menaces. Lorsque le marché du travail est porteur, de telles pratiques managériales aboutissent vite à des démissions à la chaîne. Elles sont donc peu utilisées. Mais dans les territoires en déshérence, ou lorsqu’elles font face à des travailleurs peu qualifiés et/ou peu mobiles et/ou âgés, en tout cas incapables de trouver facilement un autre emploi, les directions n’hésitent pas, dès lors qu’elles considèrent les salariés comme quasiment interchangeables.
Les outils numériques ont encore intensifié la pression en augmentant les capacités de contrôle. Une enquête menée au Royaume-Uni dans des entrepôts d’Amazon a mis en évidence l’impact de bracelets électroniques qui collectent les mouvements des salariés, les amenant, sous la menace de sanctions, à accélérer leur rythme de travail (« The threat of physical and psychosocial violence and harassment in digitalized work », Vera Guseva, « Document de travail », International Labour Organization, 6 février 2018).
Beaucoup de contrats, par ailleurs, ne spécifient pas les objectifs des salariés ; les employeurs les fixent chaque année, contraignant les employés à accroître la cadence d’une année sur l’autre au risque, autrement, d’être punis.
Certes, la loi met théoriquement des limites à ce type de management brutal, documenté par des écrivains comme Florence Aubenas (Quai de Ouistreham, Editions de l’Olivier, 2010) ou des cinéastes tels que Ken Loach. Mais le nombre d’inspecteurs du travail est si limité en France que les employeurs courent en réalité assez peu de risques à transgresser les règles, et, étonnamment, ces pratiques pourtant fréquentes sont comme exclues du débat public. Les partis politiques dits progressistes ne mettent plus aujourd’hui la « défense des travailleurs » – et particulièrement des plus vulnérables d’entre eux – au premier plan de leurs programmes.
Politique de croissance volontariste
Des mesures pourraient pourtant changer la donne.
Le comité social et économique (CSE), qui représente les employés dans toutes les entreprises de plus de onze salariés, n’a actuellement qu’une voix consultative. Autrement dit, la direction de l’entreprise peut très bien ignorer ses avis. En Allemagne, l’instance de représentation des salariés a, au contraire, un pouvoir important. Elle peut empêcher la direction d’utiliser les menaces pour faire travailler ses salariés et l’inciter à motiver les équipes par d’autres méthodes.
Dans tous les cas, elle peut réguler l’usage des sanctions, empêcher l’arbitraire et les débordements. Une étude comparée des pratiques de grandes entreprises de télécommunication européenne a montré ainsi que Deutsche Telekom, contrairement à ses homologues des autres pays, n’utilisait pas de gestion punitive du personnel dans ses centres d’appel. Elargir, à l’allemande, les pouvoirs des représentants du personnel, aurait incontestablement un effet positif.
Dans la grande majorité des pays européens, par ailleurs, si un licenciement est jugé abusif, l’entreprise est obligée de réintégrer le salarié dans l’équipe. Cette différence dans le droit du travail change le rapport de force entre employeurs et employés, empêchant notamment les directions de se débarrasser des plus âgés, jugés moins productifs, au seul risque d’avoir un chèque à signer.
Mais c’est surtout une politique de croissance volontariste qui sera la plus efficace pour limiter les dégâts humains produits par ces relations de domination. Lorsque les salariés ont la possibilité de quitter leur emploi et d’en trouver rapidement un autre, les pratiques managériales évoluent comme par magie et les entreprises trouvent des moyens de motiver autrement les équipes que par des sanctions. Stimuler fortement l’économie pour faire chuter le chômage est donc le meilleur moyen de protéger les salariés les plus vulnérables.
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