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lundi 26 avril 2021

Kae Tempest, Cécile Coulon, Kai Isaiah… La jeunesse donne un nouveau genre à la poésie

Par    Publié le 23 avril 2021 


ENQUÊTE  Longtemps restée confidentielle, la poésie contemporaine revient sur le devant de la scène, touchant un public plus jeune, grâce à des auteurs très présents sur les réseaux sociaux. En France, les éditeurs développent des collections pour accompagner ce phénomène.

Au pied de montagnes enneigées, une silhouette émerge, celle d’un homme couvert d’un long manteau noir. Il marche seul, dans la neige, une mallette métallisée à la main. On aperçoit son visage : c’est le poète et rappeur américain Saul Williams. Il est le personnage principal d’une performance d’une dizaine de minutes, imaginée par Virgil Abloh, le directeur artistique de la ligne masculine de Louis Vuitton, pour présenter la collection automne-hiver 2021-2022 de la maison française.

Un modèle fait sensation : Kai Isaiah Jamal. À 25 ans, il est le premier homme transgenre noir à défiler pour la maison. Il est surtout l’auteur du poème déclamé par Saul Williams pendant le show : « I think as Black people, and as trans people, and as marginalised people, the world is here for our taking – for it takes so much from us. » (« Je pense qu’en tant que personnes noires, trans et marginalisées, le monde est là pour qu’on s’en saisisse – parce qu’il nous prend déjà tellement »). Nous sommes le 21 janvier.

La veille, un autre poème a résonné dans le monde entier. Celui d’une femme noire de 22 ans, Amanda Gorman, qui, au cours de la céré­monie d’investiture de Joe Biden à la Maison Blanche a lu son texte The Hill We Climb (« la colline que nous gravissons »). L’émotion et l’enthousiasme ont dépassé les frontières. Dans la foulée, la jeune fille gagne des centaines de milliers d’abonnés sur Instagram, fait la couverture du numéro de mai de l’édition américaine de Vogue, est photographiée en majesté par Annie Leibovitz. Une première pour une poétesse, signe de son succès mondial.

Lente éclosion

En France, ce sont les éditions Fayard qui ont décroché les droits de The Hill We Climb, qui doit paraître le 19 mai, précédé d’un avant-propos de l’animatrice de télévision Oprah Winfrey. Un recueil des poésies d’Amanda Gorman suivra à l’automne, chez le même éditeur. L’ensemble sera traduit en français par la chanteuse belgo-congolaise Lous and the Yakuza. Une décision antérieure aux débats sur la couleur de peau de ses traducteurs, lancés aux Pays-Bas par la journaliste et militante Janice Deul, qui a publié, fin février, une tribune dans le ­quotidien De Volkskrant : « Une traductrice blanche pour la poésie d’Amanda Gorman : inconcevable ». Les débats de l’époque infusent dans le monde de la poésie. Alors même que, d’habitude, le genre peine à faire les gros titres en France. Et même les petits.

« Demandez à quelqu’un de citer un poète connu, il répondra Hugo, Rimbaud, Baudelaire. Des hommes, morts, et jamais une femme. » Cécile Coulon, autrice

Aux Etats-Unis, en revanche, la poésie circule autant dans les milieux d’avant-garde que sur les scènes grand public, de la poésie expérimentale new-yorkaise aux lectures publiques de Patti Smith. Elle a ses lieux : les soirées étudiantes où on lit de la poésie, les performances accueillant des spectateurs très différents. Une décontraction que le monde de la poésie française regarde avec envie. Car, si la poésie contemporaine hexagonale a ses stars (Nathalie QuintaneJean-Michel Espitallier…), ses festivals et ses lecteurs réguliers, elle demeure plutôt méconnue du grand public. « Demandez à quelqu’un de citer un poète connu, il répondra Hugo, Rimbaud, Baudelaire, observe l’autrice Cécile Coulon, 30 ans. Des hommes, morts, et jamais une femme. »

Mais les choses changent. Le recueil de Cécile Coulon Les Ronces (éditions Le Castor Astral, 2018) a eu un succès considérable, rare en poésie : 14 000 exemplaires vendus – on parle de best-seller en librairie quand un livre de poésie atteint les 1 000 exemplaires vendus. Poète et, depuis onze ans, à la tête de sa propre maison d’édition exclusivement consacrée à ce genre, Bruno Doucey observe que quelque chose d’important se passe. « On assiste à une éclosion que nous savions latente », souligne l’éditeur, qui prédit à la poésie le même engouement que pour la philosophie la décennie écoulée.

Longtemps considérée comme trop difficile, cette dernière a, sous l’impulsion de philosophes comme Charles Pépin ou de critiques littéraires comme Antoine Compagnon, connu un écho considérable, de nombreux lecteurs trouvant des clés et des réponses à leurs questionnements moraux et personnels. Un rôle que la poésie pourrait endosser. « On est en train d’en terminer avec ce complexe du lecteur qui se dit : La poésie, ce n’est pas pour moi, je n’y comprends rien, parce que les textes sont abscons” », poursuit Bruno Doucey.

Renouveau du « spoken word »

Ces dernières années, des éditeurs grand public investissent le domaine, alors que celui-ci était réservé à quelques grandes maisons d’édition (Flammarion et Gallimard, notamment) ou à des éditeurs indépendants. Cécile Coulon dirige depuis peu, avec Alexandre Bord, un ex-libraire parisien, la collection « Iconopop », au sein de la maison d’édition L’Iconoclaste : « Une collection de textes qui s’adressent au plus grand nombre, qui puissent se dire en musique et en vidéo, des textes qui peuvent se déployer le plus largement possible », décrit-elle. Difficile d’être intimidé par ces livres minces aux couvertures soignées et colorées. Parmi les auteurs : Clémentine BeauvaisAkhenatonPauline Delabroy-Allard, Lisette Lombé… et d’autres repérés sur les réseaux sociaux.

Car le genre supposément classique connaît une envolée grâce à Facebook ou Instagram. À ses débuts, Cécile Coulon avait entendu : « C’est très compliqué de publier des poèmes. » Elle les partage alors sur Facebook pendant huit ans avant de les rassembler dans un recueil. Avec Les Ronces, Coulon reçoit une double reconnaissance : celle du public et celle de ses pairs, avec le prix Apollinaire. Une consécration pour celle qui a découvert la poésie en écoutant de la chanson française et, plus tard, en ouvrant timidement de grands classiques. Peur de ne pas comprendre. Alors que pour elle, et depuis longtemps, « la poésie, c’est l’Olympe de la littérature ».

L’émergence des poétesses et des minorités doit beaucoup « au renversement des représentations établies et des idées sexistes », selon l’éditeur Bruno Doucey.

Les réseaux sociaux ont créé des stars. Ainsi de Rupi Kaur, jeune Canadienne, originaire du Pendjab, qui a déjà vendu plus de 3 millions d’exemplaires de ses recueils à travers le monde. Home Body, qui « célèbre l’acceptation de soi, le corps, la féminité », vient d’être traduit en français. Rupi Kaur est aussi l’autrice de Lait et miel et du Soleil et ses fleurs. En France, elle est éditée par NiL, une entité du groupe Robert Laffont, reprise en 2018 par l’éditrice Claire Do Sêrro, qui a inauguré une collection consacrée à la poésie. « J’ai observé une certaine résurgence du genre, portée par toute une nouvelle génération d’auteurs qui est en train de rendre la poésie tendance. Il serait dommage de passer à côté », observait-elle, en 2018, dans un entretien disponible sur le site de la Fnac.

La poésie est partout, depuis Extra !, le festival de la littérature vivante au Centre Pompidou, jusqu’aux lectures sonores de la Maison de la poésie, à Paris, qui se jouent à guichets fermés, en passant par les défilés de mode et les plateformes virtuelles. Les performances au cours desquelles les jeunes poètes accompagnent leurs textes de musique, de vidéo ou de danse se multiplient, participant au renouveau du spoken word, que l’on peut grossièrement traduire par « poésie performative », ce mouvement très important aux Etats-Unis depuis la fin des années 1950 et redynamisé en Europe depuis les années 2000 et les débuts du slam. Une approche qui rassemble et qui doit beaucoup, selon l’éditeur de poésie Bruno Doucey, « au renversement des représentations établies et des idées sexistes ». Car il observe un changement majeur : l’émergence fulgurante des poétesses et des minorités et, avec elles, le renouvellement des thèmes abordés en poésie.

Cette illustration a été inspirée à l’artiste Maty Biayenda par le poème Home, de Warsan Shire, qui paraîtra en français (traduit par Sika Fakambi) aux Éditions Globe au printemps 2022.

De fait, l’un des grands succès de poésie ces dernières années – chez les critiques et dans les librairies outre-Manche – est un texte de la poétesse britannique d’origine somalienne Warsan Shire. Home raconte la tragédie de l’exil et commence par ces mots : « Personne ne quitte sa maison/ À moins d’habiter dans la gueule d’un requin/ Tu ne t’enfuis vers la frontière/ Que lorsque toute la ville s’enfuit comme toi. » Lorsqu’il paraît, en 2010, il connaît un certain retentissement, notamment sur les réseaux sociaux. Un texte de son recueil,Où j’apprends à ma mère à donner naissance, est repris en 2016 par Beyoncé dans son album Lemonade. L’engagement féministe de la chanteuse n’y est pas pour rien.

Ni lyrisme ni élitisme

Cette année, les éditions Bruno Doucey ne comptent qu’un seul homme à leur catalogue : « Nous publions des jeunes femmes, mais pas seulement. Nous redécouvrons aussi des pans entiers de la poésie féminine, des autrices qui ont été empêchées et qui sont restées dans l’ombre. » Ces derniers mois, Beat Attitude, une anthologie des poétesses de la Beat generation, a connu un joli succès en librairie (3 000 exemplaires).

« La poésie se prête au décloisonnement, à la liberté et à la radicalité. » Claire Stavaux, éditrice

Le 22 avril, la grande voix féminine de ce mouvement, Hettie Jones, 86 ans, sera publiée aussi chez Bruno Doucey, pour la première fois en langue française. Quant à la Libano-Américaine Etel Adnan, également peintre, et dont la cote dans l’art contemporain a connu une vraie hausse ces dernières années, elle rencontre, à 96 ans, un fort écho auprès des jeunes générations. Mais, s’il est une signature qui incarne le mouvement, c’est Kae Tempest, 35 ans, britannique et qui se définit comme « non binaire ».

Tempest a publié plusieurs ouvrages et a réalisé de nombreuses prestations scéniques. Claire Stavaux, directrice des éditions L’Arche, se souvient de son émotion à la découverte de ses poèmes. « C’est un moment que je n’oublierai jamais. J’étais dans le métro et j’ai été prise de vertige face à cet ovni littéraire. Un texte pénétré et traversé par la voix, un texte qui appelait à la profération. Une écriture emplie d’une vigueur, d’un élan et d’une grande humilité formelle. Ça n’est pas du lyrisme qui s’épanche et s’étale. »

C’est pour abriter les mots de Kae Tempest que Claire Stavaux crée sa collection « Des écrits pour la parole », en 2017, entièrement dédiée au spoken word. Elle est consacrée à la « parole prise, activement, de droit, la parole vive, qui devient action par son incantation ». Son objectif : libérer la poésie de tout l’imaginaire qu’on lui accole – élitisme et petites fleurs. Surtout, il s’agit de parler du monde comme il va, d’écrire sur des sujets politiques, sociaux, économiques, et de remettre en question le pouvoir dans le monde occidental : la police, le patriarcat, la religion. « La poésie se prête au décloisonnement, à la liberté et à la radicalité », poursuit Claire Stavaux.

Parole métissée

Le projet éditorial ambitieux que s’est fixé Alain Mabanckou, écrivain franco-congolais à succès à qui les éditions du Seuil viennent de confier leur collection « Points Poésie », consiste à faire émerger la parole de celles et ceux qui en étaient privés ou qui la portent pour d’autres. L’homme de lettres, professeur de littérature francophone à l’université de Californie à Los Angeles (UCLA), autant reconnu en France qu’aux Etats-Unis, demeurera celui qui a prononcé l’une des leçons inaugurales les plus retentissantes au Collège de France, en 2016 – il s’agissait de faire jaillir la richesse des littératures africaines. Lui-même poète, il dit avoir accepté cette mission pour « apporter quelque chose à un genre littéraire nécessaire et injustement mal représenté dans l’édition française ».

Alain Mabanckou publiera bientôt Sjón, le parolier islandais de Bjork, ou la Guadeloupéenne Marie-Christine Gordien aux côtés d’Aimé Césaire. « Ce n’est pas tant une vision tiers-mondiste ou africaine de la poésie qu’une approche mettant en lumière la force de la parole contemporaine. Et la parole contemporaine est métissée », souligne-t-il

Le recueil Habitant de nulle part, originaire de partout, du slameur Souleymane Diamanka, une ode au métissage, a été tiré à 12 000 exemplaires. Une jupe trop courte, de la Finlandaise Sofi Oksanen, dénonciation des violences domestiques, devait être tiré à 2 500 exemplaires mais l’enthousiasme des libraires a permis d’aller jusqu’à 6 000. « C’est une excellente nouvelle qui vient démentir cette idée que la poésie ne se vend pas ! », se réjouit Alain MabanckouAu contraire, elle se lit et elle s’écoute.

Archive subjective

À la mi-mars, le romancier Simon Johannin, 28 ans, accompagné de Laurent, alias Junk8, du groupe Contrefaçon, un collectif mêlant musique électronique et vidéo, a lu son dernier recueil de poésie, Nous sommes maintenant nos êtres chers (Allia, 2020), au Centre Pompidou. Une performance diffusée en direct sur Internet. « Le clip, la musique, la vidéo sont venus de façon assez simple, sans volonté de m’inscrire dans quoi que ce soit, explique-t-il. Je cherchais à garder des traces de ce moment, comme une archive subjective. » 

«  La poésie me permet de fixer des sensations, de trouver un moyen par le langage de dire les choses au-delà de toutes les autres formes. » Simon Johannin, écrivain

Ce passionné de romans lit peu de poésie contemporaine. Son goût le porte plutôt vers les romantiques anglais, John Keats, Percy Shelley, Lord Byron. « Je ne suis pas un grand lecteur de poésie, c’est assez difficile d’accès pour moi. Je suis un mauvais élève à ce niveau-là. » Simon Johannin préfère la créer : « Elle me permet de fixer des sensations, de retenir des images, de trouver un moyen par le langage de dire les choses au-delà de toutes les autres formes. L’intensité provient aussi du fait que beaucoup de ces poèmes sont tirés des expériences adolescentes. Toutes celles qui suivent résonneront toujours du son de la première. Il y a une musique qui va tinter pour le reste d’une vie. » 

Roman ? Spoken word ? Essai ? Poésie ? Toutes ces voix échappent aux catégories, et l’affirment haut et fort. Comme Amanda Gorman ou Kae Tempest. Au micro d’Augustin Trapenard le 13 avril sur France Inter, Tempest, dont deux livres paraissent ces derniers jours – un essai, Connexion (Editions de l’Olivier), et un poème, Etreins-toi (L’Arche Editeur, à paraître le 6 mai) –, expliquait : « Toute ma vie, on m’a demandé qui j’étais. Enfant, c’était : fille ou garçon ? Plus tard, si j’étais poète, rappeur.euse, écrivain.e… Certains étaient prêts à se battre parce qu’ils étaient frustrés de ne pas comprendre qui j’étais. » La poésie lui a permis de se trouver une place.


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