par Julie Brafman publié le 29 avril 2021
La décision de la Cour de cassation, qui a confirmé l’irresponsabilité pénale du meurtrier de la sexagénaire juive, a suscité une vague de colère et d’incompréhension en France. Retour sur cette affaire complexe où se mêlent le politique et le psychiatrique.
De quoi Sarah Halimi deviendra-t-elle le nom ? D’une rue, comme le veut Anne Hidalgo, la maire de Paris, qui a déclaré ce dimanche «ça sera aussi une façon de lui rendre justice, pas de lui rendre la vie, mais de lui rendre justice» ? D’une loi, qui verra le jour fin mai, comme l’a annoncé le garde des Sceaux, Eric Dupond-Moretti – sur instruction du président de la République – afin de mettre fin au «vide juridique» qu’il croit déceler dans notre code pénal ? De cette vague d’émotion qui a submergé la France, 26 000 manifestants criant à l’injustice après que l’homme accusé du meurtre de cette sexagénaire juive a été déclaré pénalement irresponsable ?
Avant les rapports d’experts et les arguties juridiques, avant les tribunes et les indignations médiatiques, avant, surtout, le crime atroce, Sarah Halimi était une dame élégante aux yeux noisette, mère de trois enfants et grand-mère, longtemps directrice de crèche. Elle aimait la randonnée, la lecture et la couture, était très attachée aux traditions juives et cuisinait souvent pour les fêtes dans sa résidence de la rue de Vaucouleurs, dans le XIe arrondissement de Paris.
C’est là qu’elle a trouvé la mort, dans la nuit du 3 ou 4 avril 2017. Son voisin, Kobili Traoré, 27 ans, sans emploi – surnommé «bébé», malgré son mètre quatre-vingt-sept – a d’abord débarqué, au milieu de la nuit, chez la famille Diarra. Une chaussure dans chaque main, visage hagard, il s’est installé sur le canapé. Impossible de l’en déloger. Le voilà qui récite des prières et s’empare des clés pour s’enfermer à double tour tandis que la famille, apeurée, se réfugie dans la chambre. Kobili Traoré enjambe alors le balcon jusque chez Sarah Halimi, 65 ans, tirée du sommeil par ses vociférations, «allah akbar» ou «que Dieu me soit témoin». Selon l’un des témoins, s’ensuit un mélange de violences et d’imprécations, des «tu vas payer, je vais te tuer» et des sourates du Coran surgissant au milieu des coups et du sang. Puis dans un ultime mouvement, il pousse le corps de Sarah Halimi par-dessus la rambarde du troisième étage. Elle meurt dans le petit jardin de la résidence.
Etonnante déclaration du garant de l’indépendance de la justice
Quand la police interpelle Kobili Traoré à 5 h 35, il est très agité. «Troubles mentaux manifestes», déclare le médecin qui l’envoie à l’Unité médico-judiciaire (UMJ) de l’Hôtel-Dieu avant qu’il ne soit hospitalisé d’office. Il faudra attendre le 10 juillet pour que la juge puisse enfin l’interroger. «Je me sentais comme possédé […] oppressé par une force extérieure, une force démoniaque», relate-t-il, selonl’Express. La veille, le délinquant notoire et fumeur assidu de cannabis a ressenti des premières «bouffées d’angoisse», se mettant à agir de façon décousue, que ce soit à la mosquée où il cherche à se faire exorciser ou chez lui, lorsqu’il invective l’aide-soignante de sa sœur handicapée au motif qu’elle n’est pas musulmane. Pourquoi Sarah Halimi ? «Je ne savais pas chez qui j’allais atterrir. C’est quand j’ai vu dans l’appartement une Torah, j’ai vu la dame qui s’est réveillée», se défend-il. Et d’ajouter : «Je ne sais pas ce qui m’a pris, je l’ai soulevée et jetée par la fenêtre.»
Si le crime, d’une violence inouïe, suscite immédiatement la colère de la communauté juive – la qualification antisémite ne sera retenue qu’en février 2018, après un long bras de fer – il peine à se frayer un chemin médiatique. Il faudra attendre mi-mai, à la suite d’une conférence de presse des avocats de la famille Halimi, qui s’indignent : «Il faut nommer les choses. Ce drame est un assassinat antisémite !» Puis tout s’accélère. Le 16 juillet, lors de la cérémonie de commémoration de la rafle du Vél’d’Hiv, en présence du Premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, Emmanuel Macron, tout juste élu, demande solennellement que «la justice [fasse] toute la clarté sur la mort de Sarah Halimi». Quelques mois plus tard, le 23 janvier 2020, juste après que la cour d’appel a prononcé l’irresponsabilité pénale du mis en examen, il se fait nettement plus directif : «Il faut que tout ce qu’un procès comporte de réparation puisse se tenir.» Une étonnante déclaration du garant de l’indépendance de la justice – tenue en Israël, pour les soixante-quinze ans de la libération d’Auschwitz – alors que les magistrats de la Cour de cassation sont saisis d’un pourvoi…
Une intervention qui rappelle celle de Nicolas Sarkozy dans l’affaire Romain Dupuy – du nom de cet homme, diagnostiqué schizophrène, qui a assassiné deux aides-soignantes à l’hôpital psychiatrique de Pau – en 2004. «Le procès, cela permet de faire le deuil», avait lancé le chef de l’Etat en août 2007, demandant une évolution de la loi car un non-lieu psychiatrique venait d’être requis par le parquet.
Dans le dossier Halimi, les deux plus hauts magistrats de l’ordre judiciaire décident de recadrer le 27 janvier Emmanuel Macron dans un communiqué aussi rare que cinglant : «Les magistrats de la Cour de cassation doivent pouvoir examiner en toute sérénité et en toute indépendance les pourvois dont ils sont saisis.» Signé Chantal Arens et François Molins. Le 14 avril, nous y voilà. La Cour de cassation rend sa décision : rejet du pourvoi. Autrement dit : Kobili Traoré ne sera pas jugé, son discernement était aboli au moment des faits.
Altération ou abolition du discernement ?
Très vite, des réactions indignées se multiplient, de Francis Kalifat, président du Conseil représentatif des institutions juives de France (Crif) – «Désormais, on peut dans notre pays torturer et tuer des juifs en toute impunité» –, à la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra) : «Un drame supplémentaire qui s’ajoute à cette tragédie.» Sur Europe 1, Gabriel Attal, porte-parole du gouvernement, soutient l’idée qu’il existerait un «permis de tuer». Il développe à coups de raccourcis : «Si vous commettez un crime odieux parce que vous avez pris des stupéfiants et qu’on vous dit “parce que vous n’étiez pas tout à fait vous-même, parce que vous avez pris des stupéfiants, vous ne serez pas jugé“, c’est totalement inacceptable pour les Français.» De son côté, Emmanuel Macron, invente une nouvelle catégorie : «Les comme fous.» «Décider de prendre des stupéfiants et devenir alors “comme fou“ ne devrait pas à mes yeux supprimer votre responsabilité pénale», estime-t-il. Il demande à son garde des Sceaux de plancher dans l’urgence sur une nouvelle loi. Soit au moment même où un rapport des députés Dominique Raimbourg et Philippe Houillon, fruit de neuf mois de travail, vient d’arriver sur le bureau de ce dernier pour en conclure… qu’il n’y en a pas besoin.
Si cette décision divise autant, c’est certainement parce qu’elle est technique – et donc aisément caricaturée – mais aussi parce qu’elle soulève des questions qui dépassent le droit : peut-on être fou et antisémite ? Comment rendre la justice sans procès ? Punir sans prison ?
Il faut revenir un peu en arrière pour comprendre le débat. Dans ce dossier, trois expertises déclarent unanimement que Kobili Traoré était en proie à une «bouffée délirante aiguë» au moment des faits. Pour autant, les appréciations divergent. Pour le premier expert, Daniel Zagury, il s’agit d’une altération du discernement, et non d’une abolition, «du fait de la prise consciente et volontaire régulière de cannabis en très grande quantité». Nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude, comme dirait l’adage. Néanmoins, en décembre 2019, la cour d’appel a suivi les conclusions des deux autres collèges (composés de trois psychiatres chacun), en faveur de l’«abolition». La dégradation de l’état psychique de Kobili Traoré était déjà amorcée, la consommation de cannabis l’a aggravée, dit le premier collège. La bouffée délirante est «exotoxique», soutient le second (lire interview). La Cour de cassation a fait une stricte application de la loi qui ne prévoit pas de distinction selon que le trouble mental soit lié à une pathologie ou une substance. «Le juge ne peut pas distinguer là où le législateur ne distingue pas», ont-ils écrit dans un communiqué.
La cohabitation de l’antisémitisme et de la folie est source d’incompréhension
Cela ne signifie pas que n’importe qui peut tuer sous emprise de drogue ou d’alcool et échapper à la sentence, la «bouffée délirante»n’étant pas un effet «attendu». En l’occurrence, Kobili «n’avait aucune conscience du fait que le cannabis pouvait le faire délirer», a expliqué l’un des experts, Paul Bensoussan, dans Marianne : «Croyant trouver l’apaisement dans le fait de fumer, comme il le faisait régulièrement depuis l’âge de 15 ans, il a sans doute précipité l’évolution d’un trouble dont le cannabis n’a été selon nous qu’un cofacteur et non la cause.» Et d’ajouter : «Pour le dire simplement : le crime était celui d’un fou, mais son crime était antisémite car dans son délire, il assimilait les juifs au démon.» Cette cohabitation de l’antisémitisme et de la folie est source d’incompréhension, surtout dans un contexte où la justice a tergiversé à reconnaître la circonstance aggravante. «L’indignation de l’opinion publique tient, selon nous, à l’idée – fausse – que reconnaître la folie et l’irresponsabilité pénale du meurtrier reviendrait à nier la dimension antisémite de son acte», insiste le collectif de psychiatres dans une tribune au Monde.
Si en France, on ne juge pas les fous, il existe tout de même un cérémonial judiciaire. La loi du 25 janvier 2008, née de l’affaire Dupuy, a permis la création d’une audience publique et contradictoire devant la chambre de l’instruction – où sont conviés les experts, les avocats et les parties civiles – plutôt qu’une simple ordonnance de non-lieu psychiatrique. Elle s’est déroulée durant plus de huit heures le 27 novembre 2019, en présence de Kobili Traoré. De plus, faute de procès, son crime ne restera pas une parenthèse d’horreur dans une vie sans barreau. Hospitalisé sous contrainte, mesure très coercitive, il ne pourra sortir qu’après avis du directeur de l’établissement, de deux psychiatres extérieurs et l’aval du préfet. Il sera également soumis à des mesures de sûreté (interdiction d’entrer en contact avec les parties civiles notamment) pendant une durée de vingt ans. Coïncidence de calendrier : ce jeudi, le juge des libertés et de la détention s’est déclaré incompétent sur la demande de sortie de l’Unité pour malades difficiles (UMD) de Romain Dupuy. Seize ans après les faits, ce dernier ne peut toujours pas intégrer, comme il le souhaiterait, un hôpital psychiatrique classique.
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