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jeudi 29 avril 2021

Entretien Robert Badinter : “Je crois que la conscience morale a la forme d’un tribunal”

Robert Badinter, propos recueillis par Martin Legros publié le 

Robert Badinter en 2018. © Joël Saget/AFP

Le grand avocat et ex-ministre de la Justice, qui a combattu pour l’abolition de la peine de mort, la réforme des prisons ou le droit des homosexuels, est aussi auteur de théâtre. Ses pièces viennent d’être réunies dans Théâtre I (Fayard). Robert Badinter livre ici sa réflexion sur la pente qui conduit certaines victimes à abdiquer quand d’autres parviennent à préserver leur dignité.

Très jeune, vous avez nourri une passion pour le théâtre existentialiste de Camus, Sartre et Ionesco. Cette passion a accompagné vos combats judiciaires, contre la peine de mort notamment. Au prétoire comme à l’Assemblée, vous avez donné à cette bataille une dimension théâtrale. La justice est-elle un théâtre ?

Robert Badinter : Il est vrai qu’il y a des affinités profondes. La justice, comme le théâtre, rassemble devant un public les acteurs d’un drame pour essayer de déterminer les responsabilités de chacun et de prononcer un jugement équitable. Des deux côtés, il y a un lieu, des décors, un rituel, des costumes… Mais la différence majeure – vraiment majeure ! – entre une pièce et un procès criminel, c’est que le dénouement en justice n’est pas écrit à l’avance. Personne ne sait comment la pièce finira. C’est ce qui fait l’intensité dramatique d’un procès d’assises : le sort d’un homme se joue quelquefois dans un très bref laps de temps. Par ailleurs, les acteurs du procès ne se retournent pas vers le public, une fois le jugement rendu, pour saluer. Il ne faut donc pas confondre les deux. C’est la grave erreur qu’a commise Oscar Wilde lors de son procès. La dramaturgie judiciaire anglaise l’a entretenu dans l’idée que son procès était une sorte de jeu théâtral et qu’il allait pouvoir mettre tout le monde dans sa poche. Il a payé très cher cette confusion. Elle lui a coûté la liberté et, d’une certaine manière, la vie.

Vous semblez prendre un très grand plaisir à l’écriture théâtrale, en vous glissant dans des personnages et des situations tragiques de l’histoire…

C’est un élément décisif dans le théâtre : l’indépendance des personnages par rapport à leur auteur. À la différence d’un essai et même d’un récit, une pièce est une œuvre d’imagination pure. Molière n’est pas Tartuffe, ni Shakespeare Richard III ! Je ne me compare en rien à ces géants, mais, comme eux, je suis confronté à l’autonomie de mes personnages. C’est une expérience étrange : vous vous remettez en mémoire le contexte, vous posez le décor, et le drame prend place devant vous. Vos personnages se mettent à agir et à parler par eux-mêmes. Vous n’avez plus qu’à être à l’écoute ! L’avocat fait aussi l’expérience de l’indépendance des clients qu’il représente devant le tribunal. Mais les personnages de théâtre existent autrement. Ils n’ont pas besoin qu’on plaide pour eux, ils ne seront pas acquittés ni condamnés à la sortie. Ce sont des personnages, pas des personnes ou des causes. C’est d’ailleurs ce qui, à mon avis, ne marchait pas dans le théâtre d’idées des existentialistes – celui de Sartre ou de Camus. C’était du théâtre à thèse. Les Justes ne saurait se comparer à La Peste ou à L’Étranger. 

Vos trois pièces ne se passent pas toutes dans un tribunal, elles portent sur la question de la responsabilité d’acteurs historiques qui ont été des héros, des bourreaux ou des victimes…

Le point commun entre ces trois pièces, c’est d’abord l’emprisonnement. C’est un peu mon obsession, je dois le reconnaître. Dans la pièce sur Oscar Wilde, je le suis après sa condamnation à deux ans de travaux forcés, alors qu’il est soumis à un régime carcéral effrayant qui mènera à sa mort à Paris à 46 ans, quelque temps après sa sortie de prison, abandonné de tous. Il ne le sait pas, mais la mort l’attend depuis le début : la mort civile, d’abord, la déchéance physique, ensuite, après deux ans d’isolement et de travaux forcés. Je connais bien la brutalité de la prison, mais Wilde a été confronté à un régime carcéral qui l’a détruit. La pièce sur le ghetto de Varsovie, elle, se passe dans une prison à ciel ouvert. Grand comme la moitié du XIXe arrondissement de Paris et muré du jour au lendemain, ce lieu a suscité, après trois années, une insurrection sans espoir mais où la dignité du peuple juif était en jeu. Les Allemands voulaient avilir les habitants par la misère avant de les exterminer. Certains ont été conduits au pire, parce qu’ils voulaient vivre. Vouloir vivre ! On n’imagine pas tout ce que l’on est prêt à faire pour vivre. D’autres sont morts en combattant, en défendant leur dignité. J’ai voulu confronter ces attitudes opposées.

Dans la pièce consacrée au procès d’Oscar Wilde, c’est la question de la discrimination des homosexuels qui est en jeu. « Comment une justice respectueuse du droit qui rend une décision largement approuvée par la conscience collective, peut-elle nous apparaître, un siècle plus tard, si injuste ? » demandez-vous.

J’ai lutté pour la suppression de cette discrimination qui, aujourd’hui, n’est plus qu’un souvenir en France – heureusement. En tant que ministre de la Justice, j’ai fait supprimer le délit d’homosexualité, une honte instaurée par Vichy. On prétendait que c’était pour protéger la jeunesse. Comme avocat, j’avais vu la façon dont c’était exploité : des bandes organisées de jeunes prostitués, qui hantaient les pissotières des grandes villes, attendaient des messieurs âgés et riches qui les emmenaient à l’hôtel. Souvent, ils étaient suivis par des voyous qui les faisaient chanter. À quoi s’ajoutait le mépris insupportable contre les homos. Il y a un principe fondamental simple : dès l’instant où il s’agit d’adultes et qu’on exclut la violence, chacun est libre de faire ce qu’il veut de son corps.

Vous vous demandez pourquoi Wilde est tombé dans le piège du marquis de Queensbury, le père de son amant, qui l’avait qualifié publiquement de « sodomite » – incitant Wilde à porter plainte pour diffamation et à se défendre de ses relations homosexuelles. Même quand il comprend qu’il va être condamné, Wilde refuse de fuir. « M’enfuir serait me détruire »,affirme-t-il. Que voulait-il dire ? 

Je ne crois pas qu’il ait voulu défendre la cause homosexuelle. C’est là une vision a posteriori. Non, il s’est cru plus fort que la justice anglaise de l’époque, et elle lui a prouvé où étaient la force et le « droit ». Il a cru qu’on allait l’applaudir. On ne l’a pas applaudi, on l’a détruit. Le plus intéressant, c’est qu’il a perduré dans son obstination. Il était riche et célèbre, il aurait pu gagner la France, il était l’ami d’André Gide et de Sarah Bernhardt. Et pourtant, il est resté. C’est une forme de suicide. Wilde était un homme de plaisir et de défi, et tout a joué contre lui dans la société anglaise puritaine et dure de l’époque. 

La justice anglaise, réputée pour son respect du contradictoire, a prêté main forte à une vengeance personnelle. À quoi aurait ressemblé une décision juste, selon vous ? Et pouvait-il y en avoir dans le climat de l’époque ? 

Je suis très peu doué pour les décisions de condamnation. Je ne peux pas imaginer ce qu’aurait été une décision juste vis-à-vis de Wilde, partant du simple constat que les bases mêmes de la poursuite étaient injustes. Émettre une décision juste sur un fondement injuste, ce n’est pas possible. C’était la pénalisation des relations homosexuelles, c’est elle qu’il fallait supprimer. C’est ce à quoi je me suis employé en France. 

Cellule 107 est une pièce consacrée aux dernières heures de Pierre Laval, chef du gouvernement de Vichy et chantre de la collaboration. Vous le « visitez » à Fresnes, en 1945, la veille de son exécution, alors qu’il discute dans sa cellule avec René Bousquet, secrétaire général de la police sous Pétain, lui aussi mis aux arrêts mais qui sera acquitté pour services rendus à la Résistance. Qu’est-ce qui vous a intéressé dans cette rencontre ?  

J’ai découvert que Laval avait été placé à Fresnes, en tant que prisonnier politique, dans le même couloir que René Bousquet. En vertu du régime carcéral « libéral » dont ils bénéficiaient – qui contrastait avec celui imposé aux résistants six mois plus tôt –, Laval a pu recevoir la visite de Bousquet. Je me suis demandé : « Qu’est-ce que ces deux maîtres d’œuvre de la collaboration, ces responsables de crimes contre l’humanité ont-ils bien pu se dire ? » Laval savait qu’il allait mourir le lendemain, mais il refusait cependant d’y croire. Et il voulait se justifier jusqu’au dernier moment.   

Tous les condamnés ne cherchent-ils pas à se disculper ?  

J’ai fréquenté les cellules de condamnés à mort en attente d’exécution ou d’un deuxième jugement. Et j’ai observé deux choses. La première, c’est que, jusqu’au bout, tous rêvent de sauver leur tête. L’amour de la vie, l’instinct de vie sont plus forts que tout. La seconde chose, c’est qu’ils ressassent leur affaire et font valoir des circonstances atténuantes jusqu’au dernier instant. C’est ce qu’a fait Laval. Il arpentait les couloirs de la prison pour dire aux gardiens et aux autres détenus : « Moi, j’ai fait tout ce que j’ai pu pour les Français. » D’ailleurs, s’il est revenu d’Espagne où Franco lui avait proposé un sauf-conduit vers l’Amérique latine, c’est qu’il était convaincu qu’il parviendrait à démontrer qu’il avait agi « au service » des Français ! C’est inouï !

Pour le mettre face aux conséquences de ses actes, vous le confrontez au fantôme d’une petite fille victime de la rafle du Vél’ d’Hiv’…

C’est une astuce dramatique initiée par Shakespeare : faire revivre sur scène les morts sous les traits de fantômes qui interpellent leurs assassins. Face à un personnage qui n’a aucun remords, qui ne cesse de se défendre d’avoir commis des crimes, je ne me voyais pas lui laisser le dernier mot. Puisqu’il se considérait comme un héros, il fallait trouver le moyen de montrer qu’il était un salaud et le confronter à ses crimes. C’est à cela que servent les fantômes, les victimes de la politique de Laval. Cette petite fille juive est déchirante. Qu’un résistant communiste soit guillotiné par les juges de Vichy, c’est de l’ordre des choses pendant l’Occupation. Mais séparer une fillette de ses parents pour la déporter vers les chambres à gaz d’Auschwitz uniquement parce qu’elle est juive… C’est totalement inhumain. Or Laval lui-même avait une fille, Josée, qu’il adorait. Elle était brune, frisée. J’ai voulu tendre comme un miroir entre le fantôme de cette fillette et sa propre fille.

Faire surgir les fantômes vous permet de pénétrer dans la conscience de vos personnages pour les confronter à leurs victimes et à leurs responsabilités, comme dans un procès intérieur. Diriez-vous que la conscience morale a la forme d’un tribunal ?

Oui, je le crois. Pierre Laval a eu un mot inouï d’inconscience à propos de son action. Alors qu’on était fin août 1945, que les rares survivants des camps rentraient, il a osé dire : « Je voudrais être jugé par les israélites français parce qu’ils savent tout ce qu’ils me doivent. » En lisant cette formule, j’en ai eu les « bretelles coupées ». Quand on pense au nombre de déportés juifs de France, aux enfants français nés ici de parents juifs étrangers et finalement déportés, on se dit : « Comment le criminel ose-t-il effacer son crime et le qualifier d’action bénéfique ? » C’est dément ! Il fallait donc le confronter au fantôme de ses victimes. Laval n’était pas particulièrement antisémite. Avant-guerre, il avait connu, lui, le fils d’un aubergiste auvergnat, une ascension politique éblouissante : élu socialiste et pacifiste en 1914, il avait rejoint la droite et été plusieurs fois ministre et président du Conseil. En 1931, le magazine américain Time l’avait même nommé « Man of the year » [« homme de l’année »]. Trois jours après son arrivée à Vichy en 1940, il n’y avait plus de IIIe République, sans qu’il ait eu besoin de « faire donner la troupe ». Il était convaincu qu’avec sa ruse et son habileté, il s’en sortirait. C’était une erreur politique majeure. Oser voir dans le sort des Juifs un argument en sa faveur atteste qu’il avait perdu le sens du réel.

Les Briques rouges de Varsovie, votre pièce sur l’insurrection du ghetto, revient sur une situation encore plus tragique : celle de ce ghetto où les conditions de vie de plus en plus effroyables se doublaient d’une organisation perverse, puisque les Allemands avaient confié aux Juifs eux-mêmes, à travers le Conseil juif [Judenrat], la gestion du ghetto. Y compris la sélection des milliers de déportés emmenés chaque jour vers le camp d’extermination de Treblinka…

En juillet 1942, les nazis sont allés jusqu’à exiger du président du Judenrat, Adam Czerniaków, de leur livrer tous les Juifs sans discrimination d’âge ou de sexe, enfants compris. Il a préféré se suicider… mesurant à cet instant les conséquences de sa compromission. Une partie de la population s’est dressée contre la politique de collaboration du Conseil et a lancé, sans espoir mais pour défendre son honneur, l’insurrection. J’ai lu énormément de livres sur cette tragédie, en particulier des mémorialistes du ghetto qui ont tenu la chronique au jour le jour des événements. Sans doute cette obsession est à l’origine de cette pièce. Après l’avoir achevée en 2015, je l’ai remisée. Le moment est venu où les historiens ont fait leur œuvre. Et j’ai souhaité que les personnages de cette tragédie réelle voient le jour. 

Dans son célèbre essai, Eichmann à Jérusalem. Essai sur la banalité du mal,paru en 1963, Hannah Arendt avait déjà porté cette accusation de « collaboration », au prix d’un énorme scandale. Dans le même sens, vous qualifiez l’attitude de Czerniaków d’« erreur politique majeure » sans laquelle le génocide du ghetto n’aurait pu être achevé. « Dans le ghetto, la victoire des nazis était totale, écrivez-vous. Des Juifs eux-mêmes étaient devenus les agents zélés du génocide. » Vous n’avez pas peur de relancer la polémique ? 

Hannah Arendt a en effet suscité un tollé, elle a été lapidée dans la presse américaine pour cette accusation. Il faut dire qu’à l’époque, mis à part le grand livre de Raul Hilberg, La Destruction des Juifs d’Europe [1961], les études historiques étaient encore peu nombreuses. Mais, depuis, le dépouillement des archives a amplement confirmé les faits. L’attitude des autorités juives s’inscrivait dans une certaine tradition, liée à la manière dont les Juifs, depuis des siècles, voyaient l’histoire comme une suite de persécutions, de misère et de souffrance. Dans ce contexte, le mieux à faire était de s’adapter, quitte à s’occuper de l’administration des persécutions, si cela pouvait alléger les souffrances et permettre leur survie. Ils n’ont pas pris la mesure de la nouveauté du projet d’extermination nazi. Sauver des Juifs, mais d’abord sauver les siens – c’est un réflexe compréhensible. Et l’on se met à livrer les enfants des autres pour que les vôtres ne partent pas. Le génie diabolique des nazis a été de tabler sur l’égoïsme humain : vous livrez les enfants des autres contre la vie de vos enfants. Ce dilemme est terrifiant. C’est marche à marche que les nazis faisaient descendre à leurs victimes la pente de l’indignité. Et en bas, c’était l’enfer. Heureusement, il y a aussi ceux qui ont refusé ce marché de dupe. Ce sont les héros de l’insurrection qui se sont battus jusqu’à la mort. Comme mon personnage du bundiste [membre du Bund, mouvement socialiste juif] qui veut mourir les armes à la main pour défendre sa dignité d’homme. Il faut faire place à toutes ces attitudes pour saisir le sens de ce drame, prendre en compte toutes les composantes de l’« Espèce humaine ». 

Le président du ghetto était un libéral communautaire, alors que les insurgés étaient plutôt des sionistes et des socialistes révolutionnaires. Parmi vos personnages, face à un policier qui a collaboré avec les SS, se dressent un tailleur bundiste et une étudiante sioniste qui prennent les armes, car ils veulent montrer que « les Juifs aussi peuvent se battre ».Qu’est-ce qui fait que les uns chutent et que les autres résistent ? 

Je ne crois pas que l’étiquette politique suffise à distinguer les uns des autres. Dans le ghetto, on trouvait des commerçants, des ouvriers, des artisans mais aussi des intellectuels. Et je pose la question : que fait un avocat quand le ghetto est muré et qu’il ne peut plus exercer ? Il devient policier ! Leur connaissance de la loi ne les a pas empêchés de « descendre la pente », eux aussi. C’est l’une des grandes leçons du nazisme. La culture et l’éducation ne suffisent pas à faire barrage aux génocides, à dissiper les préjugés raciaux, quels qu’ils soient. Chez certains êtres, la cruauté humaine s’enracine plus profondément que le savoir et la culture.  

L’un de vos personnages, ouvrier bundiste qui a vu partir les siens vers Treblinka, invoque, face au rabbin, la tradition juive selon laquelle on peut mettre en accusation Dieu et lui demander des comptes pour les injustices subies. Est-ce qu’Auschwitz ne conduit pas à remettre en question l’image du Dieu de justice qui a longtemps prévalu dans la tradition judéo-chrétienne ? 

Les fautes et les crimes de la commune destinée humaine, oui, on peut les pardonner. Mais le massacre des enfants jetés vivants dans les chambres à gaz, non ! C’est totalement inimaginable et impardonnable. À cette interpellation, mon rabbin répond par une formule qui est empruntée à un proverbe juif : « Si l’Éternel n’est pas notre Dieu, alors, qui serait-Il, sinon le Dieu de nos assassins ? Et ça, c’est impossible. » Formule sublime ! C’est l’interrogation métaphysique majeure après Auschwitz.  









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