Par Solenn de Royer Publié le 25 avril 2021
ENTRETIEN Je ne serais pas arrivée là si... La virologue, attirée, dès le plus jeune âge, par le vivant, a voué sa vie à la science, notamment au moment de l’arrivée du sida, dont elle a codécouvert le virus.
Prix Nobel de médecine en 2008, la virologue Françoise Barré-Sinoussi a codécouvert le virus du sida en 1983. Cette chercheuse discrète et exigeante, qui préside l’association Sidaction depuis la mort de Pierre Bergé, a fait toute sa carrière à l’Institut Pasteur. A 73 ans, elle est désormais à la retraite. Au début de l’épidémie de Covid-19, elle a été chargée de conseiller le gouvernement sur les traitements contre le coronavirus, à la tête d’un éphémère Comité analyse recherche et expertise (CARE).
Je ne serais pas arrivée là si…
… Si je n’avais pas été attirée par les sciences du vivant quand j’étais gamine. A l’école, j’apprenais très vite et facilement tout ce qu’on nous enseignait en sciences naturelles, alors que j’étais très mauvaise en philosophie ou en langues. J’étais une enfant timide et réservée. Mes parents m’emmenaient en vacances en Auvergne, je passais des heures à regarder la montagne, les animaux, les insectes… J’aimais observer, me poser des questions, essayer de comprendre. Je ne savais pas ou cela me mènerait. Mais c’était une puissante attraction.
Vos parents ont-ils joué un rôle dans cette passion pour le vivant ?
Il n’y a ni chercheur ni médecin dans ma famille. Mon père était métreur vérificateur dans le bâtiment. Il a perdu son père très tôt des séquelles de la guerre. Sa mère a élevé seule quatre enfants, tout en confectionnant des colliers, la nuit, pour vivre. Du côté de ma mère, mon grand-père était charbonnier et ma grand-mère travaillait dans une usine de fromage. Ma mère, elle, n’a pas travaillé. Elle aussi a toujours été très attirée par les sciences naturelles. A-t-elle eu une influence sur moi ? Je ne sais pas. En tout cas, elle a toujours été d’un grand soutien. Je suis fille unique. En dépit du contexte économique difficile, j’ai toujours été gâtée. J’ai été élevée avec des valeurs humaines à respecter. L’attention aux autres et l’honnêteté comptaient beaucoup pour mes parents.
Comment, et quand, vous êtes-vous dirigée vers la science ?
J’ai écarté d’emblée la médecine, estimant que ces études longues et coûteuses seraient un poids trop lourd pour mes parents. C’était idiot parce que les études que j’ai faites à la faculté de sciences se sont révélées tout aussi longues ! Avant la licence, je me suis demandé si j’étais dans la bonne voie. J’avais des difficultés à passer les examens. Surtout, je ne voyais pas le lien entre ce qu’on nous enseignait et la recherche. J’ai hésité alors à entrer dans une école de technicien de laboratoire mais on m’a encouragée à continuer la fac. J’ai mis une condition : travailler en même temps dans un laboratoire pour comprendre enfin l’utilité de ce qu’on nous apprenait.
Comment avez-vous trouvé un laboratoire qui accepte de vous accueillir ?
Ça m’a pris un an. J’écrivais à tous les labos, publics ou privés, mais personne ne répondait. J’ai fini par trouver, grâce à une amie de la fac. Jean-Claude Chermann, chef de l’unité de rétrovirologie à l’Institut Pasteur, m’a prise en stage à temps partiel, pour que je puisse continuer les cours. Ce fut le déclic ! Le temps partiel s’est transformé en temps plein. Je dis toujours aux étudiants que je suis un très mauvais exemple : j’allais très peu à la fac, des amis me passaient les cours, j’apprenais le soir, la nuit… Et je passais toutes mes journées au labo. Ce que j’apprenais prenait enfin du sens.
Un déclic, dites-vous ?
Oui ! En cours, on nous parlait de la recherche scientifique mais personne n’était capable de nous expliquer en quoi ça consistait. Dans le laboratoire, j’ai enfin compris. Il y a des questions qui sont posées et des questions que l’on se pose, il faut essayer d’y répondre. On fait une expérience, pour tenter de vérifier une hypothèse. Soit ça marche et on fait un pas en avant ; soit on recule, il faut alors trouver une nouvelle question à poser, définir une autre approche pour y répondre, faire une nouvelle expérience. Et ainsi de suite. On se casse souvent la figure avant de repartir. C’est cela qui m’attirait dans la recherche, cette remise en question permanente. Au départ, c’est comme un jeu. Après, quand on est impliqués dans un scénario dramatique, comme ce fut le cas avec le sida, on ne voit plus le jeu, on ne voit plus que l’urgence et le sentiment de responsabilité qui en découle.
« Ce qui m’attirait dans la recherche, c’est cette remise en question permanente »
Après vos études, êtes-vous restée dans le laboratoire de Jean-Claude Chermann ?
Oui, j’ai fait ma thèse d’Etat avec lui, en trois ans, au lieu de cinq à dix ans. J’ai énormément travaillé. Jean-Claude me poussait. Il avait compris que j’étais capable de donner beaucoup pour la science, de faire abstraction de ma vie privée, de tout, pour faire avancer les sujets. J’ai pris une chambre de bonne à côté du laboratoire, à Marnes-la-Coquette [Hauts-de-Seine]. Je passais mes journées « à la paillasse » [table de manipulation de recherche] et mes nuits à travailler sur ma thèse.
La recherche scientifique, c’est un peu comme entrer en religion ?
C’est tout à fait cela. Quand je recevais des étudiants qui voulaient travailler dans mon labo, ça faisait partie des choses que je leur disais pour les tester, savoir jusqu’où ils étaient prêts à aller. La recherche, c’est un peu comme entrer au Carmel. Il faut être prêt à des sacrifices. Mais c’est avant tout un choix. Si je ne travaillais pas tout le temps, je me sentais coupable de ne pas faire avancer les choses assez vite. Ça peut paraître orgueilleux, parce que, à mon niveau, c’était une goutte d’eau. Mais je me disais que si des centaines de gouttes d’eau s’accumulaient ainsi, ça allait retarder la science et, donc, le bénéfice de celle-ci pour ceux qui en ont besoin.
Vous avez fait le choix de ne pas avoir d’enfant…
Je ne me voyais pas avec un enfant. J’aurais eu une double culpabilité : ne pas suffisamment m’occuper de lui et ne pas donner assez à la science. Je ne voulais pas vivre tiraillée ainsi, cela aurait été insupportable. Mon mari l’a compris. Lui non plus n’avait pas d’horaires, il était ingénieur du son à Radio France et travaillait le week-end ou la nuit. Nous avons fait ce choix ensemble. Il m’a toujours soutenue. Même si cela n’a pas toujours été facile. Quand le sida est arrivé, nous ne sommes, par exemple, plus jamais partis en vacances. Nos amis ne comprenaient pas. Certains lui disaient : « Mais comment acceptes-tu la vie que Françoise te fait mener ? » Il répondait : « Ça ne vous regarde pas, c’est sa vie et, moi, ça me va très bien comme ça… » Le jour de notre mariage, je suis passée au labo, avant la cérémonie, prévue en fin de matinée. Vers 11 heures, mon futur mari m’a téléphoné : « Est-ce que tu te rappelles quel jour on est ? Est-ce que tu comptes venir ? » Je n’avais pas vu l’heure !
A quel moment le sida est-il arrivé dans votre vie professionnelle ?
J’ai soutenu ma thèse en 1974, puis je suis partie aux Etats-Unis deux ans. La maladie a été identifiée quatre ou cinq ans plus tard. Nous n’en avions jamais entendu parler jusqu’à ce que des cliniciens viennent frapper à la porte de l’Institut Pasteur pour nous demander de l’aide. Ils voulaient savoir si un virus de la famille des rétrovirus pouvait être à l’origine de cette maladie émergente qui commençait à tuer. A l’époque, je travaillais sur ce type de virus, en lien avec le cancer.
En 1983, vous êtes la première à déceler un nouveau virus, le VIH. Y a-t-il un moment-clé, où l’on se dit « Eurêka ! » ? Une excitation quand on approche du but ?
Non. La science, c’est du pas à pas, des hypothèses formulées qui obtiennent ou non des réponses. En même temps, il y avait une urgence. Des gens jeunes mouraient dans des circonstances effroyables. Des donneurs de sang contaminés étaient en train de transmettre le virus… Je me souviens d’un séminaire à San Francisco, en 1984. A la fin de ma conférence, un clinicien vient me trouver et me demande si j’accepterais de rencontrer un malade. On entre en salle de réanimation et je vois cet homme mourant, d’une maigreur terrible, les yeux exorbités, sous oxygène. Il essaye de me dire quelque chose, je comprends en lisant sur ses lèvres qu’il me dit « thank you »… Il était en train de mourir, comment pouvait-il me remercier ? Je le lui dis. Alors, il me prend la main et il ajoute : « Pas pour moi, pour les autres. » J’en ai encore les larmes aux yeux quand je pense à sa main dans la mienne.
En tant que chercheuse, étiez-vous en contact avec les malades ?
Oui. Certains d’entre eux venaient à Pasteur pour tenter de comprendre le virus, ou demander à bénéficier d’un traitement expérimental sur lequel on travaillait… Certains arrivaient même de l’étranger avec leurs valises, dans des conditions terribles, ils avaient dépensé tout leur argent pour venir… Heureusement, il y avait les associations, dont Aides, qui les prenaient en charge. C’est la première fois qu’on travaillait sur une maladie où l’on ne faisait pas la différence entre le chercheur, le médecin, l’infirmier, le milieu associatif, la personne vivant avec le VIH… Nous avions tous le même objectif, empêcher les malades de mourir. Nous étions la communauté VIH-sida. Encore aujourd’hui, nous sommes restés très liés. Le sida nous a réunis à jamais.
Comment avez-vous vécu toutes ces années, quand le virus tuait en masse ?
Très mal. On se sentait démuni. On se liait avec des malades que l’on voyait mourir. Nous tentions de donner le meilleur de nous-mêmes pour avancer le plus vite possible, tout en se disant qu’il n’était pas possible de trouver quelque chose du jour au lendemain, il fallait être réaliste. C’était extrêmement difficile psychologiquement. En 1996, après l’arrivée des rétroviraux, des premières molécules qui permettaient enfin de vivre, nous avons été plusieurs à faire un burn out, une dépression. Je ne m’en suis pas rendu compte tout de suite. Des collègues et amis médecins, alertés par ma secrétaire, m’ont fait prendre en charge. J’étais incapable d’aligner deux mots, j’avais perdu complètement le sommeil… Les signes étaient là. J’ai dû me rendre à l’évidence, je n’étais pas bien du tout. J’ai mis une année avant de m’en remettre complètement.
« Mon père fait partie des premières personnes à qui j’ai eu envie de dire : je vais te montrer ce qu’une femme est capable de faire ! »
Vous découvrez le virus du sida en 1983. Mais, en 1988, Pasteur vous refuse la création d’un laboratoire indépendant…
Au départ de Jean-Claude Chermann à Marseille, j’ai en effet voulu créer une unité de recherche indépendante sur le plan administratif, ce qui nous aurait facilité la vie sur de nombreux points. On m’a demandé de déposer un dossier. Après des mois de discussions, la demande a été refusée. Quatre ans plus tard, en 1992, le département de virologie auquel j’étais associée a été visité par des experts étrangers, qui ont été surpris : ils ont demandé pourquoi ce laboratoire n’avait pas été créé, ce qui fut enfin fait. J’ai assez mal vécu cet épisode. Ce refus, en 1988, c’était un peu remettre en question le rôle que j’avais pu jouer dans la découverte du virus. J’ai été découragée. Si j’avais été seule, j’aurais abandonné. Mais j’avais une équipe, qui y croyait. Je ne pouvais pas les laisser tomber.
Le fait que vous soyez une femme a-t-il joué dans ce refus, selon vous ?
Oui. Mais, avec le recul, je ne regrette pas ce qui s’est passé, ça m’a permis de me forger une carapace. Je me suis dit : plus rien ne va m’atteindre désormais, je vais vous montrer ce que mon équipe et moi sommes capables de faire ! Dans ma vie, ce « vous allez voir ! » a été un moteur. Ça a commencé avec mon père. A mon adolescence, il y a eu des moments très violents entre lui et moi. Il considérait qu’une femme devait se marier, avoir des enfants et rester au foyer, comme ce fut le cas pour ma mère. Il n’a pas été très content de voir que ma vie prenait une tournure différente, même s’il était fier aussi, sans jamais me le montrer. A la fin de sa vie, je lui ai dit : « Tu sais, finalement, il faut que j’arrive à te remercier. Tu fais partie des premières personnes à qui j’ai eu envie de dire : je vais te montrer ce qu’une femme est capable de faire ! D’une certaine manière, j’y suis arrivée grâce à toi. »
Quelle est la place des femmes dans la science ?
Quand j’ai commencé, dans les années 1970, c’était très compliqué pour les femmes, souvent reléguées à des positions de sous-fifres. Les postes élevés, ceux de directeurs de recherche par exemple, étaient la plupart du temps occupés par des hommes. Mais les choses ont évolué. Nous ne sommes pas à la parité totale, mais on va dans la bonne direction.
En 2008, vous recevez le prix Nobel de médecine, partagé avec Luc Montagnier, qui dirigeait le laboratoire. Comment l’avez-vous appris ?
Je me trouvais au Cambodge, où je me rendais deux ou trois fois par an pour travailler sur des programmes de recherche. J’étais en réunion quand mon téléphone a sonné. C’était Danielle Messager, journaliste à France Inter, qui travaillait avec mon mari. Elle me dit : « Françoise, je vous appelle pour la nouvelle ! » Je ne comprenais pas de quoi elle parlait. Quand elle m’a annoncé que j’avais reçu le Nobel, je n’y ai pas cru, j’ai raccroché. Mais aussitôt, mon téléphone s’est remis à sonner et ça ne s’est plus arrêté. Puis, les membres de Pasteur au Cambodge, y compris des porteurs du VIH, sont arrivés, avec d’énormes bouquets de fleurs dans les bras, certains pleuraient, alors je me suis mise à pleurer avec eux. Ce Nobel n’était pas le mien mais celui de toute la communauté sida, de tous ces gens qui se sont battus ensemble pendant toutes ces années. J’ai dû sauter dans un avion dès le lendemain parce que Pasteur voulait organiser une conférence de presse.
A quoi avez-vous pensé en apprenant que vous étiez Prix Nobel ?
J’ai d’abord pensé à mon mari, décédé quelques mois plus tôt. J’avais décidé de partir au Cambodge, car je ne voulais pas rester seule à Paris pour notre trentième anniversaire de mariage qui se profilait. L’annonce du Nobel est tombée précisément le jour de cet anniversaire ! Ma belle-mère, qui est très croyante, y a vu un signe. Je ne crois ni en Dieu ni en une vie après la mort mais, sur le moment, j’ai été troublée et émue. Bien plus tard, j’ai appris que mon mari allait chaque année, au moment de l’annonce des Nobel, dans la pièce où tombaient les dépêches de presse, à la Maison de la radio, pour voir les noms qui sortaient. Evidemment, il ne m’en avait jamais parlé.
Qu’y a-t-il de changé entre la jeune chercheuse que vous étiez et la femme que vous êtes devenue, au terme de ce long parcours scientifique ?
J’ai perdu ma timidité, pris de l’assurance. A force de prendre des coups, on finit par être beaucoup plus solide. A la fin de ma carrière, j’avais l’impression que plus rien ne m’atteignait. En tout cas, j’avais appris à ne jamais montrer à l’extérieur la moindre faiblesse.
Le Covid-19 a-t-il ravivé, chez vous, les mauvais souvenirs du sida ?
Cela n’a pas été une très grosse surprise. Depuis plusieurs années, au sein de la communauté médicale, nous nous disions qu’une autre maladie infectieuse émergente nous pendait au nez, compte tenu des évolutions de nos sociétés, des mouvements de population, des changements climatiques… Nous n’étions pas écoutés. Même s’il ne s’agit pas du même virus ni de la même transmission, il y a des choses que nous avons apprises avec le sida, qui n’ont pas été prises en considération avec le Covid-19, comme, par exemple, impliquer la société civile dans les décisions. J’ai regretté aussi le manque de coordination qui a occasionné une perte de temps et d’argent.
Avec le recul, pensez-vous toujours que toutes ces heures passées au laboratoire, au mépris de tout le reste, valaient la peine ?
Je me suis posé cette question au moment de la maladie de mon mari. Je savais qu’il allait mourir. On s’était souvent dit qu’à la retraite on prendrait enfin un peu de temps pour nous, qu’on voyagerait… et puis le couperet tombe. A ce moment-là, j’ai essayé d’aller moins au labo, de travailler à la maison. Mais il m’a fait comprendre que je devais reprendre le cours de ma vie, que ça lui faisait du bien à lui aussi. Il m’a remise sur les rails. Maintenant, je sais qu’il avait raison. J’arrive dans la dernière période de ma vie, et je n’ai aucun regret. J’ai rencontré des gens merveilleux, splendides, j’ai beaucoup appris des autres, j’espère avoir contribué à apporter quelque chose, et les jeunes chercheurs que j’ai formés sont devenus comme mes enfants, c’est la famille que je me suis constituée. Vivre pour soi, je n’en vois pas l’intérêt. Vivre pour les prix ou les honneurs, non plus. Donner aux autres, c’est la direction, le sens que j’ai essayé d’imprimer à ma vie.
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