par Chloé Pilorget-Rezzouk publié le 30 avril 2021
Le psychiatre Roland Coutanceau, un des sept experts sollicités pour déterminer l’état psychique du meurtrier de Sarah Halimi, défend la thèse d’une bouffée délirante «exotoxique». Il souligne que «dans toutes les démocraties, le droit retient l’état mental au moment des faits, ni avant, ni après».
Trois collèges d’experts psychiatres, soit sept éminents professionnels, se sont penchés sur le cas de Kobili Traoré. Tous estiment que le meurtrier de Sarah Halimi était en proie à une «bouffée délirante aiguë» au moment des faits, mais ils divergent sur leurs conclusions. Six concluent à une «abolition» de son discernement, mais le premier médecin à l’avoir examiné, Daniel Zagury, penche, lui, pour une «altération» en raison de «la prise consciente et volontaire régulière du cannabis en très grande quantité». Pour le deuxième collège, la consommation de cannabis de Kobili Traoré a précipité la dégradation de son état, mais n’a été qu’un «qu’un cofacteur et non la cause», comme l’a expliqué un des psychiatres dans Marianne. Enfin, la troisième expertise, à laquelle le psychiatre Roland Coutanceau a participé, évoque une bouffée délirante «exotoxique», c’est-à-dire causée par des substances psychoactives. Expert national depuis quarante ans, et actuellement à la cour d’appel de Paris et à la Cour de cassation, il revient pour Libération sur ce dossier très sensible
La décision de la Cour de cassation suscite émoi et incompréhension. La famille de Sarah Halimi, soutenue par des milliers de personnes, demande la tenue d’un procès. Quel regard portez-vous sur la situation ?
Nous ne pouvons ressentir que de la compassion. Pour toute partie civile qui a perdu un proche dans des conditions très violentes et fait face à une irresponsabilité pénale, il est toujours douloureux que le mis en cause semble échapper à un procès, d’autant qu’il n’est pas toujours facile d’apprécier la dimension de maladie mentale. Le débat au niveau de la chambre d’instruction est censé éclairer ce point et expliquer ce qui a permis aux experts de prononcer leur diagnostic. Cette audience a pour but de répondre à toutes les questions légitimes que se posent les parties civiles.
Quels éléments permettent de définir l’irresponsabilité pénale ?
Avant la question même de l’irresponsabilité pénale qui relève du juge, le psychiatre pose un diagnostic et apprécie l’orientation vers une altération ou une abolition du discernement du sujet. Le psychiatre propose, le juge dispose. Ce dernier n’est pas tenu de nous suivre. Pour l’abolition, les experts discutent de la présence d’un épisode aigu (bouffée ou poussée délirante) chez un malade mental (atteint de schizophrénie ou psychose paranoïaque), d’un épisode dépressif avec des éléments délirants, d’une bouffée délirante aiguë exotoxique, c’est-à-dire dont la cause est liée à la consommation de substances psychoactives, d’un déficit mental moyen ou profond, ou d’une détérioration mentale sénile à la phase d’état (Alzheimer).
Pour l’altération du discernement, il faut être en présence d’un malade mental en dehors d’une poussée aiguë, d’un état dépressif simple, d’un déficit léger ou d’un état de détérioration mentale sénile à son début. Par exemple, si un schizophrène commet un délit ou un crime mais n’est pas sujet à une bouffée délirante aiguë au moment des faits, son discernement ne sera pas considéré comme aboli, mais simplement altéré. Ce qui compte, c’est l’état psychique du mis en cause dans le temps strict où l’infraction est commise. Ni avant, ni après. Dans toutes les démocraties, le droit retient l’état mental «au moment des faits».
Qu’est-ce qui vous a fait conclure à l’abolition du discernement de Kobili Traoré ?
Il y a deux éléments clés. Premièrement, un épisode délirant aigu. A cet égard, si un psychiatre l’avait examiné peu avant son passage à l’acte, il aurait sans aucun doute proposé une hospitalisation sous contrainte. Son état le justifiait. Dans ce dossier, nous avons la chance d’être en possession de nombreux témoignages de voisins qui le décrivent comme «très agité», comme «fou». Deuxièmement, et c’est l’argument le plus fort : son système motivationnel, qui sous-tend le passage à l’acte – pourquoi l’auteur a-t-il fait ça ? –, était infiltré d’éléments délirants mystiques. Peu de temps avant, le sujet était allé à la mosquée afin de trouver quelqu’un pour l’exorciser. Il était persuadé d’être possédé. La famille malienne chez qui il était avant a même eu peur tant il était agité. Le meurtre commis par Kobili Traoré est complètement infiltré et sous-tendu par le délire. S’il ne délire pas, il n’y a pas d’acte. Le crime ne s’explique que si on intègre le système motivationnel délirant.
Ce type de bouffée délirante est-il fréquent ?
Non, c’est très rare. Je suis expert depuis près de quarante ans, j’ai très rarement conclu à une bouffée délirante aiguë exotoxique dans des affaires d’homicides. La question d’un malade mental ayant consommé de la drogue se pose en permanence, mais c’est la question de la présence ou non d’éléments délirants au moment des faits qui permet de trancher sur une altération ou une abolition du discernement. Toute personne qui consomme du cannabis, même à forte dose, ne va pas faire une poussée délirante, mais simplement être un peu bizarre, voir son environnement général un peu modifié ou sombrer dans le sommeil. Ne laissons pas entendre que les experts psychiatres déresponsabilisent n’importe quel individu qui fume du haschich. J’insiste : ne délire pas qui veut.
Le psychiatre Daniel Zagury estime que Kobili Traoré a contribué à l’apparition de son trouble en consommant volontairement du cannabis. Est-ce exact de dire que cette consommation a provoqué sa bouffée délirante aiguë ?
Daniel Zagury a considéré, entre autres, que le sujet pouvait être responsable d’avoir consommé de la drogue et donc responsable des conséquences de cette prise. On sait que le cannabis peut déclencher des délires chez les schizophrènes ou les sujets psychotiques, mais les effets sont loin d’être systématiques. Kobili Traoré a fumé du cannabis pendant des années sans faire d’épisode délirant aigu. La bouffée délirante aiguë exotoxique est particulière, car c’est le délire qui sous-tend l’acte, au moment des faits, et non la consommation de cannabis. Et aussi parce que le sujet n’est pas censé savoir qu’il peut délirer. En tout cas, nous ne sommes pas du tout dans une situation où quelqu’un animé par une intention criminelle se serait shooté à la drogue pour se donner de la force, se galvaniser, avec l’objectif de passer à l’acte.
D’aucuns doutent aussi de la «folie» de Kobili Traoré… Aurait-il pu simuler son état ?
Sur ce premier niveau de diagnostic, tout le monde est d’accord. Tous les experts ont diagnostiqué cette bouffée délirante. Bien sûr, la psychiatrie est une science humaine. On peut éventuellement leurrer un psychiatre, mais pas sept ! Sur le plan psychiatrique pur, il n’y a pas de débat. D’autant que dans ce dossier, nous avons un ensemble de témoignages. Souvent, nous devons nous contenter du seul discours du mis en cause pour l’évaluer.
Comment est-il possible que la justice ait retenu à la fois la dimension antisémite du crime et l’irresponsabilité pénale de son auteur ?
Cette question est légitime, mais la réponse peut faire débat. Certains ont relevé à juste titre une possible contradiction. En fait, il n’y en a pas si, on considère qu’une thématique du délire du sujet – en proie à un maelstrom entre le Diable, Dieu, la possession – a une dimension antisémite, mais que le sujet ne l’est pas forcément. Dans la dynamique délirante, il n’y a pas d’intentionnalité consciente, affichée, qui serait celle d’un sujet libre de toute affection mentale. Sur ce sujet complexe, l’expert décrit ce qu’il voit, ce qu’il entend, mais laisse chacun juge de son appréciation.
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