Par Camille Stromboni Publié le 26 avril 2021
« Chevilles ouvrières essentielles » des hôpitaux, les jeunes médecins doivent changer de stage début mai. Faute de postulants, plusieurs services de réanimation franciliens pourraient se retrouver en difficulté.
Corentyn Ayrault vient d’achever une semaine de quatre-vingt-dix heures de travail. Encore une et ce sera, pour l’interne en anesthésie-réanimation, la fin de son stage au bloc central des urgences et à la maternité de la Pitié-Salpêtrière (Assistance publique-Hôpitaux de Paris, AP-HP). La fin, aussi, d’un tunnel de trois semaines à un rythme extrême, sans s’arrêter, hormis pour le repos de sécurité obligatoire, « pour dormir » après vingt-quatre heures de garde.
Depuis que la troisième vague de l’épidémie frappe de plein fouet l’Ile-de-France, l’homme de 26 ans a accepté d’aller aider, en plus de son semestre en anesthésie, dans un service de réanimation de l’hôpital, débordé par l’afflux de patients atteints du Covid-19.
Ces jeunes médecins qui effectuent leur internat – après la sixième année d’études de médecine – dans différents services pendant trois ans au moins, à un rythme semestriel, sont en première ligne depuis le début de la crise épidémique qui bouleverse l’hôpital. Mais loin de l’élan durant la première vague, l’usure et la fatigue dominent. Avec une tension particulière en Ile-de-France, où les internes pourraient manquer dans certains services de réanimation dans les jours qui viennent.
« C’est sûr qu’à part la gloire, on n’a pas grand-chose », témoigne le jeune francilien, un peu écœuré, qui rappelle qu’il est « payé pareil », quel que soit le nombre d’heures alignées. « Je le fais parce que je sais que ça rend service, mais c’est vrai que je suis un peu à bout », reconnaît-il, après une année sur le front du Covid-19. Les conditions de travail « à faire pleurer » pèsent de plus en plus lourd. Tenues de protection en papier, pas de cantine, lit en plastique pour se reposer en garde… « On travaille dans des réanimations qui galèrent tellement qu’on doit mettre deux patients dans une même chambre, on n’a pas le choix, mais c’est dangereux, lâche-t-il. C’est ahurissant. »
« Le Covid a pris le pas sur toutes les autres pathologies »
Le 3 mai, à l’heure du changement de stage de l’ensemble des internes déployés dans le système hospitalier français, Corentyn Ayrault partira en anesthésie, à Bordeaux, en espérant échapper au Covid-19. En Ile-de-France, il n’a pas été le seul à effectuer ce choix : de manière relativement inédite, à entendre certains médecins, plusieurs services de réanimation vont se retrouver sans interne, ou avec beaucoup moins de jeunes médecins que durant le semestre qui vient de s’écouler. Les postes vacants existent en permanence, le nombre de stages ouverts étant toujours supérieur d’au moins 7 % à l’effectif, mais la désaffection touche cette fois-ci fortement des réanimations sous le feu de la troisième vague épidémique.
A l’hôpital Bichat-Claude-Bernard, à la Pitié-Salpêtrière, à Henri-Mondor (Val-de-Marne), à l’hôpital Raymond-Poincaré de Garches (Hauts-de-Seine), il va falloir surmonter cette difficulté, alors que la tension en soins critiques stagne sur un plateau extrêmement élevé, frôlant toujours les 1 800 patients atteints du Covid-19 en réanimation, en Ile-de-France, au 25 avril.
Comme d’autres internes – ils sont près de 500 dans la spécialité d’anesthésie-réanimation en région francilienne –, Corentyn Ayrault le souligne : c’est aussi la question de sa formation et de « l’intérêt pédagogique » de son internat qui a guidé son choix. « Je suis hyper intéressé par la réanimation, c’est ce que j’aime, précise Yannis Guyonvarch, qui achève son semestre en réanimation à la Pitié-Salpêtrière. Mais c’est redondant de suivre des malades qui ont toujours la même pathologie. J’ai besoin de me former à la greffe hépatique, à la chirurgie digestive, vasculaire, aux patients polytraumatisés… Le Covid a pris le pas sur toutes les autres pathologies, il n’y a plus cet apprentissage. » En mai, le praticien de 27 ans ira en anesthésie obstétricale à la maternité Port-Royal, à Paris.
Yannis Guyonvarch le reconnaît aussi, il y a « l’envie de voir autre chose ». Bien qu’habitué au « contact avec la mort » et à une charge de travail très lourde, la fatigue psychique est là : « C’est un peu usant et désœuvrant, dit-il. Voir tous ces patients dans un état grave qui ont dix ans de plus que nous, des personnes qui ont l’âge de nos parents, ou encore des femmes enceintes, c’est sûr que ça nous affecte. »
56 stages non pourvus en réanimation
Quelle est l’ampleur du phénomène en Ile-de-France ? « Il n’y a pas d’homogénéité, certains services très fortement touchés par le Covid ont fait le plein d’internes, d’autres pas », précise Bruno Riou, directeur médical de crise de l’AP-HP, qui comptabilise une dizaine de services de réanimation concernés dans la région par cette fuite des internes. « Ce n’est pas massif, relève-t-il, mais pour un service, ça peut être la catastrophe. » Car, si sur le papier, les jeunes médecins ne sont pas censés être indispensables pour qu’un service tourne, dans les faits, ils en sont les « chevilles ouvrières essentielles ».
« Les internes ont évité les services qui font beaucoup de Covid, mais pas seulement, estime Léonard Corti, président du syndicat des internes des hôpitaux de Paris, qui dénombre cinquante-six stages non pourvus en réanimation, contre une vingtaine en temps normal. Il y a aussi certains services maltraitants où il n’y a pas de supervision, un apprentissage par la souffrance, des horaires infernaux… A un moment, ça se paye. »
Ce n’est pas le cas chez le professeur Jean-Michel Constantin, qui s’est néanmoins posé la question quand il a vu que seuls trois internes d’anesthésie-réanimation étaient inscrits chez lui pour ce semestre de mai, quand son service à la Pitié-Salpêtrière compte sept places. « C’est la première fois que ça nous arrive. Je me suis demandé si on n’avait pas été bons, si on s’était mal occupés d’eux, mais les commentaires étaient positifs. »
Après chaque stage, les internes peuvent laisser des commentaires sur leur service, scrutés de près par leurs potentiels successeurs. Pour le réanimateur, « on paye vraiment l’effet Covid, les internes en ont marre, ils ont besoin de souffler, de moins de pression, d’arrêter de tourner à trois week-ends de garde sur quatre, et on les comprend. » Comment va-t-il faire pour tenir les prochaines semaines ? Comme dans les autres services touchés, outre le recrutement de praticiens en contrats de « FFI » (pour « faisant fonction d’interne »), il devrait faire appel aux internes d’anesthésie de son pôle pour donner un coup de main.
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