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jeudi 29 avril 2021

Les familles monoparentales, en première ligne de la crise sociale et sanitaire

Par  et   Publié le 27 avril 2021

Perte de revenus, garde des enfants pendant le télétravail, fermeture des cantines… Pour les mères et pères isolés, la situation actuelle est une source importante de stress et de défis logistiques.

Tamara élève seule ses trois enfants : Léo, 14 ans, Noan, 10 ans, et Rose, 2 ans, chez elle, à Soustons (Landes), le 13 avril.

Un an après le début de la crise sanitaire, les parents de jeunes enfants continuent de payer un lourd tribut, surtout lorsque les écoles sont fermées. La tâche est encore plus difficile pour les nombreux « parents solos » – les familles monoparentales représentaient une famille sur cinq en France en 2018 – qui portent toutes les responsabilités du foyer sur les épaules. Il s’agit, dans la majorité des situations, de femmes seules avec enfants (entre 82 % et 85 % des cas, selon que l’on considère les enfants jusqu’à 18 ou 25 ans), dont les charges domestique et mentale se sont accrues avec les inquiétudes et restrictions liées à la pandémie de Covid-19. « La gestion de la parenté devient compliquée avec un revenu unique, car elle ajoute de l’incertitude dans une société déjà précaire et qui précarise encore plus les femmes », analyse Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités.

Pour certaines mères isolées, la perte de revenus liée à la mise en chômage partiel (seulement 84 % du salaire net) a été dramatique. Et pour celles qui ont continué à travailler, la garde des enfants a souvent été une source importante de stress et de défis logistiques. Sans compter que la fermeture des cantines scolaires a entraîné une hausse du budget consacré à l’alimentationconduisant des familles à recourir aux distributions alimentaires, voire à sauter des repas.

Logements surpeuplés

Au sein des familles monoparentales, ces problèmes sont venus s’ajouter à une liste souvent déjà longue de difficultés. En 2019, 35,4 % des enfants vivant en famille monoparentale avaient un parent au chômage, contre 8,9 % dans les familles recomposées et 5,9 % en familles « traditionnelles ». Ces conditions se reflètent dans le taux de pauvreté calculé en 2017 par l’Observatoire des inégalités : il s’élevait à 18 % pour les familles monoparentales, contre seulement 7 % pour les couples avec enfants. Autre donnée cruciale en temps de confinement : 23 % des familles monoparentales vivent dans des logements surpeuplés, contre 10 % des familles traditionnelles, selon une étude de l’Insee en 2018.

Sans surprise, ces conditions dégradées ont eu des effets immédiats : les enfants de familles monoparentales ont rencontré davantage de difficultés socio-émotionnelles et de problèmes de sommeil pendant le premier confinement, selon l’enquête Sapris, publiée en janvier.

Dans ces circonstances exceptionnelles, les familles monoparentales ont, par ailleurs, fait davantage appel à l’entraide et à la solidarité familiale. « Elles ont été deux fois plus nombreuses que la moyenne à changer de domicile en mars 2020 (pour rejoindre les grands-parents en majorité) », note ainsi Xavier Thierry, chercheur à l’Institut national d’études démographiques. Les cellules familiales, valeur refuge, se sont de fait encore resserrées pendant cette période anxiogène, pour le pire mais aussi parfois pour le meilleur.

  • Tamara : le « lâcher prise », une tactique de survie

Tamara – elle ne souhaite pas donner son nom de famille – le souligne avec humour : ce matin, elle « a pris le temps de se préparer ». La femme de 39 ans, au regard fatigué et aux longs cheveux châtains, vêtue d’une robe bordeaux avec des petites fleurs blanches, reçoit Le Monde chez elle, à Soustons (Landes), à l’heure du déjeuner. Autour de la table, ses trois enfants – Léo, 14 ans, Noan, 10 ans, Rose, 2 ans – et un copain finissent leur repas. Poulet et pâtes. Le sol est jonché de jouets. Tamara a acquis la maison en 2016 avec un ex-mari qui a filé en lui laissant les travaux sur les bras. « Pendant un an, je n’avais plus d’eau dans la cuisine, je faisais la vaisselle à quatre pattes dans la salle de bains. »Seuls les chambres et le salon sont terminés. « Etre maman solo, c’est devoir être sur tous les fronts, tout le temps. C’est pas se dédoubler, c’est se détripler, se déquadrupler ! », explique Tamara.

Quand la crise sanitaire est venue percuter les difficultés habituelles du quotidien, cette éducatrice spécialisée a paradoxalement découvert le « lâcher prise ». A l’arrivée du premier confinement, elle était « en plein burn-out parental ». Epuisée de courir aux quatre coins du département consulter des spécialistes (ergothérapeute, psychomotricien, orthophoniste, psychologue) pour le suivi de son fils Noan, diagnostiqué précoce et atteint de différents troubles. A l’époque, la petite Rose, tout juste 1 an, est loin de faire ses nuits. « J’avais conscience que je devais me ressaisir, mais je n’en pouvais plus. Alors, étonnamment, le premier confinement, ça a signifié moins de pression, ça m’a permis de me poser », dit-elle en souriant.

Tamara avec Léo et Rose, à Soustons (Landes), le 13 avril. Le plus grand de la fratrie, Léo, est particulièrement présent quand il s’agit de s’occuper de la petite dernière, Rose, et de soulager si besoin Tamara.

Un an plus tard, elle préfère se remémorer les bons souvenirs, comme la coupe au bol faite aux garçons après la perte d’un pari, et le temps passé à jouer en famille. Même s’il y eut aussi des moments de crise. « Récemment, la professeure d’espagnol de Léo m’a rappelé une visio où il était apparu à l’écran avec Rose dans les bras qui hurlait, et moi derrière qui m’activais pour faire le repas », raconte-t-elle. Alors que les enfants ont renoué, à l’occasion du troisième confinement, avec l’enseignement à distance, Tamara garde, à l’image de beaucoup de parents, un douloureux souvenir de « l’école à la maison » et de son cortège de cours en ligne pour les deux aînés, respectivement en 5e et en CM1, en 2020. Entre les galères techniques – « on est dans les Landes, Internet ça saute » –, la difficulté de Noan à se concentrer et la découverte de ses propres limites pour l’aider dans les apprentissages, le « lâcher prise » est donc apparu comme une tactique de survie pour Tamara.

Le Covid-19 n’a pas provoqué ses difficultés, mais il les a accentuées ou mises en relief. Inquiétudes financières, isolement, rapports conflictuels avec son ex… Tamara « cumule tous les méfaits de la monoparentalité », dit d’elle son amie Adeline Coumailleau, fondatrice d’une association pour les familles monoparentales des Landes. Faute de soutien familial – toute sa famille vit en région parisienne –, sa vie sociale est réduite à la portion congrue. La précarité, elle, est bien là. « Je compte tout le temps », reconnaît Tamara, qui a fréquenté Les Restos du cœur à quelques reprises.

« Quand on travaille trente-cinq heures par semaine et qu’on doit tout gérer toute seule, c’est très compliqué, confie-t-elle. Avant d’avoir Rose, je travaillais de 8 h 30 à 18 h 30, à une heure de chez moi. Je payais une nounou pour garder les enfants, mais je ne m’en sortais pas. » Depuis la naissance de la petite, elle est en congé parental, ce qui lui a permis de se remettre d’une embolie pulmonaire et de lancer les travaux de sa maison. Lors du premier confinement, réalisant la difficulté des familles avec des « enfants atypiques », elle a décidé, avec une amie, de lancer une association de soutien scolaire, spécialisée dans l’accompagnement de ces derniers. Elle compte bien déposer les statuts dans les semaines qui viennent pour mettre en place les premières activités à la rentrée de septembre.

  • Lucie : « Craquer n’est pas possible »

« Et si je m’écroule, ou que je tombe malade, qui va rester pour ma fille ? » La question obsède Lucie – le prénom a été modifié –, maman d’une petite fille de 2 ans et demi et séparée de son concubin depuis dix-huit mois. Cette trentenaire au regard franc vit dans un trois-pièces en région parisienne.

Dans les familles monoparentales, il suffit parfois d’un grain de sable pour que la machine bien huilée s’enraye. Début avril, lorsque les crèches ferment leurs portes après l’annonce du troisième confinement national, c’est la panique pour Lucie. Victime d’une lourde chute qui lui a causé une luxation de la hanche début mars, la fonctionnaire de 35 ans, cadre dans la fonction publique, est mise en arrêt de travail, sans possibilité de se mouvoir et de s’occuper correctement son enfant.

Dans cette période délicate, la jeune femme s’estime chanceuse, car sa mère de 71 ans a reçu sa première injection du vaccin AstraZeneca à la mi-mars. Elle a ainsi pris le relais et s’est substituée à la crèche durant les trois semaines de fermeture. Sans vaccin, il aurait été hors de question pour Lucie de faire prendre le moindre risque à sa mère. « Les riches profitent des microcrèches qui sont restées ouvertes, pendant que les couples avec moins de revenus et les parents isolés galèrent », dénonce-t-elle.

La situation familiale de « parent isolé » est uniquement prise en compte par la fiscalité dans le calcul des parts. Et, pour elle, cette reconnaissance de l’Etat n’est pas suffisante. « Le Covid-19 a accentué la pression économique et sociale à notre égard. Nous sommes invisibilisés alors que nous sommes en première ligne en matière de pauvreté, s’agace la jeune femme. Nous ne sommes pas prioritaires, ni pour avoir une place en crèche ni pour être soignés ou vaccinés. »

Une colère qui l’a poussée à s’engager pendant le premier confinement, au printemps 2020, après s’être rendu compte qu’elle s’était « cramée ». Se réveiller tous les matins à 6 heures, télétravailler jusqu’au réveil de sa fille, à 9 h 30, s’occuper d’elle jusqu’à la sieste de 13 heures, jouer et dîner, puis coucher son enfant, avant de se remettre à bosser jusqu’à 22 heures. « Un rythme intenable », dit-elle en secouant la tête, un an après, même si sa fille est « autonome, intelligente et débrouillarde ».

Alors, depuis un an, cette battante s’investit dans la Collective de mères isolées de Montreuil (Seine-Saint-Denis) et a déjà pu compter sur la solidarité de cette association, consciente d’être privilégiée par rapport à d’autres femmes. « Seules l’entraide et la revendication fonctionnent », dit celle qui a horreur de la « vision misérabiliste [des parents isolés] donnée par les médias » .

D’ici à quelques mois, il faudra réfléchir à déménager, car la chambre d’Andréa ne fait que 7 mètres carrés, et le loyer de 1 200 euros représente près de la moitié de son revenu net mensuel. Même si Lucie bénéficie d’une aide de 170 euros par mois de la Caisse d’allocations familiales et de 100 euros mensuels de la part de son ex-compagnon, les dépenses incompressibles s’accumulent rapidement.

Mais c’est surtout la solitude qui pèse sur cette jeune mère, qui rêve aujourd’hui de se rapprocher géographiquement de ses parents. Pour cela, elle souhaiterait se mettre d’accord à l’amiable avec le père de sa fille, pour que la justice ne lui reproche pas un éloignement volontaire. Lucie fait de son mieux au quotidien pour protéger sa fille, bien consciente qu’elle ne peut pas tout maîtriser. « Ces derniers mois, j’ai appris à me dire qu’on ne peut pas arriver à tout faire, il faut renoncer parfois sans que cela soit vécu comme un échec », dit-elle la gorge nouée. « De toute manière, craquer n’est pas possible, je ne peux pas me permettre ce luxe, pas un interstice de nos vies n’est disponible pour ça », ajoute Lucie, terrorisée à l’idée d’avoir le Covid-19 et que sa fille soit placée par la protection de l’enfance.

Tamara avec Rose, la petite dernière, dans leur maison dans laquelle les travaux restent à finir, quand les moyens financiers le permettront, à Soustons (Landes), le 13 avril.
  • Denis : « Je me refuse d’avoir peur »

« C’est “papa, papa, papa” toutes les trois minutes », dit avec fierté Denis Torregrosa. A 47 ans, il élève seul son fils Packo, 10 ans, dans un hameau, près du village de Navarrenx (Pyrénées-Atlantiques). Sa vie a radicalement changé peu de temps avant l’arrivée du Covid-19, à la mort de son ex-compagne, en juillet 2019. Alors, crise sanitaire ou pas, il n’a ni la place ni le temps pour l’inquiétude. « Je me refuse d’avoir peur », assure-t-il en fumant une cigarette roulée.

Alors qu’il avait son enfant en garde partagée, il se retrouve brutalement, seul parent, à porter l’entière charge du foyer. Et abandonne son métier de chauffeur de poids lourds, dont les horaires ne peuvent se conjuguer avec une vie de famille à plein temps.

Après quatre mois d’allocations-chômage, Denis Torregrosa vit désormais avec un peu moins de 1 000 euros mensuels, en cumulant le revenu de solidarité active, l’allocation de soutien familial, ainsi que l’aide personnalisée au logement. « Le 12 ou 15 du mois, il m’arrive d’être à découvert », confie-t-il, avant d’ajouter qu’il laisse parfois « courir des dettes », comme les factures de la cantine scolaire. Une fois par semaine, il se rend à la banque alimentaire du Collectif oloronais de distribution de denrées alimentaires, à Navarrenx, et y récupère « quelques fruits, des patates, du lait, des pâtes, et des conserves ».

Même si ses proches lui disent « qu’il assure » dans l’éducation de son fils, Denis Torregrosa concède qu’il doute parfois. Pourtant sociable, il ressent régulièrement une solitude pesante. Son ami de longue date, Florian Taurines, bénévole de la Fédération syndicale de familles monoparentales, estime que les « pères solos » peuvent éprouver une détresse accrue. « Le conditionnement social nous fait intérioriser qu’un homme, ça ne pleure pas, ça ne demande pas d’aide. Nous sommes des ovnis sociologiques, et la société ne nous considère pas, car la parentalité est associée aux femmes », explique l’instituteur, lui-même père isolé de deux enfants de 8 et 10 ans.

De fait, après le décès de son ex-compagne, ce sont les amis de Denis qui ont joué les psychologues pour lui, tandis que son fils a été accompagné par l’école. « Impossible de tout faire seul », a-t-il finalement admis. Même s’il n’aime pas demander de l’aide, l’homme est soulagé d’être épaulé par une assistante sociale depuis peu.

Lors du dernier confinement, Denis n’a pas eu une seconde de répit. « Quand Packo est à l’école, je peux souffler un peu », dit Denis. Quand les écoles ferment, le père, armé de son bac + 2, doit remplacer la maîtresse, et cela provoque des remous au sein de la relation. Même s’il le décrit comme un « bon élève », mettre son « loulou » au travail n’est pas facile tous les jours. Il lui faut faire lâcher la console, puis trouver des ruses. « Je lui fais réciter les tables de multiplication pendant le dîner », raconte le quadragénaire en touchant ses dreadlocks grisonnantes.

Parfois, Packo est confié à sa tante qui habite à quarante-cinq minutes de route de son domicile, à Arudy. Il profite alors de ce moment pour développer son activité de sonothérapeuthe, qu’il espère lancer début 2022. En raison du Covid-19, le démarrage de son entreprise a pris du retard, mais l’homme se dit confiant sur sa capacité à rebondir.

Même s’il lui reste encore dix ans de crédit à payer pour être enfin propriétaire de la maison qu’il a construite de ses propres mains, celui qui se plaît à se définir en « pirate » vit au jour le jour. Et rêve de reprendre le volant de son camion, 300 000 kilomètres au compteur, pour quelques jours de vacances avec son fils, sur la côte basque.


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