par Gurvan Kristanadjaja, envoyé spécial en Bretagne et photos Vincent Gouriou publié le 10 février 2021
Dès les premiers instants de notre rencontre, Jeannine (1) tend délicatement une feuille de papier jaune sur laquelle il est inscrit en lettres capitales «Sidy + Cheikhou + Jeannine = 1 famille». Une façon pour cette retraitée de poser les bases d’emblée. «Voilà, c’est ma vie maintenant. Je me raccroche à ça», s’émeut l‘ancienne infirmière de 73 ans en s’asseyant autour de la table du salon de son charmant pavillon breton. Il y a trois ans, après avoir rencontré deux mineurs isolés, Sidy et Cheikhou, respectivement originaires du Mali et de Gambie, elle leur a fait une proposition invraisemblable.
«Je leur ai donné rendez-vous autour de cette table et je leur ai proposé de les adopter. Quand je leur ai dit qu’ils allaient être frères, j’ai vu des étoiles dans leurs yeux», se souvient-elle. Une décision mûrement réfléchie et formulée comme une réponse humaine à la brutalité de l’Etat français qui peut décider du jour au lendemain, à leur majorité, de les expulser. «Mon aîné, Sidy, a d’ailleurs eu une OQTF [Obligation de quitter le territoire, ndlr] à sa majorité», affirme Jeannine. A ses yeux, l’événement prouve qu‘elle a de bonnes raisons de se battre. Après trois ans de procédure, elle a obtenu gain de cause, devenant officiellement la mère des deux exilés en juin.
Pour fonder son foyer, la retraitée dispose d’une arme bien à elle : elle écrit des lettres comme d’autres posteraient des tweets. Des dizaines, voire des centaines de pages sur ordinateur qu’elle imprime et conserve dans de gros classeurs. Elle les envoie à quiconque pourrait l’aider : associations, ministres, préfets, voire au président de la République et au pape François. «J’ai lu qu’il hébergeait une famille de sans-papiers au Vatican, je me suis dit qu’il pourrait être sensible à la cause», affirme cette veuve au regard doux et cheveux blancs tirés. Sa Sainteté n’a pas fait de miracle. «Je vous informe qu’il n’est pas du ressort du Saint-Siège d’intervenir dans des domaines qui relèvent de la compétence des autorités civiles et administratives du pays», lui a-t-on répondu, joignant une photo dédicacée en guise de consolation. Elle est désormais accrochée au mur de la chambre de Sidy, âgé aujourd’hui de 21 ans.
Moqueries et réflexions
Jeannine joue franc-jeu : avant de rencontrer ses fils, elle était très méfiante envers les migrants. «Je ne suis pas du genre à monter sur des barricades pour crier “Tout pour les migrants”», s’amuse celle qui se dit d’un héritage gaulliste, religieux et conservateur. En 2017, lorsqu’une amie lui propose de donner des cours de soutien en anglais à deux jeunes mineurs isolés, Sidy et Cheikhou, elle accepte tout de même «par gentillesse». Ils sont arrivés en France un an plus tôt, fuyant la violence et la misère dans leurs pays respectifs. D’abord le Maroc, la traversée de la Méditerranée, l’arrivée à Paris, avant leur prise en charge par l’aide sociale à l’enfance (ASE), où ils font connaissance.
Jeannine prévient : «S’il y a un incident dans les quinze minutes, je m’en vais.» «A l’époque, j’étais persuadée qu’il y en aurait et que je ne resterai pas jusqu’à la fin du cours», assure-t-elle. C’est tout l’inverse : le courant passe bien entre la prof et ses élèves, elle revient pour un deuxième cours, puis un troisième. Jusqu’à, six mois plus tard, leur proposer l’adoption. «Me souvenir de tout ça m’émeut, on a vécu beaucoup de choses. Quand je suis arrivé en France, je ne m’imaginais pas vivre tout ça», dit de son côté Sidy, le Malien, désormais employé dans une usine de confection de plats collectifs. Son frère Cheikhou, 20 ans, suit aujourd’hui une formation dans les énergies renouvelables.
Malgré son dévouement, Jeannine a d’abord été méfiante : «Au début, je regardais s’ils me prenaient des choses, je repassais derrière eux pour vérifier. Eh bien, je dois dire qu’ils ne m’ont jamais menti, ni piqué de l’argent.» A leur majorité, les deux ados chassés de leurs foyers d’hébergement emménagent chez la retraitée. La nouvelle a fait le tour de la ville. Depuis, ils doivent faire face aux moqueries et réflexions de toutes parts. «Certains amis m’invitent à manger mais me disent de venir sans mes “bamboulas”», regrette Jeannine. Après la médiatisation de son combat dans la presse locale, elle a reçu énormément de messages d’inconnus. Malheureusement, il est fort probable que cela soit aussi le cas en commentaire de ces lignes, raison pour laquelle elle souhaite rester anonyme et ne pas préciser le nom de la ville où elle vit.
Famille recomposée
De nombreux commentateurs la suspectent d‘en profiter pour faire«leur éducation sexuelle». «Un jour j’ai reçu un mail d’une personne qui m’écrivait “t’as pas honte salope de te taper deux jeunes”. Cheikhou lisait derrière mon épaule, il m’a dit «mais c’est n’importe quoi, on t’a jamais tapé». Alors je lui ai expliqué ce qu’il voulait dire. Et il m’a répondu “que les gens sont bêtes, s’ils croient qu’on va se taper une vieille”», ironise la retraitée. C’est aussi vrai au cours de chacune de leurs apparitions publiques ensemble : Jeannine dit qu’elle a appris à lire les pensées dans les regards, notamment au supermarché où elle ne se gêne pas pour les appeler «mon chéri», histoire d’en rajouter.
Lorsqu’une famille est recomposée de cette façon, on ne met pas forcément les mêmes mots sur la relation qui unit ses membres. Si Jeannine parle de Sidy et Cheikhou comme de «ses fils», elle refuse en revanche de se faire appeler «maman». «Ils ont leur mère biologique encore dans leur pays», explique-t-elle. Parfois, ils se disent qu’ils s’aiment, avec autant de pudeur qu’on le ferait dans d’autres familles. Jeannine n’a jamais pu avoir d’enfants par voie naturelle, car elle est atteinte d’une maladie orpheline. Certains y voient une façon de combler un manque.
«Je crois qu’on est plutôt heureux»
Elle réfléchit un instant. «Je pense que je l’aurais fait même si j’avais eu des enfants. J’ai eu de la chance finalement, la nature m’a donné deux fils. Je n’ai pas eu les nuits sans sommeil, je n’ai pas eu à les entendre pleurer quand ils faisaient les dents, ils me sont arrivés comme ça. Et je crois qu’on est plutôt heureux», dit l‘ancienne infirmière en pointant son aîné. «Si j’étais malheureux, je ne serais pas ici», répond-il, d’un sourire. Pour ces jeunes, avoir un foyer bienveillant offre un cadre. «Mais je ne me sens pas vraiment Français pour autant. Je sais bien que je viens d’ailleurs. C’est comme un Français qui vit à l’étranger, même au bout de cinquante ans, il se sentira toujours Français», assure Sidy, le seul des deux frères présents lors de notre rencontre.
Après un long parcours judiciaire, la cour d’appel de Rennes a finalement prononcé l’adoption de Sidy et Cheikhou par Jeannine, le 2 juin à 15h30. Désormais en situation régulière, les deux frères ont pu terminer leurs études : l’un en CAP cuisine, l’autre en bac pro plombier chauffagiste. Sur les murs de la maison, des photos d’eux en tenue traditionnelle bretonne sont accrochées un peu partout.
Avant que l’on se quitte, Jeannine dépose sur la table la toute dernière lettre qu’elle a écrite. Elle est adressée au préfet du coin et à plusieurs ministres. «Je leur demande que mes enfants puissent figurer sur mon livret de famille. Sinon l’adoption signifie quoi ?»s’agace-t-elle. Sur les raisons qui la poussent encore à poursuivre ses démarches, elle répond simplement : «Ils m’ont rendu meilleure.»
(1) Le prénom a été modifié
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