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Avant une prise de décision, un entretien d’embauche ou même lorsque nous sommes allongés le soir dans notre lit, les “bavardages” intérieurs rythment notre journée, au point de nous faire parfois tourner en bourrique. Cette journaliste britannique a échangé avec un spécialiste de la question pour mieux comprendre le phénomène.
Comme en témoignera volontiers Ethan Kross, neuroscientifique et psychologue expérimental américain, il n’existe probablement pas une seule personne sur Terre capable de ne pas écouter cette petite voix intérieure qui nous raconte mille choses inutiles. Une nuit, il y a dix ans, M. Kross s’est retrouvé assis chez lui, une batte de baseball à la main, à attendre un assaillant imaginaire qui, pensait-il dur comme fer, allait d’un instant à l’autre faire irruption dans sa maison – un assaillant créé de toutes pièces par son esprit, paniqué en raison de la lettre de menaces qu’un inconnu avait adressée au scientifique après l’avoir vu à la télévision. M. Kross, dont les recherches portent sur l’introspection, avait conscience que sa réaction était exagérée ; qu’il était victime de ce qu’il appelle nos “bavardages” intérieurs. Mais cela ne lui a pas du tout fait du bien de se le dire. Au summum de son angoisse, ses pensées négatives tournant frénétiquement en boucle, il s’est même mis en quête de “gardes du corps pour universitaires” sur Google.
M. Kross dirige le laboratoire Émotion et Contrôle de soi de l’université du Michigan, qu’il a fondé et auquel il a consacré la majeure partie de sa carrière pour étudier les conversations silencieuses que les gens ont avec eux-mêmes : ces dialogues internes qui exercent une influence extrême sur nos vies. Pourquoi – ses collègues et lui-même cherchent à le savoir – certaines personnes se sentent-elles mieux quand elles se tournent vers l’intérieur d’elles-mêmes pour comprendre ce qu’elles ressentent, alors que d’autres risquent de s’effondrer si elles le font ? Y a-t-il de bonnes et de mauvaises manières de communiquer avec soi-même, et, si c’est le cas, existe-t-il des techniques utiles pour les personnes dont la voix intérieure cause un chouïa trop fort ?
Les émotions négatives, bonnes à petites doses
Au fil des ans, M. Kross a trouvé des réponses à certaines de ces questions, et il vient de les réunir dans un nouveau livre : Chatter. The Voice in Our Head, [Why It Matters] and How to Harness It [“Bavardages. Comment dompter la petite voix dans notre tête”, non traduit]. Ce manuel, espère-t-il, améliorera la vie de ceux qui le lisent. “Mais nous n’allons pas éradiquer l’anxiété et la dépression”,prévient-il d’emblée. Son livre “n’est pas une pilule miracle, et les émotions négatives sont bonnes à petites doses. Mais il est possible d’abaisser quelque peu la température quand elle monte trop, et ainsi de gérer plus efficacement ce que nous vivons.”
Selon M. Kross, qui me parle sur Zoom depuis sa maison enneigée d’Ann Arbor, dans le Michigan, de nombreuses recherches montrent que, lorsqu’on ressent des émotions négatives fortes – états qui, selon l’imagerie par résonance magnétique, mêlent une composante physique et une composante émotionnelle –, l’introspection peut faire “considérablement” plus de mal que de bien. Nos pensées, insiste-t-il, ne nous sauvent pas de nous-mêmes. Au contraire, elles provoquent quelque chose d’insidieux : un cercle vicieux qui transforme la singulière capacité de l’être humain à faire un travail d’introspection en une malédiction plutôt qu’une bénédiction, avec des conséquences potentiellement graves pour notre santé mentale et physique (cette introspection négative peut même accélérer le vieillissement).
Un dialogue intérieur de 4 000 mots par minute
Faut-il en conclure qu’il n’est pas bon de se pencher sur son monde intérieur ? Que les personnes qui suivent une psychothérapie doivent immédiatement annuler leur prochain rendez-vous ? Pas tout à fait. “Éviter ses émotions d’une manière générale n’est pas une bonne chose, souligne M. Kross. Parlons plutôt de distance. Pour certaines personnes, la distance équivaut à l’évitement et au refoulement. À mes yeux, c’est la capacité à faire un pas en arrière et à réfléchir, à élargir son champ de vision. On n’évite rien en faisant cela, si ce n’est de se laisser déborder.”
Selon une étude, on se parle à soi-même à une vitesse qui équivaut à prononcer 4 000 mots par minute (à titre de comparaison, le discours annuel sur l’état de l’Union du président américain, qui contient généralement quelque 6 000 mots, dure plus d’une heure). Pas étonnant donc qu’on soit fatigué à force d’écouter cette petite voix bavarde, qu’elle se lance dans un soliloque décousu, un rabâchage compulsif d’événements passés, des associations libres d’idées ou un furieux dialogue interne.
Vider son sac, une fausse bonne idée
Si tout ce bruit peut nous paralyser, il risque aussi de saboter notre vie. En effet, ce que nous vivons à l’intérieur de nous-mêmes peut occulter presque tout le reste. Une étude publiée en 2010, par exemple, montre que nos expériences intérieures éclipsent nos expériences extérieures – chose qui, comme le note M. Kross, explique le fait qu’une fois que des pensées ruminantes nous assaillent elles peuvent ruiner jusqu’à la plus belle des fêtes ou la promotion que l’on attendait depuis des lustres.
Pourquoi certaines personnes ont-elles une voix intérieure qui parle plus fort que d’autres ? une voix plus gênante ? “C’est plus difficile à dire. Il existe tellement de moyens de l’activer : il y a des facteurs génétiques, d’autres environnementaux.” Ce qui est certain, c’est qu’elle joue un rôle considérable dans nos vies. “Les données dont nous disposons sur les liens entre l’anxiété et la santé physique sont accablantes.” Les individus qui sont capables de calmer leur petite voix intérieure sont plus heureux.
Du reste, il est intéressant de noter que les données scientifiques sur ces phénomènes tantôt vont dans le sens de l’intuition, tantôt la contredisent. Dans une large partie de son livre, M. Kross présente une “boîte à outils” rassemblant les techniques utiles pour mettre en sourdine son dialogue intérieur. Tandis que certaines de ces techniques s’opposent à ce que nous croyons bon – vider son sac, par exemple, peut faire plus de mal que de bien parce que parler de ses expériences négatives avec des amis risque souvent d’avoir un effet répulsif, et de faire fuir ceux dont on a le plus besoin –, d’autres confirment que nous avons parfois raison de suivre notre intuition.
Se parler comme si on était une tierce personne
Prenons cet exemple : si vous êtes du genre à vous parler à la deuxième ou à la troisième personne quand vous êtes dans tous vos états (“Rachel, il faut que tu te calmes ; ce n’est quand même pas la fin du monde”), vous allez vous faire du bien. Ce que M. Kross appelle “une conversation intérieure distanciée” constitue, d’après les expériences qu’il a menées, une des façons les plus rapides et les plus simples de prendre du recul sur ses émotions. Se parler à soi-même – comme si on était une autre personne – a un effet apaisant, mais pas seulement. Les travaux de M. Kross montrent en outre que cela peut aider à faire meilleure impression, ou à améliorer ses performances lors d’un entretien d’embauche, par exemple.
Certaines techniques qu’il propose ont des effets bénéfiques largement connus : le contact physique (prendre quelqu’un dans ses bras, par exemple) et le contact avec la nature (prendre un arbre dans ses bras). Les activités qui provoquent une forme d’“admiration” – marcher au milieu de montagnes imposantes ou bien contempler une œuvre d’art magnifique – aident aussi à prendre du recul.
Les réseaux sociaux, un mégaphone pour notre petite voix
M. Kross avait fini d’écrire son livre bien avant le début de la pandémie – sans parler de l’assaut du Capitole. Mais, comme il l’observe lui-même, il aurait difficilement pu être publié à un moment plus opportun. “Nous traversons un grand épisode de bavardage à l’échelle d’une société : une pandémie comme on n’en vit qu’une fois dans son existence, l’incertitude politique.”
Son article le plus connu se penche sur les effets nuisibles des réseaux sociaux, lesquels se transforment souvent en “mégaphone géant” de notre petite voix intérieure sur notre environnement, au sein duquel, selon lui, nous devons apprendre à naviguer avec plus de prudence. Facebook demande d’ailleurs expressément à ses utilisateurs [anglophones] : “What’s on your mind ?” soit “Qu’avez-vous en tête ?” [question qui correspond au “Que voulez-vous dire ?” de la version française du site].
Une certaine résistance face à la pandémie
Au sujet de la pandémie, M. Kross est toutefois moins pessimiste que d’autres quant à ses répercussions à long terme sur notre santé mentale.
Nous percevons déjà des signes qui indiquent que les dépressions et l’anxiété marquent un pic. Beaucoup de personnes se sentent très tristes, et les gens vivent davantage d’épisodes dépressifs majeurs, mais l’être humain est aussi très résilient, et nous sous-estimons souvent cette résilience. Beaucoup de gens se portent très bien. Ils traversent cette épreuve en s’adaptant. Je suis optimiste.”
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