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jeudi 11 février 2021

Journal d'épidémie Covid et individus fragiles : «Nous sommes ce que vous ne voulez pas voir»


 


par Christian Lehmann, médecin et écrivain  publié le 10 février 2021

Christian Lehmann est écrivain et médecin dans les Yvelines. Pour «Libération», il tient la chronique d’une société suspendue à l’évolution du coronavirus.


C’était l’autre jour sur CNews, chez Pascal Praud. Yann Moix était invité pour donner son avis sur la gestion de la pandémie. (Oui, je sais, ça ressemble à un gag, mais en fait, c’est juste CNews quoi…) Nouvelle antienne, une fois de plus, sur le fait qu’il faut bien mourir un jour, messieurs-dames, et si possible sans trop emmerder le monde. La manière dont une partie de nos intellectuels à la Moix, de BHL à Beigbeder en passant par Jardin et Comte-Sponville, dissertent sur la mort des autres, est assez fascinante. A chaque fois, on mesure l’indécence de vieillards de toute façon condamnés, de vulnérables qui pèsent sur la société, de ne pas disparaître sans bruit. Qu’ils meurent, ou se confinent hors de la vue des bien portants. C’est oublier, bien sûr, la réalité de la pandémie, les Covid longs, les patients parfois jeunes et en bonne santé sévèrement atteints. Mais ne demandons pas à ces experts de plateaux de s’arrêter à de tels détails.

Si ce bruit de fond eugéniste n’émanait que des nombrilistes infantiles du clergé médiatique, il serait déjà tristement symptomatique. Mais le même jour, dans le Journal International de médecine, un médecin, le docteur Pierre Rimbaud, se fend d’une «tribune darwinienne», selon les mots de la rédaction, en demandant : «Que serait-il arrivé il y a quelques décennies (Spoiler : «C’était mieux avant.»)

«Il n’y a pas si longtemps n’existaient ni les chaînes d’info en continu, ni l’Internet des réseaux sociaux, ni même les instruments nécessaires aux Etats pour connaître l’épidémiologie mondiale en temps réel, écrit le Dr Rimbaud. A cette époque pourtant récente, les épidémies entraînaient une mortalité abondante et régulière, totalement méconnue et même négligée, qui éliminait de la population des vieillards, des malades fragiles, des sujets génétiquement mal équipés… et tout le monde trouvait ça normal, certes attristant mais naturel. On acceptait la mort qui frappait semblait-il au hasard. Il faut bien faire une fin, disait-on, et quand les victimes étaient des enfants… on en faisait d’autres. Dans toutes les espèces vivantes, le résultat de cette décimation régulière par les épidémies et par les prédateurs est ce qu’on appelle la sélection naturelle, c’est-à-dire l’élimination des traits génétiques les moins favorables et des individus les moins utiles à la survie du groupe. Jusqu’à une époque récente, la fin de vie des humains était systématiquement écourtée par des complications de toute nature, et tout particulièrement par des infections pourtant bénignes chez les plus jeunes. Il n’était aucunement question d’emmener en réanimation toute cette frange de la population vouée à court terme à finir sa vie. Empêcher la mort, «quoi qu’il en coûte», n’était pas une obsession ni même une possibilité pratique.»

Je vous passe les détails sur «la dialyse médicale qui sauve la vie d’innombrables insuffisants rénaux, dont il faut évidemment se féliciter mais reconnaître le coût exorbitant au profit de malades essentiellement âgés et polypathologiques» pour arriver à la conclusion : «On entretient des armées de personnes âgées dépendantes et de malades chroniques, dont la charge financière incombe aux jeunes générations, condamnées à se ruiner en coûteuses retraites par répartition (dont eux-mêmes ne pourront sans doute jamais bénéficier) et en cotisations d’assurance maladie au profit d’une population improductive indéfiniment croissante.»

«Eh bien moi je veux vivre»

Marie a 47 ans. Psychologue clinicienne à l’hôpital, elle est confinée depuis un an, comme nous l’avait raconté son amoureux, Franck, le 22 avril à Libération. Aujourd’hui, écœurée par la petite musique ambiante de l’eugénisme décomplexé, c’est elle qui m’a demandé de prendre la parole :

«Je fais partie de ces publics qu’on dit fragiles. Peu importe le nom de ma maladie, il n’a pas d’importance. Je suis une des 20 millions de personnes vulnérables au coronavirus. La réalité de ma vie, ça n’a jamais été les sorties en boîtes, les vacances sac au dos. La réalité des malades, quel que soit leur âge, est toute autre. Entre hospitalisations, ruptures scolaires et difficultés d’intégration sociale. Sans parler du rejet. Car nous n’avons pas attendu cette crise pour être constamment confrontés au regard des autres et à celui de la société. Du refus des assurances à garantir un prêt, jusqu’à une fin de non-recevoir pour un emploi… sauf à mentir sur son état de santé.

«Aujourd’hui je suis isolée. Je le suis depuis le 28 février. Depuis cette date je n’ai assisté à aucune soirée, reçu personne sauf cet été, dehors, quand mes parents sont venus, à distance et sans ôter leurs masques. Ceux qui m’aiment ont peur pour moi, peur de me contaminer. Je suis donc cloîtrée chez moi. Ce virus m’a pris ma vie sociale. Il m’a pris ma vie familiale. Il m’a pris ma vie professionnelle. Pour être placée en télétravail, j’ai dû me battre, argumenter, révéler ce que j’avais si bien caché, si longtemps. Contre mon gré. Et beaucoup autour de moi ont détruit mes repères pour «me protéger».

«De la même façon, des personnes bien intentionnées voudraient que les fragiles se «mettent à l’abri». Comme si, nous tous qui luttons chaque jour pour notre survie, nous n’avions pas songé que ce virus pouvait être dangereux. Alors que je ne pense même qu’à ça. Bien sûr les connaissances ont évolué et aujourd’hui on connaît mieux les modes de transmission. Mais longtemps, et encore parfois aujourd’hui, j’ai vécu l’angoisse. J’ai contrôlé ma température, mon souffle, ma saturation en oxygène chaque jour. Ma seule fenêtre sur le monde, c’est mon ordinateur, les réseaux sociaux et les infos. Et ce que j’y vois quotidiennement au mieux me désole et au pire m’angoisse ou me met hors de moi.

«Isoler les plus vulnérables semble pour beaucoup la solution pour pouvoir retrouver une vie normale. Cette négation de notre souffrance, de notre abandon déjà difficile à vivre auparavant est devenue un véritable enfer. Cette laideur larvée de la société s’étale maintenant au grand jour dans la plus grande indécence : “Ils ont vécu assez longtemps”, “Seuls les plus forts peuvent survivre”, “Tous ces fragiles nous empêchent de retrouver une vie normale”… et j’en passe, jusqu’à l’acceptation de la mort sur laquelle nous devrions réfléchir sérieusement. Eh bien moi je veux vivre. Et j’en ai assez d’entendre qu’on attend de nous qu’on disparaisse aux yeux du monde, pour que les autres puissent danser à l’aise sur nos tombes. Je n’ai jamais eu honte d’être différente, et je me demande comment ceux qui pensent que leur vie vaut mieux que la mienne arrivent à se regarder dans un miroir.

«Plus prosaïquement, je vois mal comment un confinement complet des plus fragiles, des plus dépendants serait possible. Rien n’est organisé pour les livraisons de repas, de médicaments. Nous restons à la merci d’un raté de la part d’un des soignants dont nous dépendons forcément. Ces infirmières, ces kinésithérapeutes, ces aides de vie qui sont notre seul lien avec le monde extérieur sont eux-mêmes exposés, et je sais leur crainte de nous contaminer. Même les reclus que nous sommes ont besoin de se nourrir, à moins bien sûr que la société ne détourne une fois de plus pudiquement les yeux.

«Cette crise aura mis à jour un clivage que nous n’imaginions pas si grand entre le monde des bien-portants et les autres. Et pourtant, nous sommes aussi le vieillard que vous deviendrez, le cancéreux que vous pourriez devenir, le handicapé que votre sœur ou votre enfant sera peut-être un jour.

—  Marie, confinée depuis un an car de santé fragile

«Pourtant, dans le triptyque gouvernemental “Tester, tracer, protéger”, il est question d’isoler pour quelques jours les personnes infectées en leur permettant un accès à la livraison de repas, à la garde d’enfant, en leur facilitant donc cette mise à l’écart. Mais pour les vulnérables, à part de leur dire qu’ils doivent se retirer du monde, rien n’est fait. Avec d’autres personnes en situation de handicap il a fallu réfléchir de nous-mêmes à des moyens d’être livrés ou devoir demander l’aide de nos proches. Notre dépendance nous est renvoyée en permanence. Notre résilience aussi, et nombre d’entre nous, se sentant un poids pour la société, s’interrogent sur la place qui est réellement la leur. On parle de l’augmentation des idées suicidaires, mais qu’en est-il des syndromes de glissement, des arrêts thérapeutiques, des mises en danger faute de soins adaptés. Qui viendra nous demander comment nous vivons cet enfermement ?

«Que la société le veuille ou non, nous sommes une réalité. Nous avons l’habitude que notre voix ne soit pas entendue, étouffée par les récriminations budgétaires de tous ordres. Nous sommes vos vieux en Ehpad, nous sommes des polyhandicapés, nous sommes des malades chroniques, nous sommes des personnes dépendantes du bon vouloir des autres… mais nous restons des personnes. Cette crise aura mis à jour un clivage que nous n’imaginions pas si grand entre le monde des bien portants et les autres. Et pourtant, nous sommes aussi le vieillard que vous deviendrez, le cancéreux que vous pourriez devenir, le handicapé que votre sœur ou votre enfant sera peut-être un jour. Nous sommes ce que vous ne voulez pas voir de votre condition humaine, de votre avenir possible. Je ne vous le souhaite pas. Mais peut-être ce jour-là découvrirez-vous, bien tard, quel goût a la vie quand il faut se battre chaque jour pour pouvoir profiter une fois encore du lever du soleil.»

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