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lundi 8 février 2021

Interview Djaïli Amadou Amal : «La patience enseignée aux femmes n’est qu’une forme de soumission»

par Catherine Calvet et Anastasia Vécrin   publié le 28 janvier 2021

Djaïli Amadou Amal est une écrivaine d'expression française mais aussi militante féministe. Son dernier roman, les Impatientes(édition Emmanuelle Collas, 2020) raconte l'éprouvant parcours de trois femmes qui doivent faire face au mariage forcé, au viol conjugal ou à la polygamie. Il a reçu le prix Goncourt des lycéens et le Choix Goncourt de l'Orient et a été publié en 2017 en Afrique sous le titre «Munyal, les larmes de la patience», «munyal» signifiant patience en peul.

Pour ce livre comme pour les précédents, elle puise d’abord dans sa propre expérience. Elle a ainsi été mariée de force à 17 ans et a connu la polygamie de l’intérieur de la concession (demeure de la famille au sens large, enserrée de hauts murs). Elle a réussi à quitter ce mari imposé au bout de cinq ans et réside aujourd’hui à Douala, en compagnie de son époux, Hamadou Baba, ingénieur et écrivain.

En lisant votre roman, qui est inspiré de faits réels, on se demande à quelle époque il se déroule. Est-ce révélateur de la condition des femmes au Sahel aujourd’hui ?

Mon roman s’inspire de mon adolescence, mais cela pourrait être un récit des années 50 comme des années 2010. Le Septentrion camerounais, où se déroule le récit et dont je suis originaire, appartient au Sahel, et c’est une région qui change très lentement. Mon témoignage vaut pour tous les pays de la région, du Mali au Sénégal en passant par le Nigeria ou la Guinée. Les femmes sahéliennes, qu’elles soient musulmanes, chrétiennes ou animistes, sont soumises au même poids des traditions régionales. Peu importe qu’elles viennent d’un milieu urbain ou rural. Certains aspects peuvent bien sûr aggraver ou adoucir ce joug. Il y a des facteurs culturels mais aussi des facteurs économiques, la pauvreté est partout un facteur aggravant. Il y a aussi des facteurs extérieurs qu’on ne peut pas maîtriser comme le réchauffement climatique : il provoque un exode rural massif, encore plus de pauvreté et même des famines. Les filles deviennent très vulnérables, car le mariage forcé devient un moyen d’avoir une bouche en moins à nourrir. L’autre facteur extérieur aggravant est l’apparition de groupes terroristes comme Boko Haram, qui installent une grande insécurité, dont les femmes sont les premières victimes.

Est-ce que votre double origine, camerounaise et égyptienne a un peu adouci votre condition de femme dans cette région ?

J’ai été élevée dans une tradition peule et musulmane. J’ai grandi dans une concession, une maison familiale avec mes oncles, mes tantes, les différentes femmes de mon père et leurs enfants. Je pense que mon métissage a été bénéfique. Ma mère, d’origine égyptienne, avait des relations avec la communauté arabe, notamment avec une grande famille libanaise installée au Cameroun depuis les années 50, qui possédait des commerces mais aussi des cinémas. C’était un milieu où l’on pouvait rencontrer beaucoup d’étrangers, presque toute la communauté occidentale, celle des expatriés, des Européens. Et surtout cela m’a permis d’avoir un accès aux livres. Je ne serai pas celle que je suis aujourd’hui si je n’avais pas eu la chance de lire beaucoup et ce, très jeune.

Dans votre roman les filles ont très peu accès à l’éducation mais cet accès n’est pas évident non plus pour les garçons ?

L’éducation, l’instruction, sont des facteurs d’émancipation, c’est une concurrence, une remise en question pour l’ordre familial, de la transmission des valeurs socio-culturelles. La loi familiale ordonne que les filles deviennent des épouses et des mères et que les garçons prennent la relève de leur père. Il y a certes plus d’écoles par rapport aux années 80-90, des universités, mais il y a aussi beaucoup de déperditions, d’échecs de scolarisation. Pour les enfants du milieu rural qui sont loin des écoles. Mais surtout pour les enfants de familles pauvres, l’alimentation reste toujours prioritaire sur l’éducation quand il faut faire un choix. Les parents ont du mal à se projeter dans le futur et se demander ce que fera leur enfant une fois adulte, souvent la seule question est de savoir ce qu’il mangera le lendemain. L’école n’est gratuite qu’en primaire. Dans le secondaire elle est payante, et cela peut devenir très cher quand on vient d’une zone rurale car cela signifie qu’il faut envoyer son enfant à la ville. Il faut y avoir des parents. Inutile de préciser qu’une famille enverra un garçon étudier en ville si c’est matériellement possible, mais jamais une fille. Il est hors de question qu’elle échappe au contrôle familial. Le chômage décourage aussi beaucoup de jeunes : pourquoi se lancer dans des études difficiles à mener si on ne trouve pas de travail ensuite ?

Comment êtes-vous perçue dans votre pays en tant que féministe ?

J'ai publié mon premier roman en 2010. À l'époque les réactions étaient très méfiantes, on ne comprenait pas pourquoi une femme écrivait. On me reprochait de briser des tabous, d'être traître à ma communauté. On me reprochait à la fois d'aller contre l'Islam et de remettre en question le pulaaku qui définit un ensemble de règles morales et sociales spécifiquement peul. Le mot signifie d'ailleurs «être peul». Il y a eu aussi des menaces plus ou moins voilées, des commentaires allant parfois jusqu'à l'insulte. On interrompait mes conférences ou mes séances de dédicaces. Mais, pendant ces dix années j'ai aussi réussi à convaincre, à faire comprendre mon combat à d'autres qui finalement m'ont rejointe dans ce militantisme.

Comment êtes-vous devenue féministe ?

Par la littérature. D’abord par la lecture puis par l’écriture. J’ai été mariée de force à 17 ans à un homme qui avait la cinquantaine. Cet homme était une figure reconnue de la ville, il disposait d’une autorité, d’un pouvoir. J’ai donc traversé une période très éprouvante sur le plan physique et psychologique. La lecture est devenue mon seul refuge, mon seul moment de bonheur et de paix. Les livres me permettaient d’être partout ailleurs que chez mon époux. J’ai fait une longue dépression, avec des troubles psychosomatiques, des tentatives de fugue, de suicide. J’ai trouvé une voie thérapeutique grâce à l’écriture. En écrivant, je me guérissais.

Et le véritable déclic féministe militant ?

Il s’est imposé quand j’ai eu des filles et que j’ai réalisé le sort qui les attendait. Que pourrais-je faire pour leur éviter le mariage forcé ? Il fallait que j’agisse, c’est à ce moment qu’on devient féministe, quand on agit concrètement. J’ai commencé par fuir. Cette fuite a été très douloureuse car j’ai perdu le contact avec mes enfants, kidnappés par leur père, pendant presque trois ans. Cela a été une bataille très longue pour les récupérer. Ma mère me soutenait mais la moitié de la famille était contre moi et me considérait comme une mauvaise fille, une mauvaise mère, une mauvaise personne. Quand j’ai publié mon premier roman, j’ai décidé de revenir dans ma ville pour faire une séance de dédicaces. J’ai décidé d’assumer tout ce que j’écrivais, de continuer à briser les tabous.

J’ai ensuite créé une association, Femmes du Sahel, qui s’occupe de scolarisation des filles mais aussi de développement. Grâce à l’association, entre 300 et 400 filles sont entièrement prises en charge. Nous faisons beaucoup de campagnes de sensibilisation, notamment en milieu rural pour convaincre aussi les familles de la nécessité de scolariser leurs filles. Nous avons aussi créé des bibliothèques dans des villages, notamment des bibliothèques mobiles qui permettent à des enfants de milieu rural qui n’ont jamais vu de livres de leur vie, de lire et de s’ouvrir à d’autres mondes, d’autres perspectives ! Nous œuvrons enfin pour que les femmes soient autonomes financièrement, qu’elles aient une activité professionnelle. Si elles ne sont pas diplômées, elles peuvent par exemple avoir un petit commerce.

Selon vous le mariage forcé et précoce est à l’origine de toutes les violences subies par les femmes ensuite ?

Son aspect autoritaire entraîne des violences conjugales. Et son caractère précoce fait qu’une fille mariée à 14 ans, voire plus jeune, ne fera jamais d’études et sera toujours dépendante financièrement. Elle passera de l’autorité de son père à celle de son époux. Les filles qui sont mariées si jeunes sont souvent répudiées avant l’âge de 20 ans. Elles n’ont souvent pas d’autre recours qu’un remariage ou pire de basculer dans une prostitution informelle. Le mariage forcé induit des situations de grande détresse.

Vous dénoncez également avec force la polygamie…

La violence de la polygamie s’illustre sous plusieurs aspects. C’est une décision toujours imposée par le mari. L’arrivée d’une nouvelle épouse est violente pour les sentiments amoureux, pour la dignité, mais aussi économiquement. Les moyens de l’homme n’augmentent pas, il faut donc tout partager avec la ou les nouvelles épouses. Les enfants n’hériteront que de la moitié ou du tiers de l’héritage.

C’est pour cela qu’on enseigne tant la «patience» aux femmes?

Ce n’est qu’une façon de leur enseigner la soumission. La femme doit tout accepter, ne jamais se plaindre. Elle sera toujours considérée comme responsable de ses malheurs. Qu’elle soit violée, malade ou battue régulièrement. Tellement de femmes sont épuisées d’être toujours patientes.

Comment expliquez-vous le succès de votre livre en dehors de votre pays ?

En Afrique comme en Europe, il me semble que la mécanique des violences conjugales est similaire. La femme cache le fait qu’elle est violentée, l’homme la persuade qu’elle n’est rien sans lui, il y a une période de lune de miel puis la violence recommence : c’est toujours le même cycle. Évidemment, on ne parle pas de polygamie en Europe mais on retrouve des éléments semblables dans la tromperie. Dans la société camerounaise, l’idée que tous les hommes trompent leur femme, dans ou en dehors de la polygamie, est très ancrée et il y a une forme de résignation par rapport à cela. Les femmes qui le dénoncent et s’y opposent peuvent être encore mal perçues. Mais heureusement les choses progressent. Aujourd’hui, je crois que peu importe l’endroit où l’on vit, notre regard à l’égard des violences sexuelles s’est aiguisé et on se rend compte qu’on doit faire attention à ce qui se passe autour de nous.

Votre livre décrit des scènes de violences conjugales très dures, un de vos personnages va jusqu’à perdre la vie. Comment évolue la société camerounaise par rapport aux féminicides ?

Le mot «féminicide» n’est pas du tout répandu, il y a une sorte de tolérance vis-à-vis de toutes ces violences, c’est un vrai problème mais souvent ces situations ne sont pas reconnues comme telles. On invoque le destin et si cela se passe dans le cadre du mariage, il est rare que le mari soit puni. On peut aller jusqu’à plaindre le mari qui a perdu sa femme.

Quel regard portez-vous sur les soulèvements féministes en Occident, dans le sillage de #Metoo ?

Je m’en sens loin de fait puisque je ne vis pas ici et je n’ai pas les mêmes traditions. Donc il est normal que je ne puisse pas me reconnaître dans certains modes d’expression. Par exemple, j’ai rencontré dans un festival une membre des Femen qui racontait qu’elle militait pour que les jeunes femmes puissent enlever leurs soutiens-gorges à l’école. Dans mon pays, j’échange avec les proviseurs des établissements pour que les femmes puissent porter un pagne sur leur uniforme, car c’est la seule condition pour que les parents acceptent qu’elles continuent leurs études. La logique n’est pas la même. Au Sahel, les combats à mener portent sur les fondamentaux, comment s’instruire, comment devenir des citoyennes à part entière, des individus autonomes. Mais #Metoo a surtout eu des incidences chez nous sur la libération de la parole, il y a eu de nombreux témoignages, notamment de stars africaines pour dénoncer le viol. Qu’une femme puisse parler, dénoncer les violences qu’elle subit, je trouve cela évidemment très encourageant.


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