par Ève Beauvallet et photo Romy Alizée avec Benoît Descordes publié le 8 février 2021
Des artistes performeurs, comme Marina Abramovic ou Abraham Poincheval, ont créé des œuvres cultes en ralentissant leurs mouvements à l’extrême jusqu’à la pétrification. Pour trouver dans ces moments suspendus une forme d’extase.
Que se passe-t-il quand il ne se passe plus rien ? Qu’est-ce qui bouge encore quand on croit tout immobile ? Tout le monde s’en fout ? Parlez pour vous. Certains artistes consacrent leur vie à cette énigme, des collectionneurs se disputent leurs œuvres à prix d’or, et les visiteurs étaient nombreux à fondre en larmes, au MoMA de New York en 2010, en restant statiques, les yeux plongés dans ceux de Marina Abramovic – la mage serbe qui a développé au fil de sa vie une œuvre aberrante en partie basée sur l’immobilité et les épopées intérieures. Dans son autobiographie, Traverser les murs(2016), parue chez Fayard, la plus célèbre des performeuses vivantes se remémore ce voyage entamé au début des années 80 avec son partenaire et amour d’alors, Ulay, à la rencontre de peuples aborigènes. Ce qu’ils apprirent dans le désert, écrit-elle, c’est à ne pas bouger. Une pratique que les psychés occidentales sont incapables d’aborder sans pouffer de rire ou lever le sourcil, mais qu’Abramovic – moins encombrée que nous par le souvenir des sketchs parodiques des Inconnus –, a pour sa part poussée au-delà du vertige, jusqu’à accéder à une autre version d’elle-même dans laquelle les cartes de la douleur et des durées seraient rebattues. Assise des minutes ou des siècles entiers devant son amour de l’époque, écrit-elle, «la douleur prend une telle intensité que vous craignez de vous évanouir. Et c’est à cet instant – à cet instant seulement –, que la douleur disparaît». Sous ses yeux, Ulay s’est déjà diffracté «en plusieurs centaines de visages et de corps»,puis est devenu une sorte de contour, puis une lumière, puis une couleur : le bleu.
Hiberner dans un ours empaillé
A quelques décennies d’écart, un performeur suisse s’enfermait des heures dans un écrin transparent chauffé à 80 degrés et transpirait, pleurait, bavait un bleu magique conçu spécialement pour lui par des chimistes, sous l’œil liquéfié des spectateurs. Ça s’appelait Bleu.En 2017, nous rencontrions Yann Marussich pour tenter de comprendre le pourquoi du comment d’un bidule expérientiel aussi fucké. Et on s’était sentie aux portes d’un territoire inouï, comme le petit Bastien ouvrant le grimoire de l’Histoire sans fin, lorsqu’il avait dit : «Tout bouge dans le vide. Il n’y a jamais autant de mouvements que lorsqu’on tente d’atteindre l’immobilité.» Il n’a pu l’atteindre, pour sa part, qu’après une pratique intensive des arts martiaux (il fut champion de France de Viet Vo Dao, le kung-fu vietnamien, en 1989), et en particulier du qi gong, une pratique ancestrale de l’extrême lenteur, qui explique à qui ose s’y aventurer qu’il existe bien dans notre monde sensible des «boucliers énergétiques» (en travaillant sur la respiration et la circulation) pour apprivoiser la douleur.
Le qi gong n’est sûrement pas inconnu de ce plasticien taïwano-américain, Tehching Hsieh, qui a passé un an dans une cage en bois. En revanche, la pratique laisse tout à fait pantois le stupéfiant maître du confinement Abraham Poincheval, assis aujourd’hui face à nous dans sa galerie parisienne (Semiose) et qui explique n’avoir aucun training spécifique pour supporter l’immobilité. «J’ai un peu travaillé la technique Feldenkrais, et j’y ai trouvé un plaisir jubilatoire, explique-t-il. On s’aperçoit qu’on peut ralentir toujours plus jusqu’à la pétrification et que même là-dedans tous les petits nerfs et articulations bougent encore. Ça rend très attentif à la façon dont les différents éléments d’un environnement s’articulent pour produire cet opéra qu’on n’entend habituellement pas. Mais ça reste pour moi une pratique du dimanche, hein… L’inframouvement, je ne le touche vraiment qu’au cours de mes œuvres.» Abraham Poincheval est cet artiste affable, à la fois bonhomme et hors-norme, connu pour avoir couvé des œufs pendant trois semaines au Palais de Tokyo à Paris – «quand j’ai vu l’embryon se former, j’ai cru entrer dans un autre système solaire» –, s’être enfermé dans un rocher pendant une semaine, ou avoir hiberné dans un ours empaillé pendant treize jours au Musée de la chasse et de la nature à Paris. Des expériences qu’on aurait tort de ranger dans le tiroir-caisse du sensationnalisme tant elles questionnent en profondeur le pouvoir de fabulation de nos cellules, notre conception de l’écoulement du temps, notre incapacité à porter attention, au quotidien, aux milliers de milliards de métamorphoses silencieuses qui adviennent sans cesse en nous.
«Me métamorphoser en arc-en-ciel»
Abraham Poincheval raconte qu’un jour, dans la montagne, il s’est retrouvé devant une coupe géologique sublime. «Je me suis demandé où je me situerais dans cette temporalité minérale. Puisque la vie d’une pierre se déroule sur des millions d’années, je serais quelque chose de l’ordre de la micropoussière. Alors j’ai voulu – tout cela est très fictionnel bien sûr – essayer de me mettre à l’échelle et la vitesse de la pierre.» Un habitacle rocheux est alors sculpté selon sa silhouette pour qu’il s’y enferme pendant une semaine comme dans une capsule spatio-temporelle. «Ce qui était marrant, par exemple, c’est que la roche est comme un micro qui capte les bruits du monde et les retransmet à l’intérieur. Du coup, j’ai pu me balader mentalement dans la tuyauterie du Palais de Tokyo, dans la boîte de nuit ou dans les bureaux, se souvient-il. Avec elle, j’ai pu me métamorphoser en arc-en-ciel, en vapeur d’eau…»
Abraham Poincheval raffole, depuis qu’il est ado, des Métamorphoses d’Ovide, et vagabonde avec nous dans le souvenir de cette muse, Echo, dont l’enveloppe charnelle disparaît peu à peu sous l’effet de la tristesse, pour ne rester qu’à l’état de voix, perdue dans la montagne : «C’est vraiment fou comment ce livre éclaire nos préoccupations environnementales d’aujourd’hui ! Comment un corps habite les objets, devient le paysage. Comment cette pensée globale du monde permet de créer un être vaste, plus grand.» L’explorateur lit beaucoup la philosophe Vinciane Despret, évidemment – elle écrit sur la façon dont un territoire est partagé entre différents règnes. Il adore Solaris de Tarkovski, «un film où les notions de dedans, de dehors, d’intérieur, d’extérieur ont fondu les unes dans les autres». Il raconte encore qu’après être sorti de son rocher du palais de Tokyo, et «après avoir retrouvé l’apesanteur du monde des humains», il s’est trouvé au Japon devant des bouddhas dont l’intérieur avait été gravé de poèmes, uniquement visibles aujourd’hui au scanner. «L’émotion était hyperforte… des poèmes écrits pour l’intérieur d’une pièce, écrits pour l’invisible, invisible qui du coup irradie sur l’extérieur. C’était comme la coupe géologique.»
«Un serpent dans le verre»
Et en ce moment sinon, ça va ? «Je m’entraîne à m’enfermer dans une ruche de 50 000 abeilles.» Il lance l’info avec le même naturel que s’il proposait un thé vert. Mais on ne le sent pas tout à fait détendu à l’idée de rester, durant l’été si tout va bien, treize jours dans la ruche («c’est le temps de maturation d’une reine, donc je trouvais ça joli, symboliquement»). A ce jour, il n’est parvenu à tenir «que» trois heures. «Je me pose des milliards de questions sur ma capacité à rentrer dans cet univers. Elles sont hyperpuissantes.» La première fois qu’il est entré, après des heures de relaxation pour préparer la rencontre : carnage. «Elles m’ont viré direct. Il faut en fait trouver un équilibre entre hyperprésence et laisser aller, et ce, dans le moindre de vos micromouvements, sinon ça ne pardonne pas.»
Toutes les fois où Abraham Poincheval s’immerge dans ces océans intérieurs, comme en apnée dans les profondeurs de la terre, il rentre, dit-il «non pas dans un état modifié de conscience (parce qu’alors on pense un écart à une norme), je dirai plus volontiers un état affiné de conscience». Il y a des blocages, néanmoins, qu’il entend bien travailler avec Corine Sombrun, cette écrivaine voyageuse française formée à la transe par des chamanes de Mongolie. «Quand je lui explique que j’ai du mal à pousser certaines portes mentalement, que je suis resté au seuil d’une forêt et que cette forêt m’a repoussée, précise-t-il, elle comprend tout de suite de quoi je parle.» C’est un langage que peu d’artistes explorent. Mais ils sont de plus en plus nombreux, confirme Corine Sombrun, à la solliciter pour travailler les «transes auto-induites». Poincheval trouve ça «super» de voir s’élargir cette microconstellation artistique, dont il serait certainement l’astre le plus solaire. «Nous sommes évidemment considérés comme des totales anomalies !» Les uns les autres se croisent, çà et là. Poincheval a par exemple rencontré l’homme bleu, Yann Marussich : «Ce qui me tend un peu, c’est son rapport à la douleur, il était resté des heures dans un bain de verre pilé… Je ne pourrai jamais aller de ce côté, je crois. Mais le mec est très fort sur la plasticité du corps, on dirait que sa chair glisse comme un serpent dans le verre.» Il y a des années, lorsqu’il était encore étudiant, il a également rencontré Marina Abramovic, dont il fut l’assistant pendant plusieurs mois. «On devait jeûner, je n’y arrivais pas. Y avait des trucs qui me gonflaient, embrasser les arbres et tout ça, je me disais “oh la la”… Mais c’est parce que je ne savais pas encore ce que c’était qu’une relation amoureuse à la nature. Après, dès qu’elle parlait de sa vie, c’était extraordinaire. Dans ces moments-là, avec cette façon sublime qu’elle avait de se mettre en récit, elle m’a appris à faire confiance, absolument, à l’instant.»L’instant : ce tout petit espace de temps qui, selon que vous vous rêviez pierre, ours ou abeille, peut durer une seconde ou mille ans.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire