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Archiver la pandémie : le combat ordinaire Dessin Félix
La crise sanitaire est une occasion rare d’observer l’impact d’un événement sur notre société. Pour le documenter, de nombreuses collectes d’archives ont été initiées. Un matériau précieux pour les chercheurs, mais qui laisse aussi certaines voix dans l’ombre.
«Je rêve que je suis heureuse, car un train a été affrété et je peux rentrer chez moi. J’y monte, je suis seule […]. Nous traversons une première gare, où je vois sur le quai mes parents et leurs valises, le train continue de rouler, je crie pour qu’il s’arrête… […]. Il va vite, trop vite… Je veux casser les vitres avec mes mains. Je ne peux pas. Je n’y arrive pas. Je me réveille.» Notre rêveuse a 50 ans, elle vit en banlieue parisienne, et, comme presque tous les Français à l’époque où elle écrit, voilà plusieurs semaines qu’elle est confinée chez elle. Nous souvenons-nous encore des rêves que nous faisions pendant le confinement ? Ceux qui les ont confiés à Hervé Mazurel et à Elizabeth Serin peuvent se rassurer : leurs récits oniriques sont gravés dans le marbre - du moins, pour l’heure, ils reposent dans un disque dur. Au fil des trois mois de confinement, l’historien et la psychanalyste ont attrapé dans leur filet plus de 400 récits de rêves, dont ils espèrent tirer prochainement une anthologie. Ces archives de rêves sont précieuses pour comprendre comment nous avons traversé cette époque.
«Des révélateurs culturels»
Rêves de pénuries, de rixes, rêves d’enfermements dans un enclos à bestiaux, de morts et d’enterrements mais aussi songes d’ailleurs lointains et de territoires perdus épargnés par la pandémie, rêves érotiques encore, où puiser un plaisir trop absent du quotidien. Tous ces récits «disent quelque chose d’essentiel de [notre] inconscient sous confinement, analyse Hervé Mazurel. Pour un historien, ces rêves servent aussi de révélateurs culturels». Ils montrent comment l’événement qui fait l’histoire prend sens quand on étudie la manière dont il est vécu au niveau intime - pour le dire autrement, «le lien profond que tissent les structures sociales et les structures psychiques».
Pour observer l’impact d’un événement historique sur une société et les individus qui la composent, les chercheurs ne pouvaient sans doute pas espérer mieux qu’une pandémie dont on sait déjà qu’elle a sa place dans les livres d’histoire, qui s’installe sur la durée, et frappe à une ère du tout connecté où chacun expose sa vie privée à la première occasion. Encore faut-il que toutes ces informations soient conservées : sans archiviste, les rêves s’envolent, et les écrits aussi. De nombreux centres d’archives ont donc adapté leur travail depuis le début de la pandémie. Initiatives internationales, projet de recherches à partir des tweets émis pendant le confinement ou campagne de collecte des messages laissés sur la devanture des magasins pour le projet «Vitrines en confinement» : les traces à récolter sont nombreuses et diverses.
Le 17 mars à midi, la France est confinée. L’équipe des Archives départementales des Vosges se demande comment se rendre utile à la société. Le lendemain, l’équipe émet un appel depuis son compte Twitter : «Nous vivons un épisode exceptionnel, qui est déjà l’histoire. Participez à la collecte #memoiredeconfinement !». Par simple envoi d’un mail, chacun peut témoigner de son expérience du confinement, assortie de photos ou de vidéos pour ceux qui le souhaitent. L’initiative Mémoire de confinement est vite imitée par 30 centres d’archives municipaux et 19 centres départementaux à travers la France.
Envoyer quelques lignes pour entrer dans l’histoire ? Le deal est séduisant : l’appel du seul centre des Vosges a récolté aujourd’hui plus de 200 témoignages, un chiffre dont se réjouit François Petrazoller, le chef de projet du département. Au téléphone, la voix de l’archiviste se charge d’émotion lorsqu’il retrace ces quelques mois extraordinaires tels qu’ils sont racontés, à la lecture des documents, par ceux qui les ont vécus : «C’est très poignant. Je ne m’attendais pas à ce que les gens entrent autant dans la vie intime», glisse-t-il. Et de raconter des moments qu’on avait déjà oubliés : au début du confinement, ce sont des personnes âgées, ou des femmes dont les maris continuent d’aller à l’usine, qui s’inquiètent pour leurs proches face à un virus dont personne ne sait trop rien sinon qu’il est dangereux.
Une fois l’effet de surprise estompé, les témoignages se recentrent sur des récits du quotidien : les galères pour garder le contact avec la famille, les nouvelles routines pour tromper l’ennui, les réactions indignées aux errements du gouvernement. «On exprime parfois de l’angoisse, parfois de l’espoir, résume François Petrazoller : on tire des leçons de ce que l’on voit, on se dit que tout ça va peut-être servir à quelque chose. Les gens imaginent aussi le monde d’après, toujours dans le sens d’un meilleur respect de la nature, et de la santé animale.»
«Une collecte "à chaud"»
Certains documentent leurs moindres faits et gestes. François Petrazoller nous fait parvenir le journal de confinement tenu par un professeur de collège qui revenait d’Asie en février. Il y raconte par le menu ses occupations quotidiennes ; pour s’occuper, il imagine que chaque lieu de son appartement est une station de métro parisien. Pour se rendre à «Ma chambre» (Ligne 3-Mes Nuits) depuis «WC du bas» (Ligne 1-Entretien, Propreté), changer à «Couloir» (L1-L3). Au fil des jours, on voit la colère de l’enseignant monter, nourrie par les contradictions sur le port du masque. «Les temps à venir seront encore plus difficiles, il y aura besoin de ce même courage associé à une grande solidarité sans jamais oublier ni nos contemporains ni ceux d’après. Espérons. Espérons. Espérons», s’achève le récit. Des mots qui nous reviendront peut-être en mémoire dans les prochains mois.
Comment décrira-t-on demain notre expérience de la pandémie ? «Plus on s’éloigne du moment du confinement, plus le récit qu’on en fait le présente comme un seul bloc, dont il est difficile d’extraire différentes parties. Cela interroge sur la reconstruction a posteriori des événements», observe Julien Rocipon, directeur de l’association le Son des choses, mandatée par les Archives départementales de l’Aude pour réaliser une collecte orale de témoignages. Au cœur de la crise, il a mené des entretiens avec une quarantaine d’Audois «en première ligne» dans les hôpitaux, les magasins ou volontaires pour distribuer des masques. «L’intérêt de réaliser une collecte "à chaud", c’est aussi de décider soi-même de ce qu’on veut collecter», ajoute-t-il. Car si les archivistes travaillent généralement en fin de vie d’un document, le récupérant avant qu’il ne finisse dans la corbeille de l’histoire, il s’agit cette fois de créer l’archive ex nihilo. Ce qui est recherché, ce n’est pas ici «le scoop, le bling bling, dont sont friands les médias», mais plutôt un travail semblable à une «enquête anthropologique». Un même mouvement transparaît chez tous nos interlocuteurs : la volonté de se rapprocher du vécu discret d’un anonyme, de capter les voix oubliées par les institutions. Il y a peut-être un côté dérisoire à tout cela. Que vaudront, dans cent ans, les souvenirs d’un ennui cloîtré comparé au discours martial du président de la République ?
L’enjeu est là : si l’on peut être certain que les faits et gestes des plus en vue seront consignés à l’attention des futurs historiens, il n’en va pas de même pour les gens du commun. «Toutes les archives ne sont pas conservées», fait valoir Myriam Piguet, historienne à l’université de Genève. En avril, elle cosignait avec Caroline Montebello une tribune dans Libération qui appelait à préserver une mémoire ordinaire de l’extraordinaire. « Quand on veut travailler sur l’histoire des femmes par exemple, on doit souvent se résoudre à aller lire la biographie de leur mari pour obtenir des informations de manière indirecte .»
S’intéresser à «l’infra-ordinaire»
A chaque époque ses marginaux : si on s’intéresse aujourd’hui aux archives d’ouvriers pour écrire l’histoire sociale, quels sont les documents qui manqueront aux historiens de demain pour documenter la pandémie selon la tendance historiographique qui sera la leur ? «Il faut être conscient des silences laissés dans les archives, tempère Anthea Seles, secrétaire générale du Conseil international des archives (ICA), et être plus transparents avec ceux qui les consultent.» D’autant que la numérisation des archives permet leur accès à un public plus large, et moins informé sur leur condition de création. «Les archives constituent une documentation assez biaisée, influencée par la perspective des archivistes, tient à faire remarquer Anthea Seles. Cela pose des questions : "Est-ce que c’est à des archivistes blancs que revient la responsabilité de documenter la réalité des Africains-Américains du mouvement Black Lives Matter ?"»
Mais les technologies de l’information et de la communication (TIC), qui permettent d’émettre autant que d’enregistrer de l’information, changent la donne. Il devient possible d’écrire une «mémoire plus inclusive et citoyenne d’un événement», souligne Myriam Piguet : une histoire qui n’intéresse peut-être pas que les universitaires - qui constituent l’essentiel des utilisateurs des archives - mais ceux qui l’ont vécue. Dans un texte en 1989, Georges Perec se plaignait que «les journaux parlent de tout, sauf du journalier». L’écrivain proposait plutôt à son lecteur de s’intéresser à «l’infra-ordinaire». Pour cela, il recommandait : «Questionnez vos petites cuillères.»
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