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Mme Bonnefous, résidente aux Jardins du Castel, l’Ehpad de Châteaugiron,
en Ille-et-Vilaine, le 21 septembre 2020.
Photo Quentin Vernault. Hans Lucas pour Libération
A l'Ehpad de Châteaugiron, à une vingtaine de kilomètres de Rennes, les résidents ne sont pas terrorisés par le Covid-19, qui gagne du terrain dans le département. Mais certains souffrent de solitude.
Marie Gatel, 101 ans, est tout sourire car il est 15 heures. Comme tous les après-midi, son fils René ne va pas tarder à lui rendre visite. Il lui apportera le journal – certainement pas Libération, «ce torchon !» – et ils passeront des heures entières à «papoter de tout et de rien», histoire de «rattraper le temps perdu», elle dans son fauteuil, lui assis sur le lit, masqué jusqu’au nez. Aux Jardins du Castel, l’établissement public d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) de Châteaugiron, en Ille-et-Vilaine, les familles sont autorisées à venir voir leurs aînés. A deux par chambre maximum, avec respect invétéré des distanciations sociales, depuis le 22 juin. «Retrouver mon fils est un bonheur absolu. Nos habitudes m’avaient terriblement manqué. J’en profite, parce que ça risque de se gâter !» Marie colle ses deux mains contre la poitrine, la bouche en cœur et les épaules haussées, puis jette un œil appuyé en direction de sa fenêtre. Dehors, les nouvelles s’assombrissent.
Epargné au printemps, le département breton est aujourd’hui en «zone d’alerte» et sa métropole rennaise, située à 20 kilomètres de là, vient d’être classée «zone d’alerte renforcée» tout comme Bordeaux, Nice ou Paris. Cinq Ehpad du coin sont désormais touchés par des clusters. L’agence régionale de santé multiplie les recommandations de précaution, entre gestes barrières et visites très encadrées. Les 121 résidents des Jardins du Castel, forteresse de bâtisses concentriques faites de vieilles pierres et placo, sont comme cernés de toute part. Une unité Covid de sept lits est d’ores et déjà équipée au-dessus des bureaux administratifs, au cas où les événements n’étaient plus maîtrisés. Le directeur Michel Barbé et les soignants se font du souci. Pas Marie Gatel, qui annonce, déconcertante de vitalité : «S’il faut se reconfiner, je le ferai à contrecœur, mais je tiendrai. Ou je mourrai avec le moral.» La centenaire s’autoproclame «du genre dur à cuire» et n’envisage aucunement de se mettre à flancher. «Ça n’avance à rien de se casser la nénette contre un mur, parce que de toute façon, on ne maîtrise rien.»
Depuis le début de la crise sanitaire, qui a emporté plus de 10 000 résidents des établissements sociaux et médico-sociaux, aucun cas positif n’a été diagnostiqué au sein de la structure de Châteaugiron. Aux pôles du Verger et de la Roseraie, deux unités qui ne nécessitent pas de soins lourds, le virus n’envahit pour l’heure ni les murs, ni les esprits. Le jour de notre venue, le 21 septembre, la quiétude des lieux est inattendue. L’humeur globale des résidents, à la limite de l’ataraxie. Raymonde Bonnefous, 98 ans, rire ravageur et accent landais, présente les choses ainsi : «On attend que le virus s’en aille, mais il peut très bien venir s’il en a envie. Je m’en moque, j’ai bien vécu, je n’ai pas peur de la mort.» Se bidonne avant même de raconter : «Le directeur a promis le champagne quand tout ça sera fini. Il est optimiste… J’ai préféré m’acheter une bonne bouteille de whisky !» De son côté, Edouard Yven, 86 ans, explique simplement ne pas «vouloir se prendre la tête avant que les choses n’arrivent». Pas plus tourmentée, Gilberte Miltenberger, 97 ans, estime «en tout état de cause» ne rien maîtriser de son destin. Colette Leray, sa voisine de palier, adhère à cet état d’esprit : «Je suis très cool avec cette histoire, ça ne me tracasse pas. De toute manière, pour moi c’est terminé. Je serai partie que cette saloperie existera encore.»
«Partir voir le monde me paraît aujourd’hui insurmontable»
Il y a des exceptions, mais à l’inverse de celles que l’on pensait trouver. Des cœurs trop serrés et des pensées noircies par les circonstances extérieures. Chez Augustine Louis, au deuxième étage du bâtiment de la Roseraie, l’angoisse est à peine dissimulée. «Tout ça, c’est difficile», témoigne pudiquement la vieille dame, 95 ans le mois prochain. Les images de mars et avril sont traumatiques. A l’époque, elle les regarde en boucle, journal de 13 heures, édition régionale, conférence de Jérôme Salomon, JT de 20 heures. «Ces trains qui emmenaient les malades, et puis tous ces morts… J’étais terriblement stressée. Je ne pouvais plus rien faire, pas même manger. Je sentais mon corps comme suffoquer.» Augustine Louis fera un infarctus mi-avril. Sa bonne résolution de la rentrée est de ne plus allumer la télé. Et de tricoter à longueur de journée. «J’irais bien un petit peu dehors aussi, faire quelques pas dans le quartier puisque c’est autorisé. Mais j’ai trop peur d’aller de l’autre côté de la rue, c’est au-dessus de mes forces.» On la sent abattue, raidie d’impuissance. Bien trop lucide pour ne pas paniquée.
«Beaucoup de résidents, même les mieux remis et les plus optimistes, rencontrent de réelles difficultés à se projeter hors les murs», souligne Anne-Sophie Cheval, l’animatrice de l’établissement. Car si Augustine Louis est tourmentée par le coronavirus, la majeure partie des troupes est actuellement animée par une inquiétude de toute autre nature : le risque de chute. «Partir voir le monde me paraît aujourd’hui insurmontable, atteste Monique Coquantif, 90 ans, baskets aux pieds et allure fluette. Mes jambes sont capables de se déplacer jusqu’aux parties communes et de venir jusqu’à la salle à manger, mais je ne me sens plus apte à faire de mon plein gré des choses plus ambitieuses. J’ai trop la trouille de finir par terre. J’y pense sans arrêt et cela me peine beaucoup.» Quelques activités extérieures ont bien repris depuis la fin de l’été (jusqu’au char à voile, la semaine passée) mais elles ne motivent plus personne. «Avant, certains pouvaient se chamailler pour obtenir ces sorties. Ils comptabilisaient le nombre d’activités et défendaient chacun leur place, relate Anne-Sophie Cheval. Là, on les sent un peu frileux, pas vraiment sûrs d’eux et de leur capacité physique.»
Jérémy Enez, l’ergothérapeute de la structure, est catégorique : le confinement a rendu les résidents «plus fatigables, moins endurants». Contraint d’annuler bon nombre de séances de rééducation pour venir épauler les aides-soignantes dès le mois de mars – servir les 121 repas en chambre et planifier les rencontres en visiophone avec les familles «étaient devenus les priorités absolues» – le professionnel n’a pu que limiter les dégâts. Mais certaines conséquences sont déjà visibles. En juillet, 56 chutes ont été enregistrées, soit le double de la moyenne habituelle. «Je crains malheureusement que nous soyons aux prémisses de nombreux pépins fonctionnels, expose Jérémy Enez. Un reconfinement serait trop délétère. Il faut aujourd’hui relancer tous les ateliers pour réparer les corps. Et non aggraver le retard pris.» Dans la «salle locomoteur» de l’établissement, remplie de tapis de gym, trampolines et vélos d’intérieur, un tableau recense les participants du dernier «Tour de France des Jardins du Castel». Les chronos datent de mars. Madame Leray affichait un temps record de trente minutes pour une distance de 9 kilomètres. Elle ne souffrait alors d’aucune douleur sciatique. «Ce n’est pas la peur du Covid qui m’empêche de dormir aujourd’hui.» Son seul et unique tracas, dit-elle, c’est son dos.
«Il n’y a plus grand-chose à attendre de la vie»
«Les problèmes moteurs ont largement été alourdis par le confinement. Mais pour ce qui est des souffrances psychologiques liées à l’isolement, tout le monde fait preuve d’une incroyable résilience», développe Bastien Tracou, psychologue clinicien de l’Ehpad. Selon Marie-Thérèse Vobmann, cadre de santé du pôle des maladies dégénératives, là-bas aussi, les résidents vont «plutôt bien». «On n’a pas de dépressions, affirme-t-elle. Finalement, on s’est rendu compte que ces derniers mois n’ont pas été si impactants pour eux, parce qu’ils vivent dans leur bulle et leur propre espace-temps. Je ne dis pas que c'était tout rose et parfait, mais je pense c’est pour certaines familles que tout cela a été plus compliqué à gérer. Ça le sera de nouveau si on doit reconfiner.»
Dans les couloirs du Verger et de la Roseraie, le quotidien et l’ordinaire ont repris leurs marques, avec leur lot de chagrins et anxiétés, tangibles bien avant la crise. Si Raymonde Bonnefous se renferme entre deux éclats de joie, c’est qu’elle pense à son «fils adoré». Elle se demande si les rancœurs passées entre eux deux seront bientôt adoucies. Si Denise Perrussel, 89 ans, n’écoute plus de musique en grattant le cou de son chat Bichique, c’est que le spleen ne l'a pas quittée et que le poids de la solitude continue sa percée. «Franchement, soupire-t-elle, il n’y a plus grand-chose à attendre de la vie.» Et si Albéric Laurent, 91 ans, se met à pleurer, incapable de parler, c’est qu’il pense à sa femme Rollande, installée dans l’unité des pathologies neurodégénératives d’à-côté.
«Je l’ai gardée chez moi, chez nous, pendant quatre ans. La dernière fois que j’ai pu aller la voir, elle ne m’a pas reconnu.» Le vieil homme, chemise bleue, pantalon du dimanche et pantoufles aux pieds, n’a que faire de l’actualité. Durant le confinement, les rencontres avec Rollande ont perduré et l’apéro du dimanche soir a été institutionnalisé, «ce qui lui suffisait». Tout ce qui l’inquiète, c’est la maladie de sa femme. De voir leur complicité fusionnelle de plus en plus distendue. «Voilà mon vrai calvaire. L’amour de Rollande est une chose que je n’accepterai jamais de perdre, parvient-il à exprimer. Je me fous du coronavirus. On assiste à une nouvelle guerre, personne ne sait quand elle finira. Il vaut mieux s’y habituer.»
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