Les lycéennes revendiquent de pouvoir s’habiller comme elles le veulent. L’éducation nationale en appelle au respect du règlement intérieur. Qu’en disent les parents, propulsés au rang d’arbitres ?
Et le « crop top » créa la discorde. Sur les réseaux sociaux où, depuis quinze jours, des milliers de jeunes filles dénoncent, à coups de vidéo, de pétition et de hashtag, une « norme » vestimentaire qu’elles jugent « sexiste » et « rétrograde ». Dans les lycées, aussi, où le port du tee-shirt court (littéralement, « crop top » veut dire tee-shirt coupé en anglais) a ressuscité des débats – et des sanctions – que l’on pensait dépassés. Et dans bon nombre de foyers, les parents, propulsés au rang d’arbitres, s’interrogent : doivent-ils soutenir la cause de leurs ados qui mêlent, en un même combat, restrictions vestimentaires et violences de genre ? Ou celle de l’institution qui en appelle au respect du règlement intérieur ?
« Le sujet s’invite tous les soirs à la table du dîner », raconte Yves Pichon, papa de deux lycéennes de 15 et 17 ans. Des jeunes filles qui ne sont pas « militantes », précise ce cadre dans la région grassoise, mais que le « sexisme ordinaire » révolte. « Ce que mes ados ressentent violemment, c’est le traitement différent réservé aux filles dans cette affaire de tenue vestimentaire… La sexualisation – presque la pénalisation – de leur corps, elles vivent déjà cela dans la rue ; alors, que cela puisse rebondir dans l’enceinte du lycée, ça les désole… »
Le 21 septembre, le ministre de l’éducation, Jean-Michel Blanquer, n’a pas calmé la polémique en affirmant qu’il fallait « venir à l’école habillé d’une façon républicaine ». « L’école n’est pas un lieu comme un autre », a réaffirmé le ministre de l’éducation sur Franceinfo, vendredi 25 septembre. Tout en précisant que l’impératif de tenue correcte s’appliquait aussi aux garçons.
Ce même 25 septembre, c’est un sondage réalisé par l’IFOP pour Marianne qui a relancé la controverse, pas seulement parce qu’il met en lumière une position majoritairement conservatrice des Français sur la question : en se concentrant exclusivement sur « ce qu’est une tenue correcte pour une fille au lycée », en usant de pictogrammes censés illustrer l’« absence de soutien-gorge » ou un « décolleté plongeant », l’hebdomadaire s’est attiré, sur les réseaux sociaux, les foudres d’une large frange de la communauté éducative.
« Rester cohérent »
Fils d’enseignants, frère d’un directeur d’école, Yves Pichon n’aurait « jamais pensé » remettre en question, qui plus est en famille, l’ordre scolaire. Et puis il a vu ses filles grandir. « Mon aînée a servi d’“exemple”, il y a deux ans. Elle s’est fait humilier à l’entrée de l’établissement parce qu’elle portait un short. Ma fille cadette m’a fait rire en me décrivant une principale court vêtue expliquant que les filles ne pouvaient pas être en jupe ni en robe. »
A plusieurs reprises, il sollicite le lycée – un établissement public – et demande à comprendre ce qu’est une tenue scolaire « correcte ». On ne lui répond pas. « Le règlement intérieur est flou, ces questions sont laissées à l’appréciation du chef d’établissement, observe-t-il. Quand on est parent, il faut rester cohérent. Moi je soutiens mes filles à 100 %. »
« On va interdire la jupe au-dessus du genou pour les filles, mais pas le bermuda pour les garçons. Ma fille s’en indigne, et je ne peux que la comprendre… », Didier Riff, père de deux adolescents
Didier Riff, chef d’entreprise en Bourgogne et père de deux adolescents – un fils de 17 ans, une fille de 15 ans – invoque lui aussi la « cohérence » mais pour légitimer une autre position : « En cours, je veux que mes enfants respectent le dress code. Pas question que le lycée me contacte pour me dire qu’ils l’ont contourné ! » L’établissement en question relève du privé ; « on n’y transige pas avec les règles, et, moi, je suis plutôt légaliste », confie-t-il.
Cela n’empêche pas ce père de famille de regretter, lui aussi, un « traitement différencié du problème » : « On va interdire la jupe au-dessus du genou pour les filles, mais pas le bermuda pour les garçons. Ma fille s’en indigne, et je ne peux que la comprendre… » Reste que la « priorité » ne lui semble pas d’accompagner ses enfants dans ce « combat-là ». « Ce ne serait pas leur rendre service, estime-t-il. Ils découvriront, plus tard, un monde professionnel bien plus conservateur que ne l’est le monde de l’école. Un monde où on ne débat pas de tout. »
« Code vestimentaire “républicain” »
Comme Yves Pichon et Didier Riff, les pères ont été nombreux à répondre à notre appel à témoignages lancé sur Lemonde.fr, dans le sillage de la mobilisation lycéenne #lundi14septembre #balancetonbahut. Sans doute parce que notre lectorat est en grande partie masculin. « Sans doute aussi parce que les hommes continuent à prendre plus facilement la parole que les femmes », observe Jean-Paul Frappa. Jeune retraité et « vieux papa », comme il se définit lui-même, cet ancien analyste installé dans l’Essonne se plaît à accompagner sa fille de 14 ans, encore collégienne, dans ses « premiers pas de féministe ».
A ses yeux, elle en a besoin. « Il y a comme deux camps qui s’affrontent, d’un côté ceux favorables à un code vestimentaire “républicain” [référence aux propos du ministre Blanquer], de l’autre, ceux qui en appellent à la liberté de choix. Mais je ne crois pas que le problème se pose pas ainsi, souligne-t-il. Pour moi, tout ce qui est autorisé dans la rue – une tenue qui reste décente – devrait aussi l’être à l’école. A ne pas l’accepter, on fait le lit de tous ceux qui pensent que les filles aguichent les garçons. N’est-ce pas justement contre cette idée qu’il nous faut lutter ? »
Un combat qui se mène autant dans le cadre familial qu’en milieu scolaire : depuis bientôt vingt ans, des séquences de sensibilisation à la sexualité, au consentement et à l’égalité entre filles et garçons sont prévues à tous les niveaux de la scolarité. En théorie, du moins. « Je ne suis pas sûr que ma fille en ait vraiment vu la couleur », souffle Jean-Paul Frappa.
« Savoir composer »
Lutter contre les stéréotypes et les violences de genre : sur le principe, tous les parents qui ont accepté de témoigner en font une priorité. Mais, dans la « vraie vie », il faut « aussi savoir composer », témoigne Laurence (elle a requis l’anonymat), maman de trois enfants dont deux filles de 19 et 16 ans qu’elle élève en Ile-de-France. « Nos discussions en famille démontrent une différence d’approche générationnelle, avance-t-elle. Là où nous, parents, quadras ou quinquagénaires, voyons indécence et sexualisation, nos enfants considèrent le crop top ou l’absence de soutien-gorge comme normal. Elles ne voient pas le problème à s’habiller comme elles le souhaitent et estiment que ce sont les autres qui sexualisent, par leur regard. Pas elles. »
« Là où nous, parents, quadras ou quinquagénaires, voyons indécence et sexualisation, nos enfants considèrent le crop top ou l’absence de soutien-gorge comme normal », note Laurence
Dans le lycée de sa cadette, un établissement catholique, la moindre « bretelle visible » est prohibée, regrette Laurence, « et clairement parce que ça excite les garçons ». C’est dit, assumé… « Difficile de faire de la pédagogie autour de ça, regrette cette maman. Si les hommes sexualisent leurs tenues, mes filles considèrent que ce sont les hommes qui ont un problème. Se mêlent à ça leur féminisme naissant, l’héritage de #metoo, l’écho des nouveaux médias… Leurs arguments, je les entends. Et elles commencent à me faire changer d’avis. »
Beaucoup de parents confient se sentir « tiraillés » entre l’idée que des « codes » doivent être acquis et une forme d’« autorité » admise, et la fierté de voir leurs enfants s’émanciper. Peu se sentent capables d’aller « au front » avec le lycée. Les sanctions, les exclusions pour ce motif sont un « épiphénomène », tempère-t-on parmi les proviseurs. Spécialiste du droit de l’éducation, l’avocate Valérie Piau accompagne une quinzaine d’affaires de ce type chaque année. « J’ai reçu un peu plus d’appels de parents en cette rentrée », confirme-t-elle. Mais rien qui ne laisse penser à une « explosion ».
Disputes matinales
« Ma fille de 18 ans s’habille avec attention, en suivant à la fois les modes et ses goûts », raconte Louise (elle a aussi requis l’anonymat), enseignante en Occitanie. Ni crop top ni minijupe pour cette jeune fille : plutôt des tenues de soirée, des dos nus, confie sa maman. « Elle est belle et je le lui dis. Je lui fais confiance, ça aussi je le lui répète. Mais est-ce une tenue appropriée pour autant ? J’avoue être un peu perdue… »
Dans la famille, les disputes matinales étaient fréquentes l’an dernier – quand l’adolescente, désormais étudiante en droit, était encore au lycée. « Il m’est arrivé de lui demander de se changer, rapporte Louise. Pour l’éviter, elle s’arrangeait pour être systématiquement en retard le matin… » Des tensions s’expriment aussi au sein de la fratrie. « Quand son frère de 20 ans juge ses tenues provocantes, elle s’insurge contre le manque d’éducation des garçons. Il me semble que la coquetterie initiale se transforme en acte politique. Et plus son père et moi lui conseillons la prudence, plus elle affiche sa féminité. Nous le comprenons, mais craignons aussi pour sa sécurité. Surtout maintenant qu’elle s’apprête à quitter le nid. »
Une « sécurité » que l’école se doit d’assurer, fait valoir Guillaume Boudoux, père de deux filles scolarisées à Valenciennes (Nord). « Ce qui se joue aujourd’hui va bien au-delà d’une simple question vestimentaire, de 15 centimètres de nudité au-dessus de la ceinture ou au-dessus du genou, soutient ce cadre dans le nord de la France. Face à la poussée d’hormones des garçons, pour contrer leurs remarques ou leurs débordements, nos filles n’auraient qu’à se comporter de façon “normale”, autrement dit à se tenir, à se couvrir… C’est le message qu’on leur adresse en 2020. Et elles, avec tous les moyens qui sont les leurs, s’en indignent d’autant plus fort. »
Le texte qui régit le fonctionnement des établissements scolaires n’interdit aucune tenue vestimentaire, en dehors des signes ou tenues manifestant une appartenance religieuse. La définition de la tenue à adopter revient donc à l’établissement, qui vote son règlement intérieur en conseil d’administration, en présence de représentants de toute la communauté éducative. Celui-ci est plus ou moins explicite sur les accessoires ou tenues interdites. En revanche, le code de l’éducation prévoit des procédures de sanction disciplinaire. Renvoyer un élève chez lui en raison de sa tenue constitue une exclusion temporaire, qui ne peut être prononcée qu’après entretien avec l’élève et ses parents. Dès lors, refuser l’accès à l’établissement pour une tenue jugée « inappropriée » est contraire au code de l’éducation.
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