Lilie et sa mère, Chrystelle, dans leur maison d’Aubignan (Vaucluse), le 14 septembre.
Photo Sandra Mehl pour Libération
Après des années de souffrance, Lilie, 8 ans, a révélé sa véritable identité à son entourage, qui l’a accueillie avec bienveillance. Mais du côté de l’administration, son combat ne fait que débuter.
Un soir de février - c’était un mardi, elle s’en souvient encore -, Chrystelle, 42 ans, éducatrice, voit son enfant de 7 ans sombrer en plein désespoir. «Depuis quelques semaines, elle allait mal. Mais ce soir-là, elle pleurait beaucoup. Elle m’a dit qu’elle voulait mourir, qu’elle préférait la mort plutôt que de vivre "ça", que rien ne pouvait être pire. Elle parlait de s’étrangler avec la ceinture de son peignoir, de se jeter sous une voiture… C’était un appel au secours très effrayant.» En regardant son enfant - yeux bleus, sourire d’ange, cheveux blonds et bouclés, corps frêle -, Chrystelle pense d’abord à des problèmes scolaires ou à du harcèlement. Elle lui demande alors de citer trois choses qu’il faudrait changer pour que tout s’arrange. «Elle m’a répondu mes cheveux, mon prénom et mon pénis.» La mère encaisse. Elle répond que pour la coiffure, ce sera facile. Puis l’interroge sur le changement de prénom : «Elle m’a répondu : "Je sais comment je m’appelle en fille : Lilie. Avec un "e" à la fin." Je lui ai demandé depuis combien de temps elle avait ce prénom en tête, raconte Chrystelle. Elle m’a répondu : "La maternelle." Ensuite, pour le pénis, je lui ai dit que je n’avais pas de solution tout de suite…»
Dans la petite maison située sur un chemin de campagne, près du village d’Aubignan (Vaucluse), ces révélations provoquent un tremblement de terre. Mais très vite, Chrystelle Vincent et son mari, Guillaume, 41 ans, s’efforcent de rebondir. Et ils vont y parvenir, aidés par le confinement qui s’annonce et offre à la famille une parenthèse rêvée pour s’habituer, se réorganiser et se réinventer face à la nouvelle identité de leur enfant.
«Soulagement»
Chrystelle raconte qu’après une rapide sensation de «deuil d’un fils», elle parvient vite à passer du «il» au «elle» en parlant de son enfant. D’ailleurs, plus personne chez les Vincent n’emploie le masculin pour parler de Lilie, même lorsqu’on évoque le passé. Guillaume, quant à lui, avoue qu’il a eu «un peu de mal les deux premières semaines» : «Quand je la grondais, ça sortait au masculin… Mais ça n’a pas duré.» Les deux autres enfants du couple s’adaptent eux aussi très vite : Melinna, 11 ans, et Adam, le jumeau de Lilie, ont perdu un frère mais gagné une sœur. «Adam était un peu en colère contre elle, raconte leur mère. Il lui a reproché de ne pas lui avoir parlé de tout ça avant. Quant à sa sœur, le lendemain de la révélation, elle lui a fait un gros câlin ; elle aussi se demandait pourquoi Lilie ne lui avait rien dit.»
Depuis, l’agencement de la maison a été modifié : Lilie, aujourd’hui âgée de 8 ans, ne dort plus dans la même chambre que son frère, mais dans celle de sa sœur ; toutes deux partagent désormais leur garde-robe. Les grands-parents, rapidement avertis, ont eux aussi accepté avec bienveillance l’improbable nouvelle, tout comme les amis et le voisinage. Quant à son «nom d’avant», Lilie ne veut plus l’entendre. Pour elle, comme pour tous au sein du foyer, son ancien prénom est devenu, comme disent les transgenres, un «dead name». Les révélations de Lilie et les bouleversements qu’elles ont entraînés ont métamorphosé l’enfant. «Je constate le soulagement que ça lui a apporté», résume Guillaume. «On s’est rappelé que, depuis toujours, elle nous disait que ce serait mieux d’être une fille, enchaîne Chrystelle. A la crèche, c’était un bébé mélancolique, que l’on n’entendait pas. Plus tard, elle faisait des colères terribles, avait du mal à se mélanger aux autres, à aller vers eux. On avait même pensé à l’autisme. Mais en fait, elle s’est toujours considérée comme une fille ; elle avait honte de son corps. C’était un drame pour l’habiller quand on devait sortir. Elle rêvait d’enlever sa peau avec une fermeture Eclair…» L’évidence semble aussi s’être imposée à Melinna, la grande sœur : «Avant, Lilie était triste sans qu’on sache vraiment pourquoi. Elle a toujours su ce qu’elle voulait.» Assise à ses côtés, Lilie sourit sans rien dire avant de se blottir dans les bras de sa mère.
Pour mieux les comprendre, les Vincent ont cherché à mettre des mots sur ces événements familiaux. Lors du confinement, ils ont fouillé sur Internet à la recherche d’informations sur les personnes transgenres. «Savoir que ce phénomène était connu et portait un nom a énormément rassuré Lilie», raconte Chrystelle, qui se souvient que sa fille «voulait rencontrer des gens comme elle». La famille découvre alors que des associations LGBT se proposent d’informer et de conseiller les personnes concernées et leurs proches. Depuis, le couple est en contact avec plusieurs structures, dont deux à Marseille.
«La nature s’est trompée»
Si l’acceptation de la situation est acquise dans un large cercle autour de la famille, les Vincent savent que la partie sera plus ardue du côté de l’école et de l’administration. Ce qu’ils souhaitent ? Une modification officielle du prénom de leur enfant, première étape vers sa nouvelle identité. Certes, leur médecin généraliste a accepté de changer ce prénom sur son carnet de santé. Mais la modification de l’état civil s’annonce plus complexe : «Le dossier est dans les mains du procureur», qui doit prendre la décision, résume Chrystelle. A l’école, la situation n’est guère plus simple : les parents de Lilie expliquent avoir tout préparé, dès le mois de juin, pour que l’école d’Aubignan accueille au mieux leur fille en CE2. «Mais dès la rentrée, la maîtresse a fait de l’outing, pointant d’office et devant tous les enfants l’ancien et le nouveau prénom de mon enfant, s’insurge Chrystelle. On nous a dit que dans un souci d’apaisement, le rectorat était d’accord pour que l’école appelle officiellement notre fille Lilie. Mais l’inspecteur d’académie ne nous a jamais appelés : on a découvert ses propos dans la presse.» C’est, dit-elle, pour faire bouger les choses pour sa fille mais aussi pour d’autres enfants transgenres que les époux Vincent ont décidé de médiatiser leur situation.
C’est ainsi que Stéphanie, qui réside elle aussi dans un village du Vaucluse, a pu les contacter et partager avec eux sa propre expérience. «Mon enfant est né fille, mais à l’âge de 12 ans elle nous a expliqué qu’elle ne supportait pas son corps, raconte Stéphanie. Au début, on s’interroge, on se remet en question. C’est déstabilisant et difficile à vivre. Puis on comprend que la nature s’est trompée et on tente de tout mettre en place pour y remédier.» Comme les parents de Lilie, Stéphanie et son mari se sont battus à l’école, dans les cabinets des psys et auprès de l’administration pour que soit reconnu le nouveau genre de leur enfant. Eux aussi ont dû essuyer ses larmes après les moqueries des camarades, ou l’aider à répondre aux dilemmes (à l’école, utiliser les toilettes des filles ou celles des garçons ?). Mais leurs efforts ont porté leurs fruits : au fil du temps, son ancienne identité disparaît et la nouvelle naît. Aujourd’hui âgé de 16 ans, Alex vient de rentrer en première. Et pour la première fois, ses camarades de classe ne le connaissent qu’avec ce prénom. «Il y a un an, il a commencé les injections de testostérone, raconte sa mère. Les effets sont assez rapides sur sa voix et sa pilosité. Et les règles ont disparu : c’était surtout cela qu’il voulait.» En juin, Alex s’est fait retirer les seins. «Il est épanoui, heureux», commente Stéphanie. Mais cette mère, comme Chrystelle, relit le passé avec douleur : «Autrefois, je n’ai pas su voir sa détresse. J’ai cru à ce qu’on me disait, que c’était un "garçon manqué"… Mais il y a un réel mal-être chez ces enfants, ce n’est pas une lubie. Et ils ont le droit d’être heureux et d’avancer dans la vie.»
«Ce n’est pas une maladie»
Combien d’enfants vivent une situation semblable à celle de Lilie ou d’Alex ? Impossible à savoir. Mais selon Lee Ferrero, porte-parole de Transat, une association marseillaise dédiée aux personnes transgenres, ces cas sont loin d’être isolés : «En l’espace de deux ans, nous avons reçu une dizaine de familles dont les enfants étaient âgés de moins de 12 ans. En tout, nous avons accueilli une trentaine de mineurs accompagnés par leur famille. Mais celles qui viennent nous voir sont des familles soutenantes, ce qui n’est pas le cas de toutes. Certaines n’acceptent pas, ne comprennent pas la situation. D’autres se tournent d’emblée vers le monde médical, ce qui n’est pas une bonne idée : transgenre, ce n’est pas une maladie.»
De fait, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a supprimé le «trouble de l’identité de genre» de son manuel officiel de diagnostics en 2019, l’excluant ainsi du champ de la santé mentale. «Ne pas se reconnaître dans une identité imposée à la naissance n’est pas si rare chez les enfants, insiste Lee Ferrero. Même très jeunes, ils se rendent compte qu’on ne les considère pas comme eux-mêmes se considèrent.» Leur évolution repose alors beaucoup sur l’accompagnement de leur famille. «A la maison, Alex a été soutenu par tout le monde : son père, son grand frère et ses deux sœurs, raconte Stéphanie. C’est comme s’il avait toujours été Alex. Ça l’a rassuré.» Le père de Lilie, lui, compte lancer un site internet pour informer les parents qui traversent ce que lui-même a vécu. Quant à son épouse, elle envisage d’organiser un nouveau baptême pour Lilie.
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