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vendredi 25 septembre 2020

Faut-il utiliser le mot «race» ?

  Par Sonya Faure — 

Lors du rassemblement organisé par le collectif «Vérité et justice pour Adama», 
le 13 juin, à Paris. 

Lors du rassemblement organisé par le collectif «Vérité et justice pour Adama», le 13 juin, à Paris.  Photo Cyril Zannettacci. Vu

Peu de termes charrient un passé aussi lourd et meurtrier. Faut-il malgré tout l’utiliser dans un sens critique, pour mieux combattre les assignations raciales ? C’est ce que font depuis une quinzaine d’années des chercheurs et des militants antiracistes, au risque de figer les identités, selon leurs détracteurs.

Seule la vieille extrême droite utilisait encore le mot, ravie de déclencher un tollé à chacune de ses sorties. Puis dans les années 2000, la «race» a fait une entrée d’abord discrète (à la faveur de la lutte contre les «discriminations raciales» notamment), et de plus en plus tonitruante dans de nombreux débats de société - même si on l’accompagne parfois de guillemets avec les doigts. Des militants antiracistes, des chercheurs en sciences sociales assument de s’y attaquer frontalement, au point d’affoler au plus haut niveau de l’Etat, si on en croit les confidences d’Emmanuel Macron à un journaliste du Monde : «Le monde universitaire a été coupable», assurait le président de la République en juin dernier, commentant les manifestations françaises contre les violences policières. «Il a encouragé l’ethnicisation de la question sociale en pensant que c’était un bon filon. Or, le débouché ne peut être que sécessionniste. Cela revient à casser la République en deux», poursuit-il (cf. le Monde du 11 juin).

Un processus social

«Race». Peu de mots portent une telle charge historique, politique, émotionnelle. Sa violence crispe - l’utiliser, n’est-ce pas donner raison aux racistes ? - mais son absence crée la suspicion - le taire, n’est-ce pas aussi taire la réalité du racisme ? Une phrase de la grande sociologue française Colette Guillaumin (1934-2017) résumait parfaitement ce dilemme insoluble, dès 1981 : «C’est très exactement la réalité de la "race". Cela n’existe pas. Cela pourtant produit des morts.» (1)

La sociologue Sarah Mazouz est de celles qui l’utilisent, avec précaution, mais de manière totalement assumée. Son livre Race, qui vient de paraître aux éditions Anamosa, en explique l’usage parmi certains chercheurs en sciences sociales (regroupés dans le champ des critical race studies, les «études critiques sur la race»). «Lorsque en sciences sociales, on utilise la notion de "race", on désigne ainsi un rapport hiérarchique au même titre que la classe ou le genre», écrit-elle. Et quand les sociologues évoquent la «race», c’est toujours au singulier pour bien signifier qu’il n’y a pas de «races» humaines, pas de catégories biologiques, pas de caractéristiques héréditaires. C’est toute la différence avec les discours racistes, qui naturalisent des différences et hiérarchisent des supposées «races» (au pluriel cette fois). A l’inverse, quand ils étudient la «race», les chercheurs entendent parler d’un processus social, d’un rapport de force et de domination. «Nommer une pratique de pouvoir : "la racialisation"», écrit Eric Fassin sociologue (2).

A l’exact opposé des discours racistes qui essentialisent l’Autre, et donc fixent à jamais des différences et des stéréotypes, les études critiques sur la «race» entendent montrer que les discours renvoyant à l’existence de «races» sont mouvants, et s’adaptent au gré des rapports de force politiques et du contexte historique. Qualifier quelqu’un de «blanc» ou de «racisé», dit Fassin «c’est le caractériser non pas par sa couleur de peau mais par sa position sociale». Sarah Mazouz rappelle d’ailleurs que Benjamin Franklin désignait comme «swarthy», «basanés», les immigrés suédois installés dans les colonies anglaises d’Amérique du Nord. Et le livre De quelle couleur sont les Blancs ? coordonné par Sylvie Laurent et Thierry Leclère (paru en 2013 aux éditions La Découverte) montrait comment la ligne de couleur pouvait fluctuer, les juifs, les Irlandais, les Italiens et désormais les Hispaniques «blanchissant» à mesure qu’ils intégraient la classe moyenne américaine.

«Films "décoloniaux"»

Utilisée par les pires racistes dans les années 30, la «race» est aujourd’hui devenue l’arme de ceux qui entendent combattre le racisme, conclut Sarah Mazouz : «Le mot a changé d’usage et de camp.» «Sans l’outil conceptuel de la "race", on ne pourrait pas mettre en lumière le racisme structurel de nos sociétés», explique-t-elle à Libération. Dans les années 70 et 80, l’antiracisme ne reprenait pas à son compte le mot «race», bien au contraire. Pour lutter contre les inégalités, on investit alors les terrains de l’immigration et de ses descendants ou des territoires précarisés où se concentrent la plupart d’entre eux. «Les outils de la recherche et de l’antiracisme des années 80, qui s’attachaient à l’idéologie et aux individus racistes, ne suffisaient pas à révéler les logiques systémiques, les discriminations ou l’assignation raciale, poursuit Sarah Mazouz. Car un individu ou un collectif peuvent reproduire des inégalités raciales sans même être racistes, c’est ce que montre l’analyse critique de la race.»

Mais le concept suscite de profonds désaccords au sein de l’université. Et de virulentes empoignades dans les médias ou le monde politique. En 2017, le ministre de l’Education, Jean-Michel Blanquer, condamnait, à l’Assemblée nationale «les mots les plus épouvantables du vocabulaire politique, utilisés au nom soi-disant de l’antiracisme, alors qu’en fait ils véhiculent évidemment un racisme». Les «colloques, expositions, spectacles, films, livres "décoloniaux" réactivant l’idée de "race" et ne [cessant] d’exploiter la culpabilité des uns et d’exacerber le ressentiment des autres»risquent-ils de «nourrir les haines interethniques et les divisions», comme le craignaient 80 intellectuels (dont la philosophe Elisabeth Badinter, le sociologue Jean-Pierre Le Goff, l’historienne Mona Ozouf, la politologue Dominique Schnapper…) dans une tribune du Point en juillet dernier ?

Dans son ouvrage la République raciale, 1860-1930 (PUF, 2006), l’historienne Carole Reynaud-Paligot analyse la «culture raciale» très forte dans laquelle a baigné la IIIe République. «Cela a imprégné notre passé, nous l’avons longtemps sous-estimé, et il faut comprendre comment les processus de racialisation se sont construits dans le passé et comment il continue à se construire aujourd’hui», explique-t-elle. Pourtant l’historienne est réservée sur l’utilisation du mot «race», aujourd’hui, dans le débat public.

«Rapport de pouvoir»

Commissaire de l’exposition «Nous et les autres. Des préjugés au racisme» du musée de l’Homme, avec la biologiste Evelyne Heyer, Carole Reynaud-Paligot a écumé les lycées pour redire aux plus jeunes que les «races» n’étaient qu’une construction historique et sociale. «Face à ces adolescents, mais aussi face à tous ceux qui croient encore, dans notre société, qu’il existe des traits de caractères héréditaires propres à chaque culture, comment tenir le discours "les races n’existent pas" tout en s’appuyant sur ce même mot ?» indique-t-elle. Le risque est grand selon l’historienne de figer les identités dont on veut justement montrer la contingence historique. «Quand on utilise un concept, on réifie la chose. On la fait exister, on la fait circuler, on la rend crédible, même malgré soi. Le phénomène de catégorisation se renforce alors même qu’on essaie justement de dire que la catégorisation est néfaste.»

Historien du racisme et de l’antiracisme, Emmanuel Debono, lui, ne peut utiliser le mots «race» sans mettre de guillemets. Tout comme il ne met jamais de majuscule à «noir», «blanc» ou «juif» pour décrire la réalité française. «Les mots sont importants, oui, et ils sont performatifs, poursuit l’historien, qui vient de prendre la rédaction en chef de la revue le Droit de vivre de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra). Toutes les précautions d’usage des chercheurs en sciences sociales me semblent bien légères quand les discours réhabilitent des catégories traditionnellement combattues par l’antiracisme. Si le concept de "race" ne désigne pas une catégorie biologique mais un rapport de pouvoir, si la "blanchité" ne désigne pas réellement les personnes à la peau claire mais ceux qui dominent, alors pourquoi ne pas parler de "dominants"  ou forger un vocabulaire spécifique, moins stigmatisant? Utiliser la race ou la couleur à tort et à travers revient à inscrire la question sociale dans une problématique exclusivement épidermique.»

Emmanuel Debono critique très sévèrement la «trop grande porosité» entre les chercheurs adoptant une perspective critique sur la «race» et les militants se revendiquant de l’antiracisme politique. «Les mots ont une vie propre en dehors des universités. Sur les réseaux sociaux, auprès de certains jeunes militants, "privilège blanc", "racisés", "race" sont devenus des slogans. Or un "blanc" ne pourra jamais prouver, par exemple, qu’il s’est "déblanchi", comme lui demande la politologue Françoise Vergès (3). Le vocabulaire emprisonne : un "racisé" l’est malgré lui, quoi qu’il soit, quoi qu’il pense, quoi qu’il fasse. La réflexion en termes de "race" est une pensée sans issue

Les chercheurs travaillant sur la «question raciale» ont bien conscience de ces possibles impasses et certains ont cherché de nouveaux mots pour distinguer la parole raciste de son analyse critique - exactement comme les intellectuelles féministes ont élaboré un lexique séparant le «sexe» du «genre». Le philosophe africain-américain Michael O. Hardimon parle ainsi de «socialrace», pour dire les constructions sociales liées à la couleur de la peau. Colette Guillaumin parlait de «racisation» et Eric Fassin de «racialisation» pour bien montrer le processus de fabrique de la «race». Pourtant, pointe Sarah Mazouz, «je ne suis pas sûre que changer le mot permette d’échapper au problème. Certains ont ainsi préféré le mot "ethnie", mais on a fini par massacrer au nom de l’ethnie ! C’est le phénomène qui est problématique, pas le mot qu’on emploie. Au fond, je pense que ce n’est pas tant le mot "race" qui choque ceux qui s’opposent à nos travaux que ce qu’il révèle de notre société». La sociologue dit qu’oser le mot agit comme «un principe d’intranquillité politique».
«L’inconfort suscité par la notion de race recèle quelque chose de salutaire en ce qu’il nous empêche de croire que la question est classée», écrit-elle. Elle est au contraire indéfiniment ravivée.

(1) «Je sais bien mais quand même», dans «la Science face au racisme», revue le Genre humain (Le Seuil, 1981).
(2) «Le Mot race», sur son blog de Mediapart, Identités politiques et dans AOC.
(3) «Le privilège blanc existe, même pour les plus pauvres. Il faut le déconstruire», interview de Françoise Vergès, dans Regards, juin.


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