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L’Encyclopédie de la parole a tiré de son corpus d’enregistrements de phrases quotidiennes plusieurs spectacles musicaux, joués au Festival d’automne. Rencontre avec ces experts du langage en plein débat sur l’éventualité d’ajouter à leurs références un poème en arabe égyptien ou un prof bulgare en train de péter les plombs.
La parole a une encyclopédie. Fréquemment s’y glissent de nouvelles entrées : des documents enregistrés comme des sons officiels, des ambiances de villes prises à la volée, des dialogues au sein d’un couple… Du facteur qui taille le bout de gras en délivrant un recommandé à un ado qui joue à Fortnite, tous font partie d’un vaste corpus mis en ligne, mais aussi mis en scène et en musique, par l’Encyclopédie de la parole, la compagnie fondée par Joris Lacoste, qui associe comédiens, musiciens et chercheurs de la langue, «même si nous n’avons rien de scientifique». Comment sont sélectionnés ces documents ? Définis ? Classés ? Certainement pas en fonction de ce qui est dit, mais de comment c’est dit : avec quelle musicalité, quelle cadence, s’exprime donc le commentateur sportif brésilien ou Françoise Sagan en pleine conférence ? La question a fait naître une tripotée de spectacles depuis une grosse décennie, des mises en voix incongrues et passionnantes que nous aurons le plaisir de voir ou revoir au Festival d’automne à Paris, mini-saison francilienne qui consacre cette année une grande rétrospective à ces obsédés des façons de parler.
En attendant, nous voici dans le hall des Laboratoires d’Aubervilliers, à l’endroit même où l’équipe de Joris Lacoste avait commencé en 2007 à consigner ses premiers documents sonores. Aujourd’hui s’organise une «ruche». Durant cet événement quasi historique, qui se produit une à deux fois par an, les piliers de la compagnie et quelques invités écoutent des sons et les jugent dignes ou non de rejoindre le bon millier de références déjà accessibles sur leur site. «L’intégration suit trois étapes, explique Lacoste, une bouteille de limonade allemande Bionade à la main. Les accepter ou non ? Sous quelle entrée ? Avec quelle durée, quelle coupe, quel titre ?» A l’extérieur des Labos, deux poules se baladent et passent parfois une tête dans le théâtre. Autour de Lacoste, parmi les apiculteurs du langage, Nicolas Rollet, universitaire, maître de conférences en analyse conversationnelle, «enseigne la sociologie interactionniste, la façon dont on peut analyser les interactions sociales avec de la vidéo». Nicolas a développé un goût pour la parole ordinaire et enregistre des sons depuis ses 7 ans. Membre fondateur, présent aux premières ruches, il n’a plus participé depuis près de dix ans. En face, Frédéric Danos, auteur, acteur, performeur, cuisinier à ses heures, souriant, l’œil facétieux, accompagne aussi le projet depuis ses débuts et présente au Festival d’automne le seul en scène l’Encyclopédiste. Elise Simonet, elle, arrivée en 2012 par un atelier choral, est devenue collaboratrice artistique sur toutes les Suites, ces pièces qui recomposent sur scène, avec acteurs et chef de chœur, de grandes symphonies de paroles ordinaires. Passée par un cursus mise en scène et scénographie à l’université, elle a travaillé sur l’enregistrement des rêves, allant jusqu’à débarquer chez les dormeurs avec un micro à 6 heures du matin. Des invités complètent la réunion, dont Anna Carlier et Ghita Serraj, comédiennes, la première sur la pièce Blablabla, la seconde sur la série des Jukebox (lire ci-contre).
La frontière de l’emphase
La session s’étale de 10 heures à 17 heures. Une unique règle les guide : les encyclopédistes se fichent donc du fond. A l’image des juges de la Cour de cassation, seule la forme les intéresse : le phrasé, l’intonation, la mélodie de la parole ont leur priorité. Prenons ce document sonore, un des candidats du jour. Visiblement, l’enregistrement de ce type au bord de la crise cardiaque qui appelle sans cesse le Samu, lequel s’en balance, ça ne les intéresse pas : «Moi, ça me met mal à l’aise, j’ai pas envie d’écouter ça», s’énerve Frédéric ; «Pourrait-on revenir aux sujets qui sont les nôtres ? Formellement, il n’y a rien qui soit à ce point remarquable», note Elise. Le document sera classé «double fond». Viré.
Pour définir la forme de la parole, l’équipe a élaboré un système de références qui lui permet de typer chaque son, ce qu’ils appellent les «entrées» : choralités, compression, saturation, répétitions, sympathies, série… la liste compte 20 descripteurs dont les plus fréquents sont la projection (s’adresser à un locuteur absent, type message sur un répondeur), la répétition («réitération d’une locution, d’un mot, voire d’une syllabe»), les cadences («opération par laquelle la parole tend à organiser ses accents toniques selon un patron régulier») ou encore l’emphase, une caractéristique qui va bien, par exemple, au commentateur de match de foot brésilien mais qui, ce jour-là, pose quelques problèmes.
Début de polémique
«Nous passons à un poème en arabe égyptien qui est tiré d’une émission de télé, apparemment une émission littéraire.» Après une écoute religieuse du poème, dont la diction bondissante et on ne peut plus cadencée fait secouer les têtes en rythme, rappelant les scansions des poésies occidentales et les carrures des octosyllabes ou des alexandrins, l’affaire dérape. Anna, la comédienne, entend, dans certains «a», comme un accent très prononcé et propose de classer le document à la fois dans l’entrée «cadences» mais également dans «emphase». «Pourquoi pas, mais ce ne serait pas une emphase dramatique car le poème est léger», analyse Nicolas. Cette description audacieuse modifierait la façon traditionnelle de considérer l’emphase : on imagine Sarah Bernhardt et on tombe sur une poétesse rigolote. «Oui, mais précisément : si c’est gai, est-ce emphatique ?» se demande Frédéric, assez prompt à soulever des points de détail que les autres aimeraient survoler. Dilemme. «Comparons en écoutant une récitation emphatique en chinois», propose Joris, qui a effectivement dans son ordi une «récitation emphatique en chinois». «Des amis chinois m’ont expliqué que le locuteur exagérait absolument tout.» Bon. Après avoir décortiqué l’emphase en chinois, retour à la possible emphase en arabe égyptien qui, à l’oreille, n’a rien à voir. Nicolas a soudain un doute : «Surjouer le côté sautillant comme elle le fait apporte-t-il une emphase, en réalité ?» Rapportons-nous à la définition de l’emphase telle que consignée dans leur charte : «Phénomène par lequel une parole s’exhibe, s’écoute, s’expose, se donne en représentation.» Frédéric, jamais en retard, pointe : «A ce moment-là, dès qu’il y a théâtre il y a emphase.» Début de polémique. Si le théâtre produit nécessairement de l’emphase, alors vérifions-le. Avec Romain Duris dans le Bourgeois gentilhomme. Oui, Joris Lacoste a aussi cela dans son ordi. «Dans la définition, on dit que le locuteur s’écoute. Moi, je ne trouve pas vraiment que Duris s’écoute», analyse Joris. La différence entre l’emphase et l’interprétation tiendrait au fait de savoir, en faisant de l’emphase, qu’on fait de l’emphase.
Joie saine et positive
Où est donc la frontière de l’emphase, quels sont ses contours ? Retour à la notice. Rien de plus éclairant. Alors on écoute du Frédéric Mitterrand, grand emphatique devant l’éternel, dans un son où il ne l’est pas vraiment et qui se trouve toujours dans l’ordi de Joris. «C’est de l’emphase retenue, ça ne compte pas», entend-on. Silence. «Ecoutez, finit Nicolas. Moi, j’aime bien que ce soit classé dans emphase. C’est mon dernier mot. Si vous n’êtes pas d’accord, je propose qu’on vote.» Les autres haussent les épaules. «Mais non, si tu veux emphase, classe-le à emphase. Pas de problème.» A moins que ça n’ait changé depuis, ce son est classé à «cadences», «mélodie», «emphase». Une mini-révolution.
Ces discussions pour le bien de la cause tournent parfois en rond. L’amour de la contradiction. Exemple, à propos du son d’un homme parlant lentement dans la nuit, à voix basse monocorde : «C’est timbré, mais par détimbrage», sourit Frédéric. «Donc tous les chuchotements deviennent du timbre pour toi !» s’offusque Elise. «Le fait que ce ne soit pas timbré est précisément une forme de timbre», constate Joris. «C’est vous deux qui êtes timbrés», conclut Elise. Et l’on sent sous ces dialogues des sous-textes vieux d’une décennie rejaillissant au bout de fleurets mouchetés, autant qu’une joie saine et positive de se prendre la tronche sur des sujets passionnants concernant la sémiologie. Mais aussi sur le port du masque. Faut-il le garder pour la photo qui ouvre ces pages ? Quelle est notre distanciation ? Trente minutes de débats brillants ont opposé, avant le début de la «ruche», une représentation naturaliste du monde du travail dans Libé et le nécessaire souci d’une mise en scène éloquente par sa synthèse. Dans ce temple de la parole, tout est prétexte à générer des flots de discussion. Tempérés d’une seconde à l’autre par des tunnels d’écoute silencieuse.
Ont été élus, ce jour-là, par les tympans experts de nos apiculteurs, un son du Youtubeur Francis CG («Merci de nous avoir infligé ça…»), le prêche antidarwinien d’un Colombien de 6 ans (entrée «timbre» et «saturation»), un critique d’art berlusconiste qui s’emporte dans un amphi («Boah, c’est un Italien qui crie quoi», «C’est très fasciste quand même !»), une prof de statistiques qui pète les plombs en Bulgarie («De l’emphase ? Non, car c’est aussi une mise en scène de soi-même, là elle n’est pas consciente»), le retour de Gary, le vagabond des cimes («Dommage, c’est trop court»). On s’est éclipsé avant un son chuchoté en coréen, mais juste après l’entrée du premier son datant de 2020, un discours de la reine Elizabeth. «Validé.»
L’Encyclopédie de la parole Au Festival d’automne (Paris)
Suite n°1 du 2 au 4 octobre Jukebox du 2 octobre au 28 novembre
Parlement du 8 au 14 octobre blablabla du 17 octobre au 30 janvier L’encyclopédiste du 5 novembre au 19 janvier Suite n°2 du 5 au 8 novembre Suite n°4
du 19 au 22 novembre
Suite n°3 du 15 au 18 décembre
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