Dessin Fanny Michaëlis
Dans son dernier livre, «le Nouveau Nom de l’amour», l’essayiste poursuit son exploration du couple contemporain dont la séparation est souvent inéluctable. Elle réhabilite le désir, charnel et spirituel, qui a longtemps été méprisé pour y voir l’acmé du désir de vivre.
Tout d’abord, je n’ai pas de savoir extralucide sur ce qui se passe dans les lits. Evidemment, il existe des couples où le désir perdure mais il me semble qu’ils sont plus rares. L’observation de la vie, l’écoute, la fréquentation de la fiction permettent de constater que très souvent le désir charnel s’effrite, voire disparaît complètement avec le temps. C’est une tendance générale. Pourtant, ce désir est considéré à présent comme un élément capital de l’union de deux personnes. Mais parce qu’il est lié à la nouveauté, à l’étonnement, à la surprise, à la découverte, il est voué à s’évaporer à mesure que l’autre devient plus familier et qu’il peut moins nous surprendre. Les magazines féminins ou les sexologues veulent nous faire croire qu’on pourrait restaurer le désir, mais comment restaurer l’étonnement ou la surprise ? Il n’y a pas de recettes miracles pour faire revivre l’étonnement chez des personnes qui se connaissent par cœur. Certains choisissent cependant de rester dans des couples où le désir s’est estompé, mais où ils trouvent de l’amour, de la connivence, de la complicité. Pourquoi pas ?
De ce fait, selon vous, nous serions en train devenir des «polygames lents». Que voulez-vous dire ?
Les unions sont prises dans deux temporalités asynchrones. Il y a d’une part le temps long de l’attachement affectif : même si l’on ne désire plus la personne qui a partagé notre vie, on peut continuer à l’aimer. D’autre part, le désir charnel est plus éphémère. L’amour, en se transformant, peut durer toute une vie, le désir plus difficilement. De ce fait, la moitié des couples contemporains n’ont qu’une durée de vie limitée et sont appelés à se renouveler une ou plusieurs fois. A l’évidence, ce que je nomme la polygamie lente correspond à l’expérience contemporaine du couple. Je ne parle pas de polyamour, dans lequel on a plusieurs partenaires en même temps. Ce que j’observe, c’est une nouvelle façon de faire, défaire et refaire nos couples, qui n’a rien à voir avec la consommation. Il s’agit d’un engagement profond et radical, mais qui n’est pas éternel.
Vous dites que la moitié de notre littérature raconte l’exaltation de ce que vous appelez l’amour-désir. Comment le définir ? Et comment le distinguer d’une pulsion charnelle inconsistante ?
On peut faire très agréablement l’amour avec quelqu’un sans être bouleversé. On n’éprouve alors pas cette exaltation qui se lève quand l’autre nous plaît vraiment, dans son altérité même, et que ce désir charnel ne fait qu’un avec le sentiment d’amour, parce que c’est lui ou elle, parce que cette personne correspond à une attente très profonde, et très juste. L’amour-désir nous engage tout entier. Il y a des êtres qui nous correspondent et nous savons très bien les reconnaître. Mais notre civilisation a créé de la dichotomie là où il y a de l’unité. L’amour-désir dont je parle engage deux corps-esprits, car tout corps est spirituel et tout esprit s’incarne. Cette unité est convoquée dans l’amour. On aime alors de tout notre être, sur le plan charnel comme sur les plans affectif, émotionnel et intellectuel.
Si le désir charnel nous semble de plus en plus essentiel à notre existence, la séparation continue d’être très mal vécue…
Le désir charnel a longtemps été méprisé et perçu comme un phénomène dérangeant, une source de désordre. C’était jadis soit un péché, soit, plus tard, une simple «pulsion». Dans les deux cas, on pensait que seul le corps, qu’on séparait de l’esprit, y était engagé. Il me semble que nous sommes sortis de cette période de dépréciation. On admet de plus en plus sa valeur d’expérience humaine fondamentale, qui provoque, quand on désire de tout son être, un bouleversement profond de la psyché. Ce n’est pas rien. Quand on lui reconnaît cette place capitale dans l’existence, on se met alors à désirer le désir, à rechercher cette expérience essentielle. Car la question du désir est celle, plus ample, du désir de vivre. Pourquoi nous levons-nous le matin ? Pourquoi avons-nous envie de vivre la journée qui vient ? Nous sommes en mouvement parce que nous sommes des êtres de désir. Et le désir charnel est l’acmé du désir de vivre, sa manifestation la plus brûlante. Ainsi la séparation du couple devient-elle quasi inéluctable. Je crois qu’il faut cesser de penser que cette séparation, aussi douloureuse soit-elle, est un problème ou un échec. Non, on a vécu le couple jusqu’au bout, dans toutes ses dimensions, et parce qu’on souhaite retrouver l’amour-désir, on se sépare.
Pourtant, si nous désirons désirer, nous espérons encore un couple «pour toujours», pourquoi ?
Il me semble que quand on dit à quelqu’un «je t’aime pour toujours», on exprime seulement l’intensité de notre sentiment au moment où on le dit. Mais si l’on reconnaît au désir sa noblesse, on pourra renoncer à cette idée du «pour toujours». C’est un héritage de la longue tradition chrétienne du mariage qui le considérait comme indissoluble. Le divorce n’est entré définitivement dans notre législation qu’en 1884. En traversant l’histoire du mariage, on constate que le sentiment amoureux n’en a pas toujours été une composante. Au Moyen Age, il se trouve à l’extérieur, car pendant longtemps, le mariage était lié seulement à des considérations de patrimoine et de filiation. C’est seulement au XIXe siècle que l’amour électif, celui qui nous fait choisir un être pour lui-même, pour ses qualités propres, devient le fondement de l’union, même si des considérations autres, notamment patrimoniales, demeurent. Cette révolution sentimentale, qui accorde une place fondatrice à l’amour, est portée au XXe siècle par le féminisme. L’évolution de la condition des femmes et leur émancipation ont des conséquences sur la forme même du couple. Voir par exemple, la loi du 4 juin 1970 qui remplace l’obligation de cohabitation par la «communauté de vie», qui permet au couple d’occuper des domiciles distincts. A partir des années 70, le mariage n’est plus la seule option pour deux personnes qui s’aiment, même si, dans l’union libre, les protagonistes valorisent toujours la fidélité. Mais non la longévité. L’éventualité de la séparation s’inscrit au cœur de chaque union, comme conséquence logique de ce qui la fonde : le sentiment et le désir, qui sont volatils.
Pourquoi, selon vous, continue-t-on alors à se marier ?
C’est souvent lié à la filiation. Une grande partie des mariages ont d’ailleurs lieu après la naissance des enfants. Il y a aussi, je crois, une envie de symbolique, de rendre public l’amour qu’on se porte. Et c’est peut-être un moyen de mesurer l’engagement.
Suivre son désir, n’est-ce pas un privilège masculin ou de femme aisée ?
Une chose est sûre : dans les milieux modestes, quand les couples se séparent, les femmes tombent souvent dans la pauvreté, parce qu’elles gardent la charge de la famille. Les parents isolés pauvres sont très souvent des femmes. Je ne néglige pas ces difficultés. Mais dans les cas de divorce ou de séparation, il est frappant de constater que ce sont très majoritairement les femmes qui sont à l’origine de la demande. Je ne peux pas m’empêcher de penser que le couple est beaucoup moins confortable pour elles que pour les hommes. Il est fréquent d’entendre des femmes qui se séparent affirmer ne plus vouloir d’une vie commune. Chose que vous entendrez rarement dans la bouche d’un homme.
En quoi l’amour-désir est-il féministe ?
Le désir charnel est féministe, car il suspend les rapports de domination. Dans le désir, une femme est puissante. Dans le lit, on veut le bien de l’autre et ce qui s’y passe est absolument égalitaire, pourvu que les amants y entrent avec le même désir. Dans leur grande majorité, ce qui intéresse les hommes est de faire jouir leur partenaire. Je crois que nous avons atteint la liberté sexuelle : on peut à présent faire tout ce qu’on veut dans un lit ou ailleurs, et avec qui l’on veut. Ce qui n’est pas atteint, c’est l’égalité sexuelle. Aujourd’hui, on en est encore au vieux dicton, «l’homme propose, la femme dispose». La drague, la séduction, l’invitation amoureuse sont encore une prérogative masculine. Dans la majorité des cas, les femmes sont plutôt dans une position d’attente. Même si les choses évoluent, heureusement, même si l’on essaie de réinventer l’amour, on n’y est pas encore. Quand les femmes seront capables d’affirmer et de soutenir leur désir, alors on arrivera vraiment à l’égalité sexuelle.
Vous dites préférer une «révolution douce» à la «guerre des sexes», une pierre dans le jardin des jeunes féministes ? Qu’est-ce qui vous dérange dans le féminisme tel qu’il s’exprime aujourd’hui ?
C’est une question de méthode. Ce que je veux, en tant que féministe, c’est arriver à l’égalité parfaite. Je ne fais aucun compromis, sur ma liberté d’abord, et sur cet objectif capital. Donc je veux, radicalement, atteindre ce but. Mais la façon d’y parvenir me préoccupe parce que c’est urgent et parce que c’est une nécessité absolue. J’ai l’impression qu’aujourd’hui les jeunes féministes espèrent arriver à ce résultat par un simple renversement de la violence. Or, on n’y arrivera pas comme ça. Je ne trouve pas normal que des jeunes hommes qui aujourd’hui veulent s’engager dans ce combat soient bannis sous prétexte qu’ils sont hommes, donc dominants, donc ennemis. Les jeunes hommes n’ont pas à payer l’ardoise de leurs pères. Ils sont en train de changer, je ne vois pas pourquoi il faudrait les traiter en ennemis. Pour moi la violence est une erreur de méthode majeure.
Cela fait soixante-dix ans que les femmes se battent et on en est arrivé, en France, à ce que toutes les lois soient égalitaires. Mais il reste à changer les mœurs et les mentalités, à passer du formel au réel, c’est valable pour l’homme qui siffle une femme dans la rue, pour les commissariats et les tribunaux. Mais le changement de mœurs est plus difficile à mesurer qu’un changement de loi, ce qui explique peut-être en partie la colère des jeunes féministes.
Dans une tribune vous parliez des féministes comme «des victimes enivrées de colère», mais quand on regarde les chiffres, notamment ceux ses féminicides qui ont augmenté de 21 % en 2019, est-ce qu’il n’y a pas de quoi être en colère ?
Mon bémol encore une fois concerne la méthode. J’aime la révolte, c’est avec elle qu’on transforme le monde, mais je conteste une violence primaire, non transmuée. Je trouve leur colère saine, notamment sur le sujet de la peur. Dans ma génération on a intégré le fait de vivre avec la peur. J’adorerais voyager seule, marcher en montagne seule, mais je ne le fais pas et j’ai fini par m’y habituer, comme devant une fatalité. Aujourd’hui, les jeunes femmes n’acceptent plus d’avoir peur. Evidemment elles ont raison, cent fois raison ! Mais être en colère ne doit pas nous empêcher de réfléchir à inventer des outils de changement efficaces. Ecrire sur les murs de Paris «A votre tour d’avoir peur», est-ce constructif ? Les hommes peuvent et doivent être des alliés dans le combat pour l’égalité. Nous sommes en relation, hommes et femmes, nous vivons ensemble, nous nous aimons, nous faisons des enfants… et nous atteindrons l’égalité ensemble. Les hommes ne sont pas des ennemis, ce sont des privilégiés auxquels il faut expliquer que les privilèges sont abolis. D’ailleurs, ils doivent sortir de leur passivité et mouiller leur chemise, et nous devons les inciter à mener le combat féministe avec nous.
Photo DR
Le Nouveau Nom de l’amour de Belinda Cannone éd. Stock, 240 pp.
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