Jupe trop courte ou robe trop décolletée pour les filles, jogging, casquette, capuche pour les garçons : dans les écoles, les restrictions vestimentaires ciblent ceux qui ne sont pas dans la norme scolaire, observe la jeune chercheuse Camille Lavoipierre.
Et le crop-top créa la discorde. Depuis une semaine, les lycéennes et collégiennes se mobilisent avec le hashtag #lundi 14septembre et #balancetonbahut pour revendiquer le droit de porter ce qu’elles veulent sans être vues comme des objets sexuels. Un flou juridique permet aux établissements d’interdire les tenues jugées provocantes. Au nom de la décence, l’institution est-elle devenue sexiste ? Que se cache-t-il derrière les restrictions vestimentaires à l’école ? Camille Lavoipierre est étudiante à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). Pendant deux ans, elle a enseigné au collège où elle a pu être témoin de la conflictualité qui entoure parfois les questions vestimentaires. Elle a ensuite mené une enquête ethnographique dans un lycée de la région parisienne dans le cadre de son master à l’EHESS. Pour elle, les restrictions vestimentaires participent à produire à l’école des normes stigmatisantes, déjà présentes dans la société.
Pour clore le débat ouvert par des jeunes filles qui revendiquent le droit de s’habiller comme elles veulent, Jean-Michel Blanquer, puis Valérie Pécresse affirment qu’il suffit d’avoir «une tenue normale». C’est quoi une «tenue normale» aujourd’hui dans un lycée ?
A partir d’un cadre commun, érigé comme «universel» et «égalitaire», les restrictions vestimentaires articulent en fait un contrôle différencié des corps, qui cible certaines tenues plutôt que d’autres, certains ou certaines élèves plutôt que d’autres. Ce faisant, elles construisent une manière spécifique, scolaire, d’être lycéenne ou lycéen qui consiste à «ne pas se faire remarquer». Quand Blanquer ou Pécresse parlent de tenue normale, ils valident une vision implicite de ce que serait une «tenue appropriée». Mais ne pas vouloir expliquer cette norme est problématique et révélateur. Car en réalité, elle renvoie à un sujet plutôt masculin, issu plutôt des catégories sociales privilégiées, et blanc. Concrètement dans les établissements, les restrictions concernent principalement les tenues jugées trop «courtes», les décolletés, jupes, les vêtements à caractères religieux ou ce que l’on considère comme étant les attributs du «jeune de cité» : jogging, casquette, capuche. Donc derrière la règle floue de la tenue correcte ou normale se cachent toutes sortes de discriminations, à partir de critères de genre, d’âge, de sexualité, de classe, de «race», de religion…
Comment les élèves vivent-ils ce code vestimentaire implicite ?
J’ai pu constater lors de mes entretiens que la plupart des élèves avaient intégré la norme scolaire. Ils ne s’habillent pas forcément de la même manière dans le contexte de l’école et en dehors. Pour les filles notamment qui sont plus particulièrement concernées par cette règle implicite, il s’agit d’exercer une «féminité de circonstance» (selon le concept de la sociologue britannique Beverley Skeggs), elles invoquent la respectabilité. Certaines préfèrent ne pas porter de jupes ou des décolletés car elles ne se sentent pas à l’aise. Et cela sans même qu’on leur en fasse la remarque. Elles appréhendent le jugement des personnels de l’établissement comme celui de leurs pairs qui prend le relais par rapport aux normes sociétales. J’ai pu constater aussi beaucoup d’appréhension vis-à-vis de la grossophobie, l’impression qu’il y avait des regards sur leur poitrine. Au-delà des discours et remarques, les regards participent au contrôle social et à la violence.
Le mouvement #lundi14septembre souligne le caractère majoritairement sexiste des restrictions, une analyse que vous avez pu constater dans votre enquête ?
Dans le lycée où j’ai enquêté, une jeune fille a été convoquée dans le bureau du CPE parce qu’elle portait un tee-shirt noué. Une enseignante m’a aussi confié avoir «dérapé» quand, dans sa classe, une élève s’est mis du rouge à lèvres, elle lui a dit «c’est un cours de philo, pas un cours de maquillage pour les pétasses». Une élève trans m’a raconté qu’elle avait été convoquée avec sa mère : on lui reprochait d’être trop dénudée et de trop se maquiller alors que le maquillage et le genre de tenue qu’elle portait étaient tolérés pour les autres élèves filles. Et à côté de ça, on voit sur les murs des affiches contre la transphobie et l’homophobie à l’école. Les personnels encadrants se veulent protecteurs vis-à-vis du collectif mais ils sont parfois des relais des normes sociales sexistes. Les garçons aussi sont visés pour leur jogging, casquette et capuche. A travers ces vêtements, ce qui revient souvent c’est la mention de «code de la cité», de stéréotypes situés socialement, dirigés en direction des élèves racisés. A la grille, les CPE avaient une formule : «Carnet, capuche, casquette».
Comment percevez-vous l’usage des restrictions vestimentaires au sein de l’établissement dans lequel vous avez enquêté ?
Elles deviennent souvent un prétexte pour «faire de la discipline». Un jour, un élève est convoqué par la CPE car il a utilisé son téléphone pendant un cours. Celle-ci finit cependant par lui reprocher sa tenue «négligée» et lui demande de se couper les cheveux car il donnerait ainsi l’impression de «sortir de la cité». Corriger une tenue est une manière de faire comprendre à l’élève qu’il doit se conformer à des attentes scolaires auxquelles il dérogerait a priori. Convoquer de manière répétée des élèves pour un jean troué, une casquette, un tee-shirt moulant ou une jupe trop longue est parfois une manière d’asseoir une autorité.
En quoi ces restrictions vestimentaires peuvent-elles être vectrices d’exclusion ?
La relation entre professionnels et élèves relève trop souvent du paternalisme. En les corrigeant sur leur tenue, on voudrait les former à ce que la société attend d’eux. L’injonction à se plier à la norme renvoie aux élèves qu’ils et elles ne sont pas dans la norme. Des sanctions pouvant aller jusqu’à l’exclusion de l’établissement sont prononcées sur des critères vestimentaires. Par ailleurs, la loi autorise l’exclusion d’une élève de confession musulmane qui porte une jupe longue de façon «systématique».
Cette mobilisation questionne aussi la loi de 2004 qui a eu pour principal effet, d’une part, de rendre inaccessibles les établissements scolaires publics aux élèves voilées, d’autre part, de stigmatiser plus encore celles qui retirent leur voile avant d’entrer et se voient maintenant reprocher le port d’un bandeau ou d’une jupe jugée «trop longue» ou «à connotation religieuse». Les critères vestimentaires participent à la normalisation de l’exclusion sociale. On demande aux élèves d’intérioriser le fait qu’ils et elles seraient «respectables» ou non en fonction de leur apparence.
Comment expliquez-vous le succès de la mobilisation#lundi14septembre #balancetonbahut ?
La présence massive des collégiens et des lycéens sur les réseaux sociaux et la viralité des mobilisations contre le sexisme font beaucoup. Mais surtout les idées féministes se sont démocratisées, les jeunes filles comme les garçons se sont politisés sur ces questions. Faire porter la responsabilité des violences sexistes et sexuelles aux filles via leurs vêtements n’est plus possible en 2020.
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