Sermonner son enfant pour qu’il décroche de la tablette, alors qu’on est soi-même scotché à son smartphone ? Une incohérence pédagogique répandue décryptée par Nicolas Santolaria.
Je ne jette ici la pierre à personne, car j’ai moi-même consulté mes mails en douce durant cette réunion, en tentant vaguement de dissimuler mon appareil dans le casier de la petite table où j’étais installé, au dernier rang.
D’une certaine manière, le constat de cette addiction de masse m’a rassuré : il m’a apporté la confirmation que je n’étais pas le seul à gratifier mes enfants d’une éducation totalement incohérente, où chaque précepte affirmé avec l’emphase d’un militant luddite – « Arrêtez de regarder les écrans, c’est très dangereux ! » – est suivi d’une attitude totalement contradictoire, baignée dans un halo de lumière bleutée – « Mmmmouais poussin, Papa va venir te faire un bisou, mais avant il doit envoyer un dernier message de la plus haute importance au service après-vente d’Ikea… » (et terminer cet épisode de BoJack Horseman, mais ça, chut, il ne faut pas le dire).
« Avez-vous déjà parlé à votre enfant aujourd’hui ? »
En 2017, une campagne de sensibilisation allemande articulée autour du slogan suivant – « Avez-vous déjà parlé à votre enfant aujourd’hui ? » – soulignait à sa manière l’étrange schizophrénie du parent connecté. En effet, en Poméranie comme ici, nous craignons tous plus ou moins que l’omniprésence des écrans ne perturbe le développement cognitif de notre progéniture, sans nous apercevoir que nous sommes les premiers à en faire un usage immodéré. D’après une étude internationale menée en 2015 par AVG Technologies, 54 % des enfants trouvent que leurs parents se laissent distraire trop souvent par leur portable, 36 % le consultant même pendant les conversations.
À force d’être quotidiennement renvoyés au fait qu’ils sont moins attrayants qu’un fil Twitter, 32 % des enfants se sentent sans importance.
Une étude de la Boston University School of Medicine a notamment montré que l’usage des technologies mobiles par les mamans durant les repas (pourquoi cette étude ne porte-t-elle que sur les mamans, la science ne le dit pas) réduisait de 20 % les interactions verbales avec l’enfant, et de 39 % les interactions non verbales. Problématique, cette présence-absence débouche sur une attention dégradée aux autres, qui menace l’écologie relationnelle de la famille. A force d’être quotidiennement renvoyés au fait qu’ils sont moins attrayants qu’un fil Twitter, 32 % des enfants se sentent sans importance (étude AVG technologies).
« Papa, tu regardes trop les écrans ! », me répètent régulièrement mes fils, inversant totalement la relation éducative. Cela produit-il un effet quelconque sur mon cerveau anesthésié ? Oui, je peux éventuellement soulever une paupière et grommeler un truc désagréable. D’après une étude menée dans une quinzaine de fast-foods par des chercheurs du Boston Medical Center, les parents interrompus dans leur tango cognitif avec leur smartphone sont plus enclins à répondre de manière agressive à leurs chers bambins. Si votre père vous balance un « Finis tes nuggets fissa ou je te supprime le cadeau de ton Happy Meal ! », c’est donc que vous l’avez bien cherché.
Forme d’abandon parental
Face à ces constats divers mais congruents, il apparaît que, aveugles à notre propre addiction aux doudous numériques, nous sommes en réalité extrêmement mal placés pour dire à nos enfants d’arrêter de regarder les Pyjamasques sur la tablette. C’est comme si un fumeur de crack concupiscent vous invitait à y aller mollo sur la cigarette électronique.
Dans son blog, le psychiatre Serge Tisseron avance même que cette incohérence éducative, qui se résume par la maxime « fais ce que je dis, ne fais pas ce que je fais », pourrait être une des causes des comportements problématiques rencontrés chez les plus jeunes, et ce pour plusieurs raisons : là où l’imitation motrice conduit les petits à reproduire les attitudes des grands, l’attention conjointe les fait s’intéresser à ce qui semble nous captiver.
Comment retomber sur vos pattes de pédagogue respecté après ces multiples flagrant délits de non-exemplarité ?
A cela s’ajoute une explication d’ordre affectif : « Si l’enfant ne trouve pas ce regard recherché, s’il ne trouve des échanges à la mesure de ses attentes, le risque est grand qu’il se scotche aux écrans comme un refuge contre une forme d’abandon parental en grande partie inconscient », écrit le psychiatre.
Attitude endémique, cette incohérence éducative est loin de se cantonner à la sphère technologique. Quel papa n’a pas, un jour, invité ses enfants à « débarrasser la table, parce que c’est important de participer », exhortation ânonnée depuis le fin fond du canapé ? « Arrêtez avec la grenadine, le sucre c’est très mauvais ! », peut marteler le même individu dans un autre contexte, tout en attaquant son troisième Spritz. Sans parler des douches interminables du patriarche décroissant qui, après avoir dilapidé l’équivalent d’une piscine olympique, encourage sans vergogne ses descendants à « économiser l’eau ».
Mais s’il y a bien un domaine où cette incohérence s’exprime à plein régime, c’est celui de la politesse. Coincé sur l’autoroute du Soleil, vous qui, quelques instants plus tôt, expliquiez d’une voix douce qu’on ne disait pas « tronche » mais « visage », vous mettez soudain à hurler les pires insanités : « Putain de bordel de chiotte, mais qu’est-ce qu’elles foutent là toutes ces bagnoles !!! Pourquoi j’ai pris cet itinéraire de merde, moi ? ! »
Comment, alors, retomber sur vos pattes de pédagogue respecté après ces multiples flagrant délits de non-exemplarité ? En expliquant simplement que cohérence et vérité ne sont pas la même chose et que les règles ne font pas tout. Edictées par des autorités ô combien faillibles, elles sont faites pour être pondérées en fonction des contextes.
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