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mardi 18 août 2020

Michelle Perrot : «Selon un modèle hérité du XIXe siècle, la place des femmes a été invisibilisée»

Par Sonya Faure et Cécile Daumas — 




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Michelle Perrot : «Selon un modèle hérité du XIXe siècle, 
la place des femmes a été invisibilisée» 
Illustration Sarah Bouillaud

Si, depuis plus d’un siècle, la situation des femmes dans la société occidentale a évolué, leur occupation dans l’espace public, encore très genré, reste au cœur des revendications féministes.

Il est des mots qui se conjuguent différemment au féminin et au masculin. Le mot «public», par exemple. «L’homme public, éminent sujet de la Cité, doit en incarner l’honneur et la vertu, écrit l’historienne Michelle Perrot. Dépravée, débauchée, la fille publique est une "créature", femme commune qui appartient à tous.» La phrase résume à elle seule la dissymétrie entre les places accordées aux femmes et aux hommes dans l’espace commun. Aux uns le Panthéon, aux autres le bordel.
Depuis le XIXe siècle, la situation a évidemment bien changé. Mais l’occupation de l’espace public par les femmes est plus que jamais au cœur des revendications féministes : le harcèlement de rue commence seulement à être reconnu, les équipements sportifs publics visent (et de fait rassemblent) avant tout des garçons, et l’urbanisme a toujours du mal à répondre au sentiment de vulnérabilité des femmes (selon l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales, en 2018, plus de la moitié des femmes ont peur la nuit dans les transports en commun).
Aujourd’hui encore, l’espace public - la rue, comme l’agora politique - est imaginé par et pour des hommes. En février dernier, un avis de Conseil économique, social et environnemental (Cese) estimait que si l’espace public était «longtemps resté à l’écart des réflexions sur les inégalités de genre», il était «urgent» que les choses changent. Il proposait notamment d’encourager l’orientation des femmes dans les métiers de l’urbanisme, de fixer un objectif de parité dans l’attribution des noms des rues, de mieux éclairer la voie, de multiplier les bus avec des arrêts à la demande, etc. Michelle Perrot, pionnière de l’histoire des femmes, mais aussi spécialiste du monde ouvrier et de la prison, publie une nouvelle édition de son livre coécrit avec Jean Lebrun, la Place des femmes (Textuel). Dans sa version beau livre, l’ouvrage s’accompagne d’une centaine de tableaux, caricatures et photographies qui illustrent l’histoire de cette «difficile conquête de l’espace public» par les femmes.
Les femmes ont sans cesse dû batailler pour se faire une place dans l’espace public. Pourtant, aussi loin qu’on remonte, elles n’en ont jamais été totalement absentes…
Leur place a en effet été largement invisibilisée. Nous avons hérité d’un modèle très ségrégué mis sur pied au XIXe siècle dans la foulée de la Révolution française. Sous l’influence notamment de la pensée anglaise, les penseurs de la démocratie occidentale organisent l’espace selon une séparation public-privé. Dans l’espace public, les hommes sont au sommet. A eux la politique. Aux femmes, la maison, la famille, le privé - mais toujours, ne l’oublions pas, sous le contrôle des hommes.

Aujourd’hui, la frontière entre public et privé n’est plus du tout la même. Et ce brouillage des frontières a rejailli sur le rapport entre les sexes. Cette évolution est en large partie le résultat de l’action de femmes qui ont contesté cette division depuis fort longtemps. Au XVIIe siècle déjà, des femmes veulent écrire, prendre la parole… certaines l’ont fait, beaucoup plus qu’on le croit d’ailleurs : au XVIIe siècle en France, ce sont des femmes de l’aristocratie qui ont créé les genres du roman et de la nouvelle.
Et les femmes du peuple, elles, descendent dans la rue. Pourquoi ?
L’une des plus grandes violences, du XVIIe jusqu’au début du XIXe siècle, sont les crises de subsistance : le pain manque, les prix montent. Et ce sont les femmes qui manifestent sur les marchés, ce sont elles qui protestent contre la spéculation. Les femmes, les paysannes notamment, ont eu un très grand rôle dans ces insurrections. Puis à partir du milieu du XIXe siècle, avec la régularisation des prix et le développement des chemins de fer, le prix du pain se stabilise et les femmes sont à nouveau moins présentes dans l’espace public.
L’industrialisation met-elle fin à la visibilité dans les mouvements de protestation ?
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, la grève est un acte viril, parce que les ouvriers sont essentiellement des hommes. Mais il y a aussi des femmes en usine, notamment dans les manufactures textiles. Des jeunes filles, surtout, qui y rentrent à l’âge de 12 ans et y restent jusqu’à la naissance de leur premier enfant, vers leurs 22 ans. Ces femmes ont donc leur place dans les cortèges du 1er Mai, parfois même les hommes les placent en tête de la manifestation, quand ils craignent la police et les gendarmes et pensent qu’ils seront plus respectueux vis-à- vis d’elles. C’est ainsi que lors de la fusillade de Fourmies, le 1er mai 1891, les premières victimes tuées furent des femmes.
Mais il y a aussi des grèves de femmes, organisées par les femmes. Elles s’accompagnent de manifestations bien différentes de ce que font les hommes : elles s’emparent de la rue à leur gré, de manière beaucoup moins militaire, beaucoup plus dansante… Elles conspuent, elles ont le verbe haut ! Ce qui n’est pas toujours du goût des syndicalistes, très largement des hommes à l’époque. Dans la région de l’Isère, lors d’une grève qui commençait à durer, des jeunes filles ont eu l’idée de faire venir un piano pour pouvoir danser. Esclandre parmi les hommes : Quoi ? Vous allez dépenser l’argent de la grève pour louer un piano ? Etes-vous folles ?
Mis à part lors de ces grèves ou ces manifestations sporadiques, quel espace public était-il permis aux femmes ?
Il faut distinguer les femmes de la bourgeoisie de celles des classes populaires. Les premières circulent dans un espace très genré, très contrôlé, elles ont des lieux «à elles», comme le salon de thé, pendant du café masculin. Une fille de la bonne société ne sort jamais seule si elle n’est pas mariée, elle est accompagnée d’une gouvernante. Et les femmes ne sortent jamais la nuit. Une femme seule la nuit, c’est une prostituée. La situation est très différente pour les femmes des classes populaires qui circulent dans la rue, vont au marché, sont souvent marchandes elles-mêmes.
Mais il faut entendre l’espace public de deux manières : d’une part, l’espace géographique, matériel, la ville ou la place du village. De l’autre, l’espace de la Cité, l’espace politique et démocratique en cours d’installation : c’est là que les femmes sont exclues. L’exclusion est géographique et spatiale selon les classes sociales, mais elle est politique pour toutes.
Et organisée par les pères de la démocratie et de la République…
Bien sûr. Il ne faut pas voir là un complot contre les femmes, mais une évidence pour les hommes de l’époque. Comment voulez-vous que les femmes sachent faire de la politique ? pensent-ils. La pensée de la différence des sexes est alors très forte, comme l’a montré Françoise Héritier dans Masculin-Féminin (Odile Jacob, 1996). Elle vient de la pensée grecque antique, mais les médecins et les sciences naturelles, en plein essor au XIXe siècle, insistent encore sur la différence des corps entre les sexes. Ils se penchent sur les maladies des femmes et pour eux, entre ses règles et ses accouchements, «la femme est une éternelle malade», comme le disait Jules Michelet. Il faut la protéger, pas lui donner un rôle politique. Il y a bien quelques hommes féministes, comme Condorcet, ou Stuart Mill en Angleterre, mais ils sont rares.
Vous consacrez un chapitre de votre livre à la parole publique des femmes. Comment cette prise de parole a-t-elle évolué ?
Longtemps, parler en public pour une femme était impossible. Le féminisme a joué un grand rôle puisqu’il leur a donné des tribunes, des congrès. Cet apprentissage de la prise de parole publique a été essentiel car la résistance à leur accorder une place en politique s’est souvent cachée derrière leur soi-disant incapacité à s’exprimer et à se faire entendre. Combien de fois entend-on, aujourd’hui encore : «Elles ne savent pas parler !» «Quelle voix elle a celle-là !» Parmi les milieux qui se sont farouchement opposés à l’arrivée des femmes comptent beaucoup de métiers de la parole : la politique, le métier d’avocate (pensez qu’il a fallu une loi pour que Jeanne Chauvin, c’était la première, puisse plaider !) et l’université. Dans cette dernière, on objectait encore en 1937, à une candidate à un poste de professeure d’allemand, qu’elle ne saurait pas faire cours : «Comment voulez-vous qu’une femme parle à tout un amphi ? Elle n’a pas la voix !» Elle n’a pas la voix pour parler à des étudiants. Marie-Jeanne Durry a été la première femme nommée professeure à l’université (en lettres, à la Sorbonne), en 1947. Il y avait bien eu Marie Curie auparavant, mais elle, professeure de sciences, était davantage dans un laboratoire que devant des étudiants.
L’espace public vous semble-t-il aujourd’hui encore extrêmement genré ?
L’évolution est considérable. Ceci dit, il demeure toujours le problème des transports, territoire des mains baladeuses et des mini-agressions sexuelles. Autrement dit, la liberté des femmes et la présence même de leur corps dans l’espace public ne sont pas encore totalement acceptées. Certains hommes se croient propriétaires et de l’espace public et du corps des femmes.
Sonya Faure Cécile Daumas 
Michelle Perrot et Jean Lebrun La place des femmes Textuel, 176 pp., 2020,

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