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jeudi 20 août 2020

En Espagne, le Covid-19 révèle les conditions de vie inhumaines des travailleurs migrants

Le Monde   

D’année en année, les ONG dénoncent leur situation. Mais il aura fallu que ces saisonniers précaires se retrouvent à l’origine de dizaines de clusters pour que l’administration prenne au sérieux cette crise humanitaire.
Par  Publié le 13 août 2020
Un migrant guinéen à l’entrée de sa « chabola  » (cabane), dans un bidonville à Palos de la Frontera (Huelva), le 8 mai.
Ils commencent l’année dans les champs de fraises d’Andalousie, puis partent en Aragon ou en Catalogne pour récolter les pêches et autres fruits à noyau. En août, ces journaliers enchaînent sur les fruits à pépins, poires et pommes. Puis vient la saison des vendanges, un peu partout en Espagne. Enfin, le cycle se termine de nouveau en Andalousie, dans les oliveraies.
Toute l’année, au gré des besoins, ces travailleurs − des migrants majoritairement subsahariens dont un certain nombre sont sans papiers − se déplacent ainsi aux quatre coins de l’Espagne pour prêter main-forte dans les champs. Avec l’espoir d’être embauchés un jour, une semaine, un mois ou davantage, avec de la chance.
Le soir, ils dorment entassés par dizaines dans des chambres minuscules, chez des compatriotes qui leur louent un lit, dans la promiscuité de baraques de chantier mises à disposition par les agriculteurs ou dans des bidonvilles surpeuplés. Certains occupent des usines abandonnées ou des entrepôts désaffectés, sans accès à des conditions d’hygiène minimales. D’autres finissent sur des cartons, dans la rue…

Gymnases et auberges

Ce n’est pas nouveau. D’année en année, les organisations non gouvernementales (ONG) dénoncent la situation. Mais il aura fallu que la pandémie de Covid-19 frappe le royaume et que ces saisonniers précaires se retrouvent à l’origine de dizaines de clusters pour que l’administration prenne au sérieux cette crise humanitaire.
L’Espagne connaît les pires chiffres de contagion d’Europe occidentale. Le bilan quotidien des cas de contamination est passé de moins de 150 en moyenne en juin à plus de 1 500 pour les douze premiers jours d’août. Avec presque 330 000 cas, le pays est le premier d’Europe, le onzième dans le monde, et devance largement ses voisins avec 705 cas pour 100 000 habitants contre 474 au Royaume-Uni, 416 en Italie, 308 en France et 266 en Allemagne. Au 10 août, 32 clusters actifs, représentant près de 600 cas, étaient liés au secteur des fruits et légumes.
La crise sanitaire « a mis en évidence avec toute sa brutalité des problèmes qui demeuraient plus ou moins ignorés depuis longtemps et a fait sauter les coutures du système », a reconnu le Défenseur du peuple, Francisco Fernandez Marugan, exigeant de la part des administrations et des entreprises agricoles qu’elles préservent « le droit du travail et des conditions de logement dignes », alors que l’Espagne est le principal exportateur de fruits et légumes de l’Union européenne.
Depuis le mois de juin, et au fur et à mesure que des foyers de contamination au coronavirus se sont déclarés chez les saisonniers, les administrations municipales et régionales ont cherché à freiner la contagion en mettant des gymnases et des auberges à disposition des migrants, souvent trop tardivement. De son côté, la ministre du travail, Yolanda Diaz, issue du Parti communiste, a renforcé les inspections, provoquant la grogne des agriculteurs. Et le ministre espagnol de l’agriculture, le socialiste Luis Planas, a présenté le 4 août un guide de prévention pour éviter de nouveaux clusters liés aux vendanges, après avoir demandé aux acteurs, professionnels et administrations locales, de donner des « logements décents » aux saisonniers.

« Le pire, c’est la faim »

Le risque sanitaire est élevé. Les premiers foyers chez les saisonniers ont surgi dès le début du mois de juin, en Aragon, à partir d’importants clusters dans la province de Huesca. De là, le virus a essaimé à Lérida, province rurale de Catalogne toute proche, où des dizaines, voire des centaines de migrants venus travailler dans les champs dormaient dans la rue depuis des semaines, dénonçant, une fois encore, leurs difficultés pour trouver un logement et se disant victimes de « racisme ». Lorsque les premiers foyers de contagion se sont déclarés le 25 juin, l’administration catalane s’est montrée incapable de contrôler la reprise de l’épidémie. La transmission est rapidement devenue « communautaire », c’est-à-dire dont on ne peut trouver l’origine. Après avoir ordonné l’isolement d’une quinzaine de communes de la région agricole du Segria, autour de Lérida − à 150 kilomètres à l’ouest de Barcelone −, le 8 juillet, le gouvernement catalan a reconfiné près de 200 000 habitants le 12 juillet, mesure levée le 29 juillet.
« Les saisonniers ont été stigmatisés, alors qu’ils avaient besoin de logements et de protection », s’émeut Gemma Casal, porte-parole de la plate-forme Fruits et justice sociale qui a déposé deux plaintes contre une entreprise d’exportation de fruits et une organisation de producteurs. « Au début, ils n’avaient pas de masques, puis un tous les quinze jours. A présent, ils en reçoivent deux par jours et passent des contrôles de température », ajoute-t-elle.
Grâce aux centres ouverts par l’administration, ils ont aussi presque tous un lieu, à l’abri, pour dormir. « Mais il leur faut aussi des papiers : le Portugal l’a fait, l’Italie aussi… Non seulement maintenir ces gens dans une situation irrégulière favorise les abus et l’exploitation, mais s’ils ne sont pas régularisés, leur traçage lorsqu’ils sont contaminés est impossible : ils ne veulent pas donner leur nom, ni dire avec qui ils ont été en contact. Et comme ils n’auront pas d’indemnités d’arrêt de travail, ils cherchent parfois à éviter les contrôles de température ou les tests, parce que ce qui les préoccupe ce n’est pas le Covid, c’est d’avoir de quoi manger. Le pire, pour eux, c’est la faim », poursuit Mme Casal.
Dès la fin du mois de mars, le Portugal a effectivement pris la décision de régulariser provisoirement les migrants qui en avaient fait la demande, pour leur donner accès à la santé publique. L’Italie, pour résoudre la pénurie de main-d’œuvre agricole, a pris une mesure allant dans le même sens envers ceux dont le permis de séjour était périmé depuis moins de huit mois. Début avril, le gouvernement espagnol, pour sa part, n’a donné un permis de travail qu’aux jeunes de 18 à 21 ans qui allaient travailler dans les champs, afin de favoriser l’insertion professionnelle des anciens mineurs étrangers non accompagnés (MENA).

Appel à « l’empathie »

Maires, syndicats ou ONG…, de plus en plus de voix demandent la régularisation des travailleurs agricoles en Espagne alors que les clusters liés aux saisonniers se sont multipliés. Outre la Catalogne, la région de l’Aragon a dû elle aussi imposer de nouvelles restrictions après plusieurs dizaines de cas chez des travailleurs qui vivaient dans un entrepôt. A El Ejido, près d’Almeria, en Andalousie, ville connue pour sa « mer de plastique » où poussent des tomates toute l’année sous d’immenses serres, un autre foyer de contagion avoisinait les 100 cas positifs fin juillet.
Et à Albacete, en Castille-la Manche, les premiers cas ont été détectés dans un campement insalubre installé dans une usine de céréales désaffectée. Là vivaient entre 300 et 500 personnes avec un seul point d’eau potable. La région n’a d’abord pas eu d’autre idée que de les confiner… à l’intérieur. Après la protestation des migrants, dont plusieurs se sont échappés pour éviter la quarantaine, elle les a finalement relogés, deux jours plus tard, dans le palais des expositions. Mais en y regroupant 200 personnes, le nombre de cas positifs est monté à 126, et de nouvelles protestations et fuites ont eu lieu début août.
Entre-temps, les manifestations publiques de racisme se sont multipliées dans la ville, poussant le diocèse à appeler la population à « l’empathie ». Et le directeur général de santé publique de la région, Juan José Camacho, a résumé le problème le 7 août en une phrase : « Officiellement, ces gens n’existent pas. »
Benito Almirante, chef du service des maladies infectieuses à l’hôpital Vall d’Hebron de Barcelone, estime que si la première vague de Covid-19 a touché l’Espagne sans trop de discrimination sociale, « la deuxième frappera majoritairement les précaires, les mal-logés, les plus vulnérables… ».

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