La crise du Covid-19 est l’occasion de mettre en évidence les insuffisances des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes dans des situations d’urgence et de fin de vie, selon l’ancienne ministre.
Médecin spécialisée en cancérologie cutanée, Michèle Delaunay, 73 ans, a été députée (PS) de la Gironde de 2007 à 2012, puis ministre déléguée de François Hollande, chargée des personnes âgées et de l’autonomie, de 2012 à 2014.
Depuis 2016, elle préside le conseil d’administration de l’Institut de santé publique, d’épidémiologie et de développement (Isped) de l’université de Bordeaux. Son dernier ouvrage, Le Fabuleux Destin des baby-boomers (Plon), évoque les questions vertigineuses posées par le vieillissement et la perspective de la mort en série des 20 millions de personnes de la génération née entre 1946 et 1973.
Dès le début du confinement, vous avez alerté sur les dangers du virus dans les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), appelant à équiper en urgence le personnel, suggérant même aux familles qui le pouvaient de reprendre leurs proches avec eux. Pourquoi ?
D’abord pour soustraire autant que possible des résidents au chaudron de contamination que pouvait devenir un Ehpad et à l’isolement qui leur était imposé.
Mais plus structurellement parce que ces établissements ne sont pas suffisamment armés pour faire face à des morts en série. Les Ehpad, où résident 600 000 personnes en France, sont en théorie un lieu de vie et de soins. Mais ils sont de fait un lieu de fin de vie pour la très grande majorité des résidents, ce qui pose clairement la question de leurs moyens humains et matériels pour y faire face.
Dès le début de l’épidémie, il a été évident que l’âge était un des principaux facteurs de risque de décès. J’ai été frappée par la première annonce, fin mars, d’une vague de décès par Covid-19 dans un Ehpad à Mougins [Alpes-Maritimes]. C’est la presse locale qui a révélé que douze résidents de cet établissement avaient succombé en quinze jours.
Imaginez qu’il y ait eu le même nombre de victimes dans un internat de collège. Dès le lendemain, tous les autres élèves auraient été sortis, et la structure aurait été fermée. Là, il ne s’est rien passé, ou presque. Le bilan s’est d’ailleurs largement alourdi par la suite dans cet établissement, avec quarante décès parmi la centaine de résidents. Plusieurs familles ont déposé plainte, elles n’avaient même pas été prévenues de la situation, de ces morts qui se succédaient.
Se dire par ailleurs qu’un Ehpad est un lieu dont on ne ressortira plus est intolérable pour ma génération, surtout dans un contexte comme celui-ci. C’est pourquoi j’ai plaidé pour que des résidents puissent retourner auprès de leurs proches, si les conditions s’y prêtaient. Des médecins l’ont évoqué aussi et cela a pu se faire dans quelques cas.
Bien sûr, ce n’est pas forcément facile, mais il est aberrant qu’administrativement rien ne soit prévu pour une sortie temporaire. Certaines familles se sont vues objecter qu’un Ehpad n’est pas un hôtel ; qu’en cas d’absence, on doit payer la pension (nourriture exclue) ; et, qu’au-delà de quinze jours, on n’a aucune assurance de retrouver sa place. Il n’a pas été fait d’exception pendant la crise alors que cela aurait dû faire partie de l’état d’urgence sanitaire.
Après l’hécatombe dans les maisons de retraite médicalisée, vous appelez à mener des études scientifiques. Quels thèmes vous paraissent prioritaires ?
En raison du nombre de personnes concernées, cette crise a apporté une mine totalement inhabituelle de données sur le grand âge, qu’il va falloir exploiter pour mieux comprendre ce qui s’est passé et en tirer des leçons sur le plan scientifique, médical, mais aussi sociétal et éthique.
Jusqu’ici, plus de 10 000 résidents d’Ehpad sont décédés du Covid-19 dans leur établissement, et près de 3 700 après transfert dans un hôpital, selon les estimations de [l’agence de sécurité sanitaire] Santé publique France au 23 juillet. C’est la moitié des décès liés à la pandémie en France, alors qu’ils représentent moins de 1 % de la population. Mais au-delà de ce décompte brut, il y a encore beaucoup d’inconnues.
D’abord, pourquoi ce virus est-il aussi « âgiste » ? Au cours de l’histoire, aucune autre grande épidémie n’a été aussi sélective envers les sujets âgés, sauf peut-être les grippes saisonnières. Bien sûr, ils ont plus de comorbidités que les jeunes, mais dans cette pandémie, l’âge écrase tous les autres facteurs de risque de mortalité.
Une des questions qui me taraudent est le rôle éventuel du déclin cognitif. Dans la littérature scientifique, je n’ai trouvé qu’une publication, qui suggère une mortalité plus élevée du Covid-19 chez les malades d’Alzheimer. Etant donné le nombre de sujets atteints dont le statut cognitif est connu, il doit être possible de le confirmer ou de l’infirmer, et d’évaluer s’il s’agit réellement d’un facteur de gravité ou si c’est surtout dû au fait que ces patients seraient, à gravité égale, moins transférés à l’hôpital.
Concernant les transferts, au pic de l’épidémie, les plus de 75 ans n’ont représenté que 14 % des patients admis en réanimation, contre de 20 % à 25 % habituellement. Y a-t-il eu un tri par l’âge ?
Ce sujet des transferts est crucial et nécessite des analyses en profondeur. Comme le suggèrent ces chiffres, il est très probable qu’il y a eu, au pic de l’épidémie, une limitation des admissions à l’hôpital, liée au grand âge. A l’inverse, il faudra déterminer si certains résidents d’Ehpad n’ont pas été transférés inutilement.
On sait que chez les malades du Covid-19 admis en réanimation, le taux de mortalité moyen est de l’ordre de 30 %. Mais en va-t-il de même pour ceux venant d’Ehpad, la plupart très âgés ? La question de leur durée de survie après le transfert est aussi essentielle. Dans les cas où elle a été inférieure à vingt-quatre heures, cela signifie que le transfert n’était probablement pas justifié sur le plan médical, et qu’il a conduit à ce que la personne meure seule dans un environnement stressant pour elle et sans possibilité de voir sa famille. A l’inverse, si la survie a dépassé vingt-quatre heures et surtout si un nombre significatif de résidents a pu ensuite revenir dans l’établissement, c’est que le transfert méritait d’être tenté.
Tous ces paramètres seront d’autant plus importants à préciser qu’une étude sur la fin de vie menée en 2013 par l’Observatoire national de la fin de vie avait montré que les lieux de décès des résidents d’Ehpad sont fortement influencés par la présence ou non d’une infirmière de nuit. Quand il n’y en a pas, ni médecin de garde, la décision de transfert est plus fréquente pour ne pas prendre le risque d’une perte de chance. Mais seulement 15 % des Ehpad disposent d’une infirmière de nuit et donc, par exemple, de la possibilité d’accès à la morphine. Je n’ai pas de chiffres, mais combien d’Ehpad disposent de bouteilles d’oxygène ?
Le modèle actuel des Ehpad a montré ses failles, que proposez-vous ?
Ces établissements doivent évoluer et constituer un pôle de ressources dans un territoire ou un quartier, en proposant des formes d’accueil temporaire, de jour, et pouvant se déployer au domicile dans des situations d’urgence. Ils doivent assurer des missions de service public, avec des statuts adaptés.
Depuis la loi d’adaptation de la société au vieillissement, il existe un site officiel recensant tous les Ehpad de France, mais l’on n’y trouve pas de critères de qualité et de sécurité. Un système équivalent à celui des « étoiles » dans l’hôtellerie permettrait d’évaluer le niveau d’équipement (oxygène, téléconsultations…) et le degré de médicalisation (médecin de garde, infirmière de nuit…) ainsi que le taux d’accompagnement (ratio personnel/résident).
On peut tout à fait envisager des Ehpad de niveaux différents, en fonction de l’autonomie et des besoins des personnes mais il n’est par contre pas acceptable que des établissements qui affichent un tarif mensuel de plusieurs milliers d’euros ne correspondent pas à des critères de qualité et de sécurité élevés, définis par les pouvoirs publics et aisément identifiables.
Pensez-vous que cette crise a aggravé la discrimination envers les personnes âgées et leur mise à l’écart ?
Au début, les morts en Ehpad n’étaient même pas décomptés par les autorités, il a fallu un mois pour ce faire, ce qui constitue une première discrimination de fait. La seconde concerne les protections (masques, blouses…) qui ont beaucoup tardé alors que, au regard du risque vital, le personnel d’Ehpad aurait dû y accéder à niveau égal avec les équipes de réanimation.
Par ailleurs, le président du conseil scientifique, Jean-François Delfraissy, a, à un moment, évoqué l’idée de laisser les personnes âgées confinées plus longtemps, ce qui a été très mal perçu par certains. En tant que médecin, je ne suis pas choquée par le principe de protéger davantage les plus vulnérables, personnes âgées ou atteintes d’une maladie chronique, mais cela ne peut constituer une obligation-sanction avec des contrôles policiers et des amendes. J’ai émis l’idée que ces choix soient faits par les intéressés en concertation avec leur médecin traitant, ce qui pose cependant la question de la responsabilité médicale s’il s’agit d’un document écrit.
La voix des principaux intéressés a-t-elle assez été entendue ?
J’ai été frappée que les questions de consentement des résidents à l’isolement, au transfert à l’hôpital, n’aient pratiquement pas été évoquées.
A mon sens, l’isolement individuel en Ehpad a été une erreur. Rester toute la journée dans une chambre qui n’est pas toujours plus grande qu’une cellule et y prendre ses repas face au mur mène au désespoir. Il fallait tester l’ensemble des résidents avec une PCR et concevoir l’isolement en groupe des sujets négatifs, leur permettant ainsi de discuter entre voisins de couloir et de déjeuner ensemble.
Je ne sais pas non plus si l’on a demandé l’accord des patients transférés ou vérifié s’ils avaient des directives anticipées. La liberté d’une personne âgée est plus importante qu’on ne croit, même si elle paraît un peu « fatiguée » de la tête.
Il y a aussi la question de la détresse psychique et de sa prise en charge. Pour les résidents comme pour les personnels, voir disparaître quinze personnes en quelques jours est très difficile. Comment est soutenue une dame qui a perdu tous ses compagnons de table du déjeuner ? Il n’y a pas de psychologues dans les Ehpad. J’aurais aimé entendre des paroles positives dans cette période : « Nous sommes avec vous, nous mesurons votre force et votre courage dans cette épreuve. » Mais elles ne sont pas venues, et depuis lors il n’y a toujours pas eu d’hommage rendu aux morts du Covid-19.
Il y a cependant eu de belles histoires de familles, d’équipes dévouées dans les Ehpad…
Cette crise a permis une prise de conscience, tardive mais réelle, du grand âge et un sursaut de fraternité envers lui. Dans les familles, nombreux sont ceux qui ont pris conscience de l’importance d’être près de leurs parents, réalisé à quel point cela comptait pour eux.
Il y a eu aussi des équipes admirables, qui se sont dévouées, révélées jusqu’à se confiner avec leurs résidents. Il faut le leur dire et, surtout, il faut que la reconnaissance perdure, par une mise en valeur de ces professionnels. Le secteur de l’âge, aides au domicile comprise, doit devenir une voie d’excellence où l’on sache qu’il est possible d’évoluer et de progresser dans sa carrière.
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