PUBLIÉ LE 21/08/2020
« Tout paraît ordinaire, mais rien ne l'est. » Ce médecin partage ses réflexions sur la vie en temps d'épidémie et de confinement. « Une drôle de guerre où il ne se passe rien d’autre que l’attente », écrit ce psychiatre. Durant le mois d’août, « le Quotidien » publie les témoignages de médecins confrontés à la crise épidémique. Merci à eux de partager avec leurs confrères ces moments qui les ont marqués.
Une de mes patientes m’appelle hier. La prolongation du confinement l’a désolée : elle ne s’y attendait pas, me dit-elle. C’est une femme d’environ 70 ans qu’une dégénérescence maculaire rend progressivement aveugle et qui a choisi de se confiner avec un compagnon avec lequel elle ne vit pas ordinairement. Ce compagnon a un syndrome d’Asperger, vit sur son ordinateur et semble soutenir tout un tas de théories plus ou moins complotistes.
Elle-même souffre depuis l’enfance d’un syndrome d’abandon provoquant inévitablement l’abandon des gens qui lui sont chers, qu’elle lasse en les sur-sollicitant. Elle s’épanouit dans des associations où elle ne peut se rendre actuellement et supporte mal la solitude forcée.
En l’écoutant me raconter la douleur de son enfermement mais surtout la façon dont elle considère le monde lors de ses rares promenades autour du domicile de son ami, j’en viens, avec elle, à me rendre pleinement compte de l’étrangeté de la situation que nous vivons actuellement. Tout paraît ordinaire mais rien ne l’est.
Une vie ordinaire
Des gens marchent dans la rue, une rue déserte mais pas complètement. Certains traînent des paniers chargés de provisions : quoi de plus normal ? Quelques-uns (mais pas beaucoup) portent des masques. Il fait très beau, un temps printanier s’est installé, et parfois un air de musique s’évade d’un appartement aux fenêtres ouvertes. Des enfants jouent sur un balcon. Sur un trottoir une petite fille casquée file sur son vélo devant ses parents qui se tiennent par la main. Un type sort d’un bureau de tabac, en train de fumer sa cigarette, un journal sous le bras. Un peu plus loin, deux personnes discutent devant un restaurant fermé. Des voitures passent sur l’avenue : un taxi, un fourgon de police, une camionnette d’artisan. Des gens se croisent à vélo. Un facteur fait sa tournée. Un bus stationne devant la gare : deux personnes montent, ils sont seuls dans le bus mais celui-ci redémarre et poursuit sa course comme à l’ordinaire.
Nous sommes bien dans l’ordinaire, dans une vie ordinaire : les immeubles sont debout, le ciel est bleu, l’air est tiède, les montagnes sont magnifiques, les oiseaux chantent, les feuilles sortent sur les arbres.
Aucune armée étrangère n’occupe le pays. On ne rationne pas la nourriture. Personne ne fuit. Des gens flânent, d’autres font du jogging. La rivière coule platement. On pourrait se croire l’été, dans une ville espagnole à l’heure de la sieste : tout est paisible. Nous faisons la sieste, c’est cela, une longue sieste, une sieste de huit semaines.
Au sein de cet ordinaire, il y a de l’extraordinaire
Un extraterrestre habitué à venir régulièrement nous visiter ne verrait pas beaucoup de différence entre ce voyage-ci et les précédents. Nos hôpitaux ne sont guère plus emplis que d’habitude puisqu’on y a différé toutes les interventions non urgentes. Il faut s’approcher de très près de notre monde pour constater qu’au sein de cet ordinaire il y a de l’extraordinaire.
Les gens restent un peu plus chez eux, mais la vie continue. Il n’y a pas d’incessants défilés de convois mortuaires, pas d’incendies dont on ne peut plus venir à bout, pas de ruines et de gravats qu’il nous faudrait franchir pour trouver quelque nourriture. On a parlé de guerre, mais la seule comparaison possible serait « la drôle de guerre » une guerre où il ne se passe rien d’autre que l’attente. Le désert des Tartares, le rivage des Syrtes.
Nous ne sommes pas en Syrie, en Irak ou au Soudan, où se jouent des guerres primitives, des guerres de sous-développés. Non. Nous menons une guerre de nantis, une guerre civilisée, une guerre scientifique requérant des hauts moyens technologiques, une guerre qui doit être gagnée par des savants, le menu peuple a juste besoin de se charger de l’intendance comme à l’accoutumée.
Une guerre virtuelle
Ici, l’ennemi est aux aguets, mais nul ne le voit, c’est un furtif. On en entend parler, c’est tout. On indique sa présence un peu partout à la télévision, loin de chez nous. Si l’on se privait d’informations, nous ne constaterions rien de bien différent.
J’ai entendu un agriculteur dire qu’il était aux champs parce que c’était la saison, comme chaque année, et qu’il y sera vraisemblablement l’an prochain. La vie agricole est loin de la vie virologique.
Parfois l’ennemi se rapproche un peu, au hasard d’une conversation entre amis : « Untel a été hospitalisé, il ne parvenait plus à respirer… » Pas de bruit d’explosion, de balles qui nous frôlent, d’avions qui nous bombardent, de bâtiments en feu.
Un matin on ne parvient plus à bien respirer. On vient vous chercher. On part au front. On ne sait pas si l’on reviendra. La vie continue, paisible, tout autour. La guerre est virtuelle mais les morts qu’elle provoque ne le sont pas. Le passage du virtuel au réel, nous ne le voyons pas ou si peu : un peu de fièvre, de la toux et puis la difficulté à respirer. Tout est calme, l’ordre règne dehors. Il n’y a rien à voir.
Dr Thierry Vincent, psychiatre psychanalyste (www.lechantdesfunambules.com)
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