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mardi 18 août 2020

Adèle Van Reeth : «L’expérience de la grossesse est un jeu de cache-cache avec le réel»

Par Anastasia Vécrin et Clara Hage, (Dessin Fanny Michaëlis) — 
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Dessin Fanny Michaëlis pour Libération

A travers son expérience personnelle de la grossesse, la journaliste spécialiste en philosophie aborde, dans son dernier ouvrage, «l’Ordinaire», ces trois fois rien de la vie quotidienne dont il faut savoir se défaire.

Accoucher, revivre, changer de vie, refaire sa vie amoureuse ou professionnelle ? Cet été, Libération explore ces aurores de la vie, moments charnières pendant lesquels les individus naissent, donnent naissance ou renaissent à eux-mêmes. Quel qu’il soit, l’acte comporte une puissance régénératrice et dérangeante.
C’est un «objet hybride», à mi-chemin entre l’essai, la narration, le récit autobiographique. Dans son livre la Vie ordinaire (Gallimard), la philosophe et journaliste Adèle Van Reeth scrute ces «trois fois rien» et petits événements qui balisent notre existence, nous berçant dans une répétition confortable, parfois à la limite du supportable. Comme si le minuteur pour l’eau des pâtes prenait soudain la forme d’une bombe à retardement. Peu considéré par la philosophie, l’ordinaire n’est ni le banal, ni le quotidien, ni un concept, c’est un «rapport au monde». Dès lors, comment le saisir ? A travers des expériences personnelles comme celle de la grossesse, Adèle Van Reeth enquête sur les petites choses immuables du quotidien pour mieux s’en délivrer. Un combat contre le règne domestique pour naître à soi-même ?
Votre livre est d’un genre hybride, pour enquêter sur les «trois fois rien» de la vie, vous livrez beaucoup de votre vie personnelle. La Vie ordinaire ne pouvait-elle s’écrire qu’à la première personne ?
Je voulais être le plus intime possible mais je distingue la notion de vie intime et celle de vie privée. L’intimité, paradoxalement, est souvent le chemin le plus court vers l’universel : c’est quand on puise au plus profond de soi qu’on peut s’adresser à tout le monde. D’où le choix d’une narratrice qui dit «je» et qui incarne le cheminement intellectuel dans des expériences qui n’appartiennent qu’à elle mais interpelleront le lecteur dans sa propre intimité. C’est un parti pris philosophique auquel je tiens. Le propos n’est pas de dire «voilà qui je suis et ce que je pense», mais : «Suivez-moi dans mes expériences, car elles sont le seul moyen d’élucider un problème que je nomme dès le début du livre : l’ordinaire».

Quel est le problème avec l’ordinaire ? Et comment peut-on le définir ?
«L’ordinaire» tel que je l’entends ne désigne pas un lieu (la maison), ni un adjectif (synonyme de banal), ni un concept (n’en déplaise à la narratrice qui s’acharne à en faire un concept !). C’est un rapport au monde. L’ordinaire désigne cette manière qu’a le réel d’apparaître dépouillé de toute forme de filtres, pour ce qu’il est, indépendamment de nous, et qui nous met face à cette partie de l’existence que nous ne voulons pas voir en face. Le point de départ de cette enquête est une ambivalence : d’un côté, l’ordinaire peut être le lieu d’une grande douceur, qui m’apporte du réconfort en cas de tempête. Mais de l’autre, il peut soudain apparaître comme pesant, presque insupportable par son côté inéluctable. Pourquoi, dans des moments en apparence anodins, une gêne, voire un dégoût peuvent-ils surgir de manière disproportionnée par rapport à la situation ? Pourquoi une simple question («comment vas-tu ?») peut-elle déclencher une grande mélancolie ou donner immédiatement envie d’aller vivre sur une autre planète ? Comprenez-moi bien : l’ordinaire, en soi, n’est ni bon ni mauvais, ni doux ni violent. Le problème ne surgit que lorsque l’ordinaire devient l’horizon de toute chose, le but ultime de l’existence. Pourquoi le confinement a-t-il été douloureux pour des personnes qui se sentaient bien chez elle ? Parce que l’omniprésence de la vie domestique laisse croire que notre vie se réduit à une question d’emploi du temps et de corvées à accomplir. On peut s’y délecter un temps, mais nous sommes faits d’autre chose que ce qu’impose le règne du quotidien, même quand il est choisi et plaisant. Or le problème, c’est que s’il est possible de changer de quotidien - je peux déménager, changer de partenaire, de travail -, l’ordinaire, lui, est immuable, et m’accompagne où que je sois, et quelles que soient mes conditions d’existence. Il est imperméable à toute forme de changement et d’évolution. Je ne pourrai jamais m’en défaire.
Vous parlez de «mauvaise foi» chez ceux qui célèbrent l’ordinaire, pourquoi ?
Pas chez ceux qui le célèbrent, et dont je fais aussi partie, mais chez ceux qui le tiennent comme la dimension la plus importante de la vie. Comme si le respect des horaires était la justification ultime de l’existence. Et comme si l’ordinaire n’était fait que de petites choses magnifiques. J’ai bien conscience que ce que dit le livre n’aurait pas pu voir le jour si d’autres personnes n’avaient pas avant moi décrit le caractère sublime de l’ordinaire. Je pense à la Première Gorgée de bière de Philippe Delerm, ou au travail de Christian Bobin, qui ont été importants pour moi. C’est une erreur de croire que je m’y oppose. Plus qu’une opposition, c’est une complémentarité : l’ordinaire n’est pas toujours source de réjouissance.
Non sans une certaine gêne par rapport au féminisme, vous écrivez que la grossesse vous «apporte la stabilité que vous recherchez depuis que vous êtes née». Ce besoin de sortir de l’ordinaire s’est-il réalisé dans l’expérience de la grossesse ?
Fort heureusement, on peut être féministe et vivre pleinement l’expérience de la grossesse ! Dans l’ordinaire, il n’y a pas de mystère ni de transcendance : les choses sont devant moi de manière presque insolente. Quand on porte quelqu’un à l’intérieur de soi, on ne peut plus dire que le réel est devant nos yeux parce qu’il y a quelqu’un d’autre qu’on ne voit pas. Cela change tout. L’expérience de la grossesse introduit un jeu de cache-cache avec le réel. On est dans un entre-deux : l’embryon existe mais il n’est pas né, il est dans moi mais ce n’est pas moi. C’est ce que j’appelle une «trouée» dans le réel : tout à coup il y a du nouveau mais je ne sais pas encore ce que c’est.
Comment votre rapport au monde a changé du fait que vous soyez deux ?
Ce n’est pas tant que la grossesse m’a changée, c’est l’expérience de transformation qu’est la grossesse qui m’intéresse. J’ai une conception mobile de l’identité personnelle : je crois que nous sommes tous en perpétuelle transformation. Mais être enceinte, c’est porter en soi un autre que soi. Cet autre interfère avec moi, c’est tantôt un obstacle, tantôt un lien avec le monde. Sentir en soi un autre cœur, un autre corps que le sien ne peut pas être sans effet dans la manière dont moi-même je me vis au monde. La femme enceinte devient un moyen : elle abrite un autre corps, le temps qu’il se développe et arrive au monde. Cela change complètement le rapport à autrui et à soi, c’est inédit. A mesure que le ventre grossit, le regard des gens change, les phrases deviennent de plus en plus répétitives («c’est pour quand ?»), mais rien ne prépare la femme enceinte à l’irruption soudaine de nouveauté qu’elle s’apprête à vivre. Enfin, j’ajoute qu’il n’y a pas que le corps qui se modifie, la conscience qui attend se transforme aussi, et il y a quelque chose de grisant à vivre une telle modification de l’état de conscience sans substance illicite !
Pourquoi intégrer cet état extraordinaire et temporaire dans un récit sur la vie ordinaire ?
L’expérience de la grossesse peut paraître un temps la promesse d’une sortie de l’ordinaire. Mais finalement, cette expérience inouïe, inédite et très singulière, ne dure qu’un temps et l’arrivée d’un nouveau-né a tôt fait de nous replonger encore plus profondément dans le quotidien. Comme l’ordinaire, la naissance est ambivalente : d’un côté, nouveauté radicale, expérience inouïe ; de l’autre, engloutissement dans le quotidien jusqu’au cou, sous les couches, le lait et les rots. Or l’ordinaire, comme l’expérience de la grossesse sont deux choses qui ont été très peu explorées en philosophie.
Ce rapport au monde (à l’ordinaire ?) est-il différent selon qu’on soit un homme ou une femme ?
En droit, pas du tout. Je situe la réflexion dans un rapport au monde incarné par un corps indistinctement de son sexe et des conditions d’existence. Et de ce point de vue, chaque expérience étant absolument singulière, il y a autant de différence entre un homme et une femme qu’entre une femme et une autre femme ou un homme et un autre homme. Autrement dit, il n’y a pas deux expériences de l’ordinaire qui soient semblables : c’est ce que j’appelle «le singulier».
Malheureusement, les femmes ont de fait davantage tendance à être assignées aux «petites choses», au domestique…
Exactement. Parce que dans les faits, le poids de la société et du patriarcat a assigné les femmes à une place où les hommes n’étaient pas, c’est-à-dire du côté du domestique. Mais il est très important de rappeler qu’il ne s’agit pas d’une essence féminine. C’est le résultat d’une contrainte. Si les femmes sont plus facilement associées aux tâches quotidiennes, c’est parce qu’il a été décidé qu’il en serait ainsi. Prenons garde aussi à la dimension normative que l’on attribue à la nature et à la biologie : ce n’est pas parce que l’embryon est dans le ventre de la mère qu’elle sera plus proche de l’enfant. Beaucoup de femmes font l’expérience d’une altérité radicale avec l’enfant après l’accouchement, et le premier sentiment n’est parfois pas celui de l’amour, mais de l’étrangeté. On doit tout apprendre, il n’y a rien de naturel. C’est pareil pour le père.
L’ordinaire a peu été exploré par les philosophes, pourquoi ?
Je ne suis pas sûre que l’ordinaire puisse jamais devenir un «objet» philosophique, au sens où ce serait un concept clairement défini. Je mets en scène une narratrice qui veut à tout prix écrire un «essai» sur l’ordinaire comme «concept» et qui n’y parvient pas. C’est une manière de mettre l’entreprise philosophique à l’épreuve. L’ordinaire m’intéresse en tant que problème, mais le problème ne disparaît pas une fois qu’il est nommé et ressaisi par la réflexion. Est-ce un désaveu de l’entreprise philosophique ? Ou, au contraire, le signe que celle-ci ne consiste pas à apporter des solutions, mais à formuler des problèmes ? En clair, le concept éloigne-t-il forcément de l’expérience vécue ? C’est une question passionnante car très concrète : pour pratiquer la philosophie, c’est-à-dire pour réfléchir aux choses telles qu’elles sont, ne faut-il pas toujours s’extraire - au moins temporairement - de ces choses ? Pour réfléchir, pour écrire, il faut du temps, du silence, de la solitude, et la vie ordinaire est un obstacle à ces trois conditions. Alors, comment fait-on quand l’ordinaire devient lui-même l’objet de la réflexion ? Si on s’en éloigne, on le perd de vue. Si on ne s’en éloigne pas, la réflexion est impossible.
Vous associez l’ordinaire au temps qui passe et à la répétition. Peut-on transformer la répétition en création ?
Ça serait mon souhait le plus cher. Si la répétition me pèse, c’est qu’elle ne produit pas autre chose qu’elle-même. L’issue peut se trouver dans l’écriture ou dans la création de sa propre existence, ce qui est peut-être la même chose. La tentation est grande de s’installer dans sa «zone de confort» et d’en prendre son parti. Ce qui est indispensable quand on traverse des épreuves difficiles. Mais est-elle conciliable avec la force de création que l’on a en nous ?
La possibilité de la création passe aussi par le fait de «tuer l’ange du foyer» comme le disait Virginia Woolf…
J’aime beaucoup cette expression. «L’ange du foyer», c’est la femme au foyer prisonnière de l’image de perfection au point d’en dépérir. Quand Woolf dit qu’il faut «tuer l’ange du foyer» pour pouvoir écrire, cela veut dire qu’il faut renoncer aux exigences qui sont inhérentes à la vie domestique : avoir un foyer bien tenu, être bien apprêtée, disponible, belle, arrangeante. Si on est comme ça, on ne peut plus être dans une approche de création. C’est un appel au meurtre symbolique d’une image de soi que renvoie l’univers domestique qui, s’il prend trop de place, étouffe toute velléité créatrice.
Donc vous avez une «chambre à vous» ?
C’est difficile quand on a une famille nombreuse. D’autant qu’en 2020, même quand on est seule, on est rarement injoignable, il suffit d’un appel («la réunion de demain est-elle maintenue ?») ou d’un SMS («où est la pipette à Doliprane ?») pour que le silence se brise. La manière que j’ai trouvée de conjurer cette difficulté est de créer un espace mental propice à l’écriture où que je sois, même sur la table du salon, au milieu des enfants. C’est un vrai combat, parfois une épopée, que j’ai choisi de raconter, non sans humour, pour soulever une question délicate : «Comment écrire, réfléchir, ou créer, sans tourner le dos à la vie ?» Je ne veux pas choisir, j’essaie de tenir les deux. Renoncer à la vie ordinaire pour écrire, même sur l’ordinaire, ce serait une défaite, et l’écriture ne parlerait à personne.
Anastasia Vécrin Clara Hage (Dessin Fanny Michaëlis) 
Adèle Van Reeth La vie ordinaire Gallimard, «Blanche», 192 pp.,


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