Cinquante ans après avoir participé à sa toute première action, la sociologue et féministe Christine Delphy revient, dans un entretien au « Monde », sur l’histoire du Mouvement de libération des femmes, qu’elle a cofondé, et sur les combats restant à mener.
Entretien. Militante féministe et ancienne chercheuse au CNRS, Christine Delphy a été l’une des membres fondatrices du Mouvement de libération des femmes (MLF) en 1970 et n’a jamais cessé, depuis, de s’impliquer dans la lutte pour l’égalité entre les sexes. En 2011, elle coécrit Un troussage de domestique (éditions Syllepse), où elle analyse les réactions à l’arrestation et à l’inculpation de Dominique Strauss-Kahn, et cosigne, en 2019, L’Exploitation domestique (éditions Syllepse), dans lequel elle écrit que le partage des tâches ménagères n’existe pas. A 79 ans, l’autrice n’a rien perdu de son militantisme et salue les jeunes féministes d’aujourd’hui, qui « ont un culot monstre » et « n’ont plus aucune peur, aucune inhibition par rapport aux hommes ».
Le 26 août 1970, vous étiez sous l’Arc de triomphe. Avec huit camarades, vous déposez une gerbe de fleurs en hommage à la « femme du soldat inconnu », encore plus inconnue que son mari. Cette action pointe du doigt l’invisibilisation des femmes dans la société et marque la création du MLF (Mouvement de libération des femmes). Cinquante ans plus tard, que retenez-vous de cette journée ?
Christine Delphy : Quand nous avons su qu’il y allait avoir cette journée aux Etats-Unis [le 26 août 1970, les Américaines du Women’s Liberation Movement prévoyaient de commémorer à New York les cinquante ans de leur conquête du droit de vote, en manifestant pour l’égalité entre hommes et femmes et contre le « devoir conjugal »], nous avons décidé de faire quelque chose. Nous avons été aidées par une journaliste grâce à laquelle cette petite manifestation a eu un écho dans L’Aurore. Au mois d’août il ne se passait rien, les journaux avaient alors du mal à remplir leurs pages.
Nous étions neuf, huit d’entre nous tenaient quatre banderoles et moi, je tenais la gerbe. Nous avons traversé la place de l’Etoile qui menait jusqu’à l’enceinte du monument. Quand nous sommes arrivées, un policier s’est élancé vers moi, et il m’a conduite, ainsi que mes camarades, vers un poste de police, situé dans l’une des jambes de l’Arc de triomphe. Nous avons été malmenées et poussées à l’intérieur. La réflexion d’un commissaire de police m’a frappée : « Vous n’avez pas honte ? », nous a-t-il lancé. Nous sommes passées par trois postes de police différents, et avons été libérées environ trois heures après notre action, débutée aux alentours de midi.
Nous étions très remontées et très gaies. Enfermées dans une petite cellule grillagée, nous nous sommes mises à chanter des chansons de colonies de vacances, les policiers étaient dépassés. Ils ne savaient absolument pas quoi faire de nous, ils ne comprenaient pas. Certains se sentaient insultés par la banderole « un homme sur deux est une femme » : ils croyaient qu’on les traitait d’homosexuels. Il y a beaucoup de mauvaise foi là-dedans, mais c’est parce qu’ils n’étaient pas habitués à être critiqués.
Depuis combien de temps les réflexions autour du féminisme existaient dans ce groupe, avant cette action ?
Nous étions un tout petit groupe de jeunes adultes, professeurs, chercheurs… C’est Jacqueline Feldman [chercheuse en physique théorique et en mathématiques appliquées aux sciences sociales, cofondatrice du FMA, pour Féminin masculin avenir, puis Féminisme marxisme action] qui m’a introduite dans ce collectif pendant les événements de mai 1968. Nous organisions des séances dans la Sorbonne occupée. Il y avait beaucoup de gens que cela intéressait, nous avions récolté les noms d’une quarantaine de personnes, dont à peu près la moitié d’hommes. Après il y a eu les vacances, et tout le monde est parti.
Nous nous sommes retrouvés à l’automne, mais nous étions déjà beaucoup moins. Les hommes qui venaient à nos réunions ont commencé à se faire rares, tout comme certaines femmes. Ce qui fait que, début 1970, nous n’étions plus que quatre. D’autres groupes de femmes cohabitaient à l’époque, comme celui mené par Antoinette Fouque [qui a ensuite déposé la marque MLF, donnant lieu à des désaccords et à l’éclatement du mouvement]. Après cette action à l’Arc de triomphe, une fois l’été fini, nous avons tenu des réunions aux Beaux-Arts, et davantage de femmes venaient nous voir.
Quelles étaient vos revendications principales ?
Nous n’avions pas de « revendications principales ». A ces grandes réunions aux Beaux-Arts, ça partait dans tous les sens. Avec Anne Zelensky [professeure et cofondatrice du FMA], nous avions décidé de militer pour le droit à l’avortement, alors que beaucoup d’autres ne voulaient pas. Certaines disaient que ça ne suffisait pas. Ma position, c’était que l’on ne pouvait pas tout faire en même temps. Il fallait y aller par étapes. Je pensais que ce serait plus facile, aussi, d’aborder ce sujet-là parce que beaucoup de gens, en France, étaient pour. De nombreuses familles avaient dû faire face à ça. Les avortements illégaux se produisaient, et le seul résultat c’était qu’il y avait des femmes qui en mouraient.
Je crois que cela avait été l’un des arguments principaux de Simone Veil, qui s’était fait traiter de tous les noms, y compris de « nazie », quand elle avait défendu sa loi [pour la légalisation de l’avortement, promulguée le 17 janvier 1975]. Elle a été admirable, et nous avons fini par obtenir gain de cause.
Là où nous étions d’accord, c’est que nous ne voulions pas d’hommes dans nos réunions aux Beaux-Arts. Tous les quinze jours, pourtant, un jeune homme apparaissait. Il prenait la parole devant deux cents femmes et ça ne le dérangeait pas de nous dire quelle était la vérité, de nous « apprendre ».
C’est un exemple de ce que nous pourrions appeler aujourd’hui le « mansplaining »…
C’était très courant à l’époque. Ce qui se passe aujourd’hui, c’est que c’est dénoncé justement. C’est cela que je trouve extraordinaire.
Quels progrès y a-t-il eu selon vous depuis ?
Il y en a eu quelques-uns. Par exemple en ce qui concerne l’avortement, le mariage pour tous et pour toutes, il y a eu des changements. C’est sûr que par exemple le lesbianisme et l’homosexualité en général ne sont plus condamnés de la même façon qu’ils l’étaient il y a cinquante ans. Il y a aussi plus de femmes dans le milieu sportif qui revendiquent leur place, même si certaines sont très maltraitées, harcelées et violées par leurs entraîneurs.
Quels sont les nouveaux combats féministes ?
Il s’est écoulé beaucoup de temps. Je suis corédactrice de Nouvelles Questions féministes [revue qui paraît depuis 1981], et avec des amies du comité de rédaction, nous nous disions que ce serait bien de faire un numéro spécial sur les jeunes féministes. Parce que ce que je vois, c’est qu’il y a énormément de très jeunes femmes et qu’elles ont un culot monstre. Elles n’ont plus aucune peur, aucune inhibition par rapport aux hommes, elles descendent dans les rues. Je les trouve extraordinaires.
Je pense surtout aux mobilisations contre les violences sexuelles, contre les violences en général. Elles n’ont pas de timidité par rapport à cela. Si vous comparez ce qu’elles disent aujourd’hui avec ce que nous disions avant… Il y avait encore un tabou. Il faut quand même dire qu’il n’y a que 1 % des violeurs qui sont mis en cause. C’est très peu. Il a fallu que la faute revienne sur le violeur et non pas sur la violée, et ça, c’est tout un changement de peau. C’est comme si vous changiez votre vêtement, vous retournez tout. C’est très difficile à faire.
« L’oppression des femmes couvre énormément d’aspects. On se demande par où il faut commencer. En réalité, il faut commencer par tout »
Il y a toujours un degré d’avancement mais il y a toujours aussi, sinon des reculs, des périodes menaçantes pour le féminisme. En ce moment, le point le plus mis en avant ce sont les violences faites aux femmes. Mais il y a plein de sujets. Il n’y a pas un seul problème. Les gens discutent souvent de quelles sont les priorités, mais à mon avis, il n’y a pas de priorité. C’est-à-dire que l’oppression des femmes en général couvre énormément d’aspects. On se demande par où il faut commencer. En réalité, il faut commencer par tout. Les gens voudraient que les féministes restent bien polies. Mais j’espère qu’elles ne vont pas rester bien polies. Etre bien polie, dans cette société, ça ne sert absolument à rien.
Que pensez-vous du mouvement #metoo ?
Je trouve que ça a été très bien fait. Je pense que c’était très bien que des femmes qui n’étaient dans aucun groupe féministe se soient reconnues là-dedans. Cela leur a donné l’opportunité de dénoncer ce qui leur était arrivé. D’en prendre conscience. Il y a des manières différentes de s’emparer d’un sujet, par exemple les affiches collées dans Paris pour pointer du doigt les féminicides. C’est une chose qui ne se faisait pas avant, mais c’est une bonne chose, qui tape sur les nerfs des masculinistes. Et puis d’ailleurs, il y a eu l’invention de nouveaux mots ; on ne disait pas « masculinistes », avant.
« Mansplaining », féminicide, masculiniste… Ces nouveaux termes permettent d’apporter du concret, de mettre des mots sur des phénomènes dont les femmes sont victimes.
Bien sûr, et cela permet d’introduire de nouveaux concepts. Le terme « féminicide » existait dans les pays hispanophones, mais ça a mis du temps à se généraliser. Les femmes se sont reconnues là-dedans. Il y a de nouveaux mots, parce qu’il y a de nouvelles choses qui sont dénoncées et qui ne l’étaient pas avant.
Aujourd’hui, que reste-t-il du MLF ?
Ce qui reste du MLF, c’est qu’un grand nombre de groupes se sont créés sur des thèmes que nous n’avions pas abordés, parce que nous n’osions pas, je crois. Par exemple, dénoncer le harcèlement sexuel, c’est nouveau, ça. Nous ne voyions pas de façon d’attaquer ça, comme si ce n’était pas assez grave, que c’était une fatalité, que nous ne pouvions rien faire.
Que reste-t-il à faire ?
La seule chose à faire, c’est de continuer la lutte.
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