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jeudi 20 août 2020

A Villeurbanne, un lieu de « répit » pour les migrants traumatisés par la route

Le Monde Afrique

Projet expérimental rattaché à l’hôpital psychiatrique du Vinatier, L’Espace accueille des personnes exilées en souffrance psychique – des Africains pour la plupart – pour des ateliers, des jeux ou simplement un café.
Par  Publié le 12 août 2020

La mairie de Villeurbanne, le 3 février 2020.
Chaque jour ou presque, il débarque dans cette pièce avec un sourire de petit garçon. A peine arrivé, le voilà assis sur le canapé, prêt à affronter au Puissance 4 son adversaire du jour : une psychologue. Obi (son prénom a été modifié), un Nigérian d’une trentaine d’années, s’étire avant de se concentrer, comme si son existence était en jeu. C’est que ce duel est bien plus qu’un simple passe-temps et bien moins anodin pour lui qu’un jeu. « Ici, je ne pense à rien de négatif. J’oublie tous mes problèmes », confie-t-il en anglais. L’Espace est le chez-lui que l’homme n’a pas trouvé en France et a perdu au Nigeria ; un local où lui comme beaucoup d’autres tentent d’oublier l’effet déshumanisant de la route migratoire, l’anéantissement lié au fait d’être considéré par la négative : sans-papiers, sans-domicile.

A Villeurbanne (Rhône), cette adresse ouverte du mardi au vendredi après-midi a été imaginée par l’Orspere-Samdarra, un observatoire rattaché à l’hôpital psychiatrique du Vinatier, à Lyon, et au sein duquel sociologues, médecins et psychologues travaillent sur la santé mentale en lien avec la précarité ou la migration. « Et justement, les personnes migrantes sont en très grande précarité », rappelle le sociologue Nicolas Chambon, responsable du pôle recherche au sein de cet organisme de plus en plus sollicité par les acteurs sociaux.
Depuis le début des années 2000, de plus en plus de migrants, notamment africains, éprouvent une grande souffrance à leur arrivée en France, comme le rappelle Lou Einhorn, l’une des psychologues de l’Orspere-Samdarra : « Le sentiment de non-accueil, la lenteur de l’administration, le racisme, l’inconfort… Ils vivent quelque chose de très violent. Et cette violence peut renforcer des problématiques mentales préexistantes. » Notamment les traumatismes liés à la traversée meurtrière de la Méditerranée, à celle d’une Libye qui a sombré dans le chaos et où nombre d’entre eux sont emprisonnés et torturés, à celle du Sahara, aussi, où l’on meurt loin des témoins, de soif, de faim, de l’abandon des passeurs.
Dès lors, « il fallait créer un lieu qu’ils puissent s’approprier, où la solidarité et l’entraide leur seraient bénéfiques », affirme Nicolas Chambon. « Ce n’est pas un lieu de soin, mais un lieu qui prend soin », nuance Lou Einhorn. Un espace qui offre un cadre à une reconstruction, une réinscription dans des valeurs humaines.

Des parties d’Uno « pour briser la glace »

Projet expérimental financé, entre autres, par la préfecture de région Auvergne-Rhône-Alpes et l’agence régionale de santé, L’Espace a vu le jour le 15 janvier. Le local est volontairement installé en dehors des murs du Vinatier, pour « déstigmatiser la psychiatrie, qui fait encore trop peur », assure Nicolas Chambon, fier de « cet endroit unique, sans équivalent ailleurs en France ». Une démédicalisation d’autant plus importante pour les populations africaines, culturellement éloignées de cette approche médicale.
A L’Espace, pas de consultation, donc, mais des ateliers, des discussions, de la musique, de la lecture, du café, des bonbons et des parties d’Uno « pour briser la glace », explique la psychologue Zelal Bal. « Il n’y a aucune obligation à participer aux activités proposées ou même à parler, insiste-t-elle. Les personnes sont libres d’y passer cinq minutes ou trois heures. » Ici, on ne leur pose pas de question sur leur origine, leur parcours, leur situation administrative… « Nous voulons un accueil inconditionnel, qui réhabilite chacun en tant qu’humain, avance Zelal Bal. Qui sorte les gens de leur assignation de victime. »
Cette femme rieuse et consciencieuse de 25 ans, spécialisée en traumatisme, est accompagnée de Nagham Bajjour, une Syrienne en France depuis près de quatre ans, recrutée comme « médiatrice paire » parce qu’elle a justement vécu la douleur de l’exil et peut partager son expérience avec les migrants d’égal à égal. Ce lieu – un « répit-relais », selon Zelal Bal – doit permettre de casser la solitude et l’isolement, de se sentir en sécurité, comme à la maison. Mais le plus essentiel, c’est que ces hommes et ces femmes, des Africains pour la plupart, puissent retrouver l’estime de soi, la confiance et « le pouvoir d’agir », selon Lou Einhorn.

« Je me sens frustré quand c’est fermé »

Pendant le confinement, L’Espace a continué de recevoir virtuellement via la plate-forme Zoom. Mais la crise sanitaire a laissé des traces. Selon Nicolas Chambon, la quasi-totalité des intervenants sociaux estiment que, « très probablement, la période de confinement va avoir des répercussions négatives sur les personnes qu’ils accompagnent, que ce soit d’un point de vue économique ou sur leur santé ». D’ailleurs, déjà, « depuis le déconfinement, une dizaine de personnes viennent à L’Espace chaque jour », précise Nagham Bajjour. Une fréquentation qui conforte les responsables de l’Orspere-Samdarra sur l’utilité de leur projet.
Obi vient, lui, depuis la fin du confinement. C’est un médecin qui lui a conseillé ce lieu. Et L’Espace lui fait du bien, au point qu’il « compte les heures avant que ça ouvre ». « Je me sens frustré quand c’est fermé, dit le Nigérian. Je préfère venir à L’Espace que d’aller dans le centre de Lyon, où il y a beaucoup de contrôles de police. » Ici, il se sent libre d’être lui-même et participe à différents ateliers, comme celui de théâtre. D’ailleurs, c’est au cours d’une activité qu’il s’est ouvert et a raconté à Zelal Bal et Nagham Bajjour son voyage entre le Nigeria et l’Europe, puis son passage cauchemardesque en Libye. Elles l’ont écouté, sans jugement. « Mon esprit est en lien avec cet endroit, clame-t-il désormais. Car ici, on peut exprimer ses sentiments. »
Ce jour-là, Obi leur confie que ses parents lui manquent et qu’il n’a jamais réentendu leur voix depuis son départ du Nigeria, il y a plusieurs années. « J’ai oublié leur numéro de téléphone », souffle-t-il, tourmenté. « Ne te blâme pas, c’est normal d’oublier ces choses après ce que tu as traversé », lui répond la psychologue. Il est presque 17 h 30, L’Espace va fermer. « Une partie d’Uno ? », lance Zelal Bal. Pour elle, « il n’est pas question de le laisser partir avec cette tristesse ».

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