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vendredi 21 août 2020

L’énigmatique histoire de Kaspar Hauser, «l’Orphelin de l’Europe»

Gravure du XIXe siècle (Allemagne) représentant des conteurs relatant le cas Hauser.
Gravure du XIXe siècle (Allemagne) représentant des conteurs relatant le cas Hauser. Photo De Agostini. Getty Images

Découvert en plein Nuremberg en 1828 après avoir été séquestré toute son enfance, ce jeune garçon a fasciné savants, penseurs et éducateurs de l’époque. De nombreuses zones d’ombre persistent encore aujourd’hui sur ses origines.

Surgi au beau milieu d’un après-midi tranquille, le 26 mai 1828, sur la place du Suif à Nuremberg, Kaspar Hauser, dit le procès-verbal, paraissait «un enfant de 2 ou 3 ans dans un corps d’adulte». Il avait été abandonné là, blême, hagard et titubant. Ses yeux ne supportaient pas la lumière du jour. Sa silhouette chancelante lui donnait l’air d’être constamment au bord de l’abîme. Le garçon, à dire vrai, savait à peine marcher. Il était incapable de dire d’où il venait, ni où il allait. Il n’avait pas 50 mots en bouche et répétait sans se lasser une seule et même phrase dont il ignorait manifestement le sens : «Veux devenir cavalier comme mon père l’a été.» Incapable de répondre aux moindres questions d’usage, il avait néanmoins appris à coucher son nom sur le papier. D’une plume tremblante, il fixa ce jour-là, devant des policiers ahuris, ce nom qui fascine encore aujourd’hui : «Kaspar Hauser.»

Son irruption sur la scène collective a très vite été considérée non comme un événement local, intéressant les seuls Bavarois, mais comme un événement inouï et d’échelle européenne. S’il ne fut pas aussitôt rangé dans l’intrigante lignée des enfants dits «sauvages» qui tramait de longue date l’imaginaire collectif - Victor de l’Aveyron, le plus célèbre d’entre eux, mourut cette année-là -, c’est parce qu’il n’était pas de ces enfants errants sortis des bois après de longues années d’isolement. Il avait cependant pour lui de faire écho aux interrogations du temps relatives au partage de l’inné et de l’acquis, aux origines des langues, des sociétés et des cultures…

L’inconnu déroutait

Son apparition rouvrait aussi une question ancestrale, remontant jusqu’au fond de l’âge grec : l’homme est-il, par nature, fait pour vivre en société ?
Le bruit se propagea à vive allure, relayé par une presse européenne en plein épanouissement. La curiosité s’enflammant, savants, penseurs et éducateurs se pressèrent bientôt au chevet de «l’Orphelin de l’Europe». Ils voyaient là une occasion rêvée de mettre à l’épreuve leurs toutes dernières théories. Sans compter qu’il y avait aussi, dans cette histoire tragique, matière à émouvoir tout ce que l’Europe romantique comptait alors d’âmes sensibles, de consciences poétiques et de philanthropes au grand cœur. Kaspar, à l’évidence, n’était pas un vagabond comme les autres. Il était d’une étrangeté si radicale qu’on le disait, déjà en son temps, échappé de la caverne de Platon, sinon natif d’une autre planète. A tout le moins, d’un conte philosophique des Lumières, tels Micromégas et Zadig de Voltaire.
Une fois plongé dans la vie de Nuremberg, patiemment éduqué par Georg Daumer (ce professeur de philosophie qui fut un précepteur efficace et inspiré autant qu’un père de substitution pétri d’affection), Kaspar demeurait incapable de ne rien voir comme allant de soi : «Qui m’a fait naître ? Qui a fait les arbres ? Qui allume et éteint les étoiles ? Mon âme, qu’est-ce ? Puis-je la voir ? Pourquoi Dieu ne veut-il pas exaucer toujours ?» Par ses questions ingénues, son regard stupéfait, ses attitudes déconcertantes, l’inconnu déroutait, dérangeait, questionnait les certitudes et conduites de ses contemporains. C’est qu’il ignorait, outre la vieille connivence des mots et des choses, jusqu’à la simplicité de leurs gestes, jusqu’au naturel de leurs réactions. Tout se passant comme si, par sa seule présence, il mettait à nu les conventions et les normes sociales dissimulées par l’habitude. C’est un peu comme s’il avait passé, sans le savoir, toute la société de son temps au miroir. Ce qui fait de lui, pour l’historien, un puissant révélateur culturel : il met au jour ce qui, d’ordinaire, reste tapi dans l’ombre. Soit le non-dit du monde comme il va.
A mesure que Kaspar commença à jouir du langage, puis de l’écriture, assoiffé qu’il était d’apprendre et de reconquérir le temps perdu, s’éclaira peu à peu la nuit close, déserte et suffocante de son interminable captivité. Parcourant les noires galeries de ses souvenirs, on comprit progressivement qu’il fut probablement arraché à ses parents au lendemain du berceau, puis séquestré treize ans ou quatorze ans dans une cave obscure et silencieuse, coupé de la nature comme de tout contact humain - son geôlier agissait la nuit en lui, laissant du pain et de l’eau, et l’abrutissait d’opium pour le laver et le changer. Attaché, les pieds nus, l’enfant restait perpétuellement assis jusqu’à en avoir les os déformés ; il vivait seul à seul, dans l’inconscience de soi, des autres et du monde. Il avait pour unique distraction de petits chevaux de bois assortis de rubans de couleur - jouets quotidiens dont, à l’en croire, il ne se lassa jamais et qui lui permirent, explique Françoise Dolto, de maintenir une créativité primaire et de n’être pas sous une tension psychologique plus grande encore.
D’aucuns ont douté, sinon doutent encore, de la véracité de cette existence recluse. Certains ont même vu en lui un simple imposteur. Certes, bien des zones d’ombre demeurent. Il reste impossible à ce jour de dire avec certitude où et quand il est né, ni de quel drame familial il jaillit. Le plus probable est que Hauser ait été écarté d’une sombre intrigue de cour : l’héritage du duché de Bade. La tentative de meurtre du 17 octobre 1829 (alors que courait le bruit qu’il allait publier son autobiographie), puis son assassinat, le 17 décembre 1833, cinq ans seulement après son entrée dans le monde, semblent le corroborer. Restent que deux expertises ADN, réalisées au tournant des années 2000, ont donné lieu à des résultats contradictoires et n’ont pas clos le débat sur son identité princière. Dès lors, mieux vaut se résoudre à la frustration : nous n’arracherons pas à la nuit de l’oubli le lourd secret qui entoure tant le mystère de ses origines que l’énigme de sa mort.

Coupé de l’acquis

Il est une chose, en revanche, dont il n’est plus permis de douter : la réalité vécue de cette tragédie close. Comme l’avait vu le grand juriste Anselm von Feuerbach, qui le fréquenta assidûment, ces ruptures traumatiques (l’abandon et la claustration) sont écrites en toutes lettres, comme une longue liste d’indices et de preuves, dans «son esprit, ses sentiments et son corps» - personne ne pouvant se trouver dans son état sans avoir vécu et enduré la même expérience que lui. En bref, il était trop étrange pour être un imposteur. S’en convaincra quiconque explorera d’assez près les témoignages de ceux qui ont laissé sur son comportement d’innombrables observations quotidiennes. Les marques corporelles, la sensorialité inhabituelle, les vides affectifs et les traces psychiques laissés par cette séquestration sont chez lui les signes indubitables de cette longue catastrophe silencieuse : celle d’un enfant à qui il ne fut jamais permis, finalement, d’être enfant. L’inconscient, comme on sait, n’oublie rien, chaque événement du passé poursuivant son devenir en nous. Quitte à se loger au tréfonds, jusque dans la nuit du corps.
Reste à prendre la mesure de tout ce qui lui a été ôté. A son arrivée à Nuremberg, bien avant de parvenir à s’approprier, dans la douleur et l’empressement, les mœurs, valeurs et usages de son temps, Kaspar errait de vertiges en mirages, vivant dans une conscience totalement hallucinée du monde. Sa vie était sans repères, sans orient, privée des moindres coordonnées originaires. Kaspar ignorait jusqu’à la différence du jour et de la nuit, de la veille et du rêve, de l’animé et de l’inanimé, du matériel et de l’immatériel… Il ne distinguait pas les femmes des hommes. Ni même l’homme de l’animal. Il n’avait aucune notion de temps, ne sachant ce qu’est une heure ou une année. Ne distinguant pas le haut et le bas, la droite et la gauche, le nord et le sud, on le devine, il ne pouvait s’orienter dans l’espace. Il n’avait aucune idée du paysage et de la perspective ; il ignorait jusqu’aux couleurs, aux météores et aux saisons. Il ne reconnaissait pas même son image dans le miroir…
En dehors des maigres acquis de sa toute prime enfance, il était resté vierge de toute éducation, dramatiquement coupé de tout l’acquis historique des générations antérieures. Peut-on d’ailleurs, ne serait-ce qu’un moment, se représenter l’expérience extrême qui l’attendit, après tant d’années, au sortir du cachot ? Car le monde, ce jour-là, lui fut comme versé d’un seul coup. On ne peut plus violemment et dans un état de vulnérabilité infinie. Tout se passa comme si Kaspar était «né une seconde fois à l’âge de la pleine conscience» (Jean-Christophe Bailly). Il fut d’un seul instant livré à la démesure d’un monde foisonnant et indéchiffrable, terrassé par une masse d’informations insensée, par une multitude inouïe de stimuli sensoriels inconnus. Là où, d’ordinaire, au cours de notre socialisation, tout nous est donné graduellement, c’est-à-dire pas à pas, Kaspar fut condamné à affronter d’un seul coup le chaos terrifiant du monde sans le tamis d’une culture. Car c’est bien justement le propre d’une culture que d’arraisonner le monde, que de permettre à ceux qui l’ont en partage de se mouvoir dans l’évidence d’une relation à un environnement, d’y retrouver comme un tissu cohérent et familier. Celui d’un symbolisme propre à une société, d’une trame de sens et de valeurs qui fondera la singularité de son être ensemble.

N’être d’aucun temps

Mais là n’est pas tout. Abyssale, l’histoire de Hauser l’est à plus d’un titre. Rien, à vrai dire, n’est plus frappant pour l’historien que ceci : Kaspar semblait n’être d’aucun temps, un être presque anhistorique. Lui que rien ne paraissait rattacher à une époque, à une génération. Pas davantage à une classe sociale, à une communauté politique ou même à un genre sexuel. On ne trouvait chez lui aucune des courbures de son siècle, des marques profondes laissées habituellement en chacun par ses appartenances sociales, territoriales, nationales, religieuses, etc. Et c’est aussi pourquoi sa trajectoire aberrante révèle, par son anomalie même, et mieux qu’aucune autre, jusqu’à quelles secrètes profondeurs descend d’ordinaire en chacun de nous l’influence du social et de l’histoire. Là réside peut-être aussi son pouvoir de fascination au long cours, lui dont l’existence éclair n’a cessé de captiver les imaginations. De Verlaine à Werner Herzog, en passant par Rilke et tant d’autres encore. Hier, aujourd’hui, comme demain sans doute. De nos jours, nous savons, grâce à Pierre Bourdieu, que la plupart des faits divers font diversion, mais n’oublions pas ceci : d’autres, telle l’affaire Hauser, relèvent parfois d’un paroxysme qui ouvre sur les profondeurs.
A paraître le 27 août : Kaspar l’obscur ou l’enfant de la nuit, (La Découverte).

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