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jeudi 20 août 2020

Immersion en psychopathologie

Plongée en tant que patiente dans l'unité psychopathologique bruxelloise d'une clinique privée, j'essaye de peindre ici quelques unes de mes expériences dans ce lieu qui symbolise pour moi tant la financiarisation de la santé que l'abandon du secteur de la psychiatrie.
* EDIT * J'ai quelque peu édité l'article original, majoritairement pour des raisons orthographiques ou syntaxiques, mais j'ai également ajouté le laconique texte du site de la clinique Saint-Jean sur le service de psychopathologie, ainsi que modifié le nombre exact de lits du service dans un soucis de précision. De même j'ai ajouté la notion du "saint T.O" (logique de garder un haut taux d'occupation des lits disponibles dans une logique de rentabilité qui s'applique malheureusement dans les clinique belges comme dans les cliniques françaises, peu de chance donc que Saint-Jean échappe à la règle) et quelques données chiffrées sur le nombre supposé de personnel encadrant par patients en fonction du type de service issu de la revue "Évolution de la psychiatrie à Bruxelles, Lydwine VerhaegenAnne Wery" pour le comparer à ce que j'ai vu.

« Le mot qui me paraît le plus perfide n'est pas le mot fou […] le mot est tellement galvaudé maintenant qu'il n'a plus beaucoup de pouvoir en lui. Le mot que je redoute moi, c'est malade mental ; c'est-à-dire à partir du moment ou ce personnage indécis, dont on riait, qu'on excluait, qu'on disqualifiait, mais à la limite si vous voulez qu'on acceptait, qui faisait partie du plasma social ; à partir du moment ou cet individu a reçu un statut précis, il est devenu LE malade et en tant que malade il doit être respecté mais en tant que malade il doit aussi tomber sous un pouvoir qui est le pouvoir canonique et institutionnel du médecin. » Michel Foucault, interviewé par Jacques Chancel pour France Inter, 1975

La détresse et les pathologies psychiques n'ont dans la plupart des cas rien à envier à la douleur physique. Doivent-ils être considérés et traités différemment ?

C'est dans cette optique que souffrant d'angoisses et de dépression j'ai, un jour de printemps 2020, contexte du COVID aidant, fait le difficile choix de franchir le cap de l'hospitalisation et par delà ce dernier, le cap de la honte qui colle souvent aux baskets du dépressif.

Pour moi, il s'agissait d'une volonté de couper mon cerveau de ses turpitudes quotidiennes grâce à une quarantaine salutaire.

La démarche n'a rien de simple. Premièrement, car elle symbolise l'aveu d'une psyché considérée comme "dysfonctionnelle", l'aveu de la maladie, et deuxièmement car cet aveu se fait sous le regard de tous. Sous le regard même de ceux pour qui cette maladie n'en est pas une, c'est-à-dire, certainement pas la combinaison d'un contexte de vie houleux, d'une grande sensibilité aux événements, à la marche du monde ni enfin d'un joyeux bordel dans la chimie de ses connexions synaptiques. Pour beaucoup c'est au mieux le synonyme d'une faiblesse de constitution, d'une piètre volonté, au pire le témoignage qu'on est à ranger pour eux dans le "dégradant" cercle des malades mentaux. Si ce choix s'est finalement imposé il est évident que c'est car je le voyais comme une ultime solution pour commencer à m'extraire d'un avenir incertain. Un avenir que seuls une pharmacopée douteuse et le désir pourtant virulent de revenir à une hygiène de vie propice à un soulagement de mes souffrances psychologiques, ne suffisaient pas à rendre plus lumineux.

Voilà ce qu'annonce fièrement le site de la clinique le tout dans un traitement graphique apaisant et lumineux smile:
"Hospitalisation de jour et de nuit

L'unité d'hospitalisation ouverte permet la prise en charge de situations aiguës qui nécessitent une hospitalisation complète, de jour et de nuit, sur base volontaire, pour des durées allant de quelques jours à quelques semaines. L’unité comporte 29 lits, répartis en chambres à 2 lits et chambres seules. La prise en charge se veut multidisciplinaire.
Elle implique :
  • un suivi psychiatrique, parfois (je rigole sur le parfois) médicamenteux,
  • une prise en charge psychologique, ergothérapeutique,
  • des contacts avec une assistante sociale. "
J'ai fait mon entrée dans la dite unité de psychopathologie de la Clinique Saint-Jean à Bruxelles le 09 juillet 2020, il y a donc un peu plus de trois semaines à l'heure où je rédige ce texte, et à la veille de ma sortie, j'ai ressenti le besoin d'en faire le bilan. Pas tant sur mon évolution personnelle, le résultat tiendrait en peu de mots : il n'y a pas eu d'évolution significative ou le repos de l'esprit tant espéré. Je n'exclus pas que je sois pour partie responsable de ce mauvais résultat. Responsabilité que j'attribue à une incapacité féroce à m'en remettre totalement aux conseils du corps médical, à une difficulté à laisser derrière-moi les certitudes, les habitudes ou les préjugés néfastes. Mais cela constitue une faible part dans cet échec et c'est de la part restante dont je tiens à témoigner.
Je ne suis ni psychiatre, ni psychologue, ni infirmière en psychiatrie et c'est bien de mon œil de patiente que j'observe, avec ce que cela suppose d'ignorance, les rouages d'un tel service.

Si le système de santé belge m'est plus étranger que le système français, je dois d'abord constater avec tristesse l'état de l'unité psychopathologique de cette clinique privée. Si on laisse à dessein pourrir l'hôpital public pour pouvoir dire qu'il dysfonctionne et permettre aux libéraux de nous imposer le tout privé, que la triste réputation des hôpitaux psychiatriques publics n'est plus à faire, et bien je me forgeais encore une image de cliniques privées où l'on savait choyer ses occupants quitte à faire grimper la facture. Les cliniques de mon imaginaire étant assez peu soucieuse que leur patientèle soit pauvre ou fortunée, du moment qu'elle dispose du porte-monnaie ou de l'assurance adaptée pour payer la facture.

Ce qui frappe d'emblée en entrant dans un service qui n'est pas sensé héberger de patients dangereux (il y a un autre étage pour les personnes difficiles style UMD"unité pour malades difficiles" à l'étage juste au dessus), c'est bien l'accès à un espace parfaitement fermé. Un lieu avec des portes battantes sans poignées, portes invariablement verrouillées quelque soit l'heure et dont le système d'ouverture est actionné à distance par les infirmiers via un système d'interphone totalement défectueux (inutile de dire qu'il en est de même pour la sortie de secours). C'est d'ailleurs ainsi, intimidée par mon arrivée dans ce nouvel univers, que je fus accueillie dans ce service auquel on m'adressa via les admissions. Passant d'un vaste et lumineux accueil (vraie vitrine pour la clinique) agrémenté de plantes, ouvrant sur un patio arboré avec un large bassin où nagent paisiblement quelques carpes, à un bout de couloir vétuste désert en semi-réfection, sorte de « dead end » écrasée sous une lumière blafarde avec tout au bout son hermétique porte-battante et son interphone aussi discrètement placé que vaguement fonctionnel. Un couloir de service en somme.
Il est 10h du matin, je suis seule désormais avec le gros sac qui doit m'accompagner pendant 3 semaines, un chariot de plateaux-repas abandonné au milieu de l'entrée me fait donc office de comité d'accueil. Je finis par voir le petit interphone. Je sonne. Ça ne fonctionne pas, du moins ça sonne désespérément dans le vide. Un premier écho angoissant qui me serre le cœur et me donne une furieuse envie de courir en sens inverse. Je crois presque à une erreur de routage. Je suis là pour faire un break. Ici ce qu'on m'annonce tient plutôt de Prison Break. Je comprends le contexte du COVID, la nécessité de respecter des règles, d'empêcher chacun d'aller semer partout le virus. Ce que je ne comprends pas c'est pourquoi, alors que je ne suis même pas encore rentrée, tout ici concourt à un sentiment de malaise. Pourquoi non contentes d'être fermées, les portes sont verrouillées, pourquoi le silence qui m'est imposé est total, pourquoi personne n'est là.

Je finirai par rentrer car une femme de ménage sortant des lieux me permet de m'y engouffrer.

Je verrai assez vite qu'il n'existe pas ou peu de protocole d'accueil. La plupart du fonctionnement des lieux je l'apprendrai sur le tas... comme par exemple découvrir, plusieurs jours après mon entrée, le fait que j'ai droit à une serviette de toilette (facturée bien sûr, mais tout de même)... sans la nécessité donc d'amener et de faire la lessive des miennes (inutile de préciser que nous n'avions pas accès à un lave-linge, le personnel faisant exceptionnellement la lessive de ceux n'ayant pas de proche pour la leur faire et cela uniquement à cause du contexte de la pandémie). Le reste du temps la débrouille est à l'honneur, peu importe que le simple fait de se nourrir au quotidien soit pour certains déjà un réel challenge.

Soyons franc, je ne m'attendais pas à un club de vacances, je ne m'attendais pas à un bain à remous, ni à des massages au monoï au bord de la piscine. En revanche je me pose la question : si le contexte ici est celui des soins psychiatriques, l'accueil de personnes fragilisées, pourquoi l'accent n'est-il pas mis sur la sérénité, sur la chaleur et l'aspect un tant soit peu accueillant des lieux ? D'aucuns répondront sûrement que c'est partie prenante du processus et que des locaux trop chaleureux et protecteurs rendraient encore plus difficile le retour vers la dureté du monde extérieur. Que cet agencement hostile est avant-tout contraint par des aspects logistiques. J'y vois pour ma part une criante absence de moyens. Absence que toutes les volontés individuelles du monde ne peuvent seules combler. 

Qui pourrait dire que recevoir des draps troués et maculés de tâches ne renvoient pas le malade au rang de prisonnier ou de pénitent ?
Qui pourrait dire que n'avoir aucun accès à l'extérieur, même pas une courette, un bout de verdure ou même de béton - mais à l'air libre ! - pour sentir, quand on en ressent le besoin, le vent frais plutôt que les odeurs perpétuelles de mauvaise soupe et d'hôpital, qui pourrait dire que cela est quelque chose de salutaire ? Les détenus, eux, ont une cour de promenade.
Le fardeau réside ici déjà dans le fait d'entendre les hurlements des patients de l'étage du dessus, ou d'endurer les pleurs, les crises de ceux d'ici (ceux d'ici d'ailleurs, souvent seulement apeurés, déstabilisés ou perdus, peut-être un peu fatiguant car répétitifs, et généralement vite renvoyés dans leur pénates par un personnel dont la facilité à l'agacement m'a fait douter d'une quelconque idée de vocation).

Soyons d'accord que vivre avec la souffrance des autres en plus de la sienne fait partie de l'inévitable dans un lieu qui concentre toutes sortes d'afflictions et de parcours chaotiques, mais en ce cas pourquoi rien ne nous est vraiment épargné du contingent ?

Ceci n'est qu'une supposition mais il me semble que les étiquettes « gériatrie » toujours apposées un peu partout sur les murs témoignent du changement de vocation hâtif des lieux et du peu de cas que font les gestionnaires de la réadaptation des locaux à leur nouvelle vocation.

Hygiène et intimité comme retour à l'estime de soi
(je ne suis toujours pas psychiatre mais ça me semble un bon début pour aller mieux non ?)

Ici pas de douche dans les chambres, pas d'intimité autre que celle de vieux, sales et courts rideaux pour séparer les occupants des chambres doubles. Les couples étant fait en fonction des places disponibles, j'imagine qu'ici comme ailleurs le saint TO (taux d'occupation) règne et qu'un lit vide est une rentrée d'argent en moins pour l'établissement. Des douches communes donc, mais surtout mixtes, 3 pour une capacité de 29 patients.

L'une d'entre elles suppose d’accepter le risque de faire une rencontre nez à nez en tenue d'Ève (ou d'Adam) avec un membre du personnel disposant du passe-partout et venu faire ses besoins dans les toilettes attenantes. Ou bien plus cocasse de permettre à l'étage entier d'organiser des batailles navales, la double pente une vers le drain et l'autre vers l'extérieur de la cabine ayant sûrement été pensée par un architecte auparavant pensionnaire lui même d'un service de psychopathologie, mais de cela on préfère rire. Les deux autres douches sont "mitoyennes" cloisonnées comme des douches de piscine. Un large jour en haut, un large jour en bas. Tout cela toujours dans la plus grande mixité, dans un lieu où des patients souvent fragiles ont parfois une notion limitée du respect de l'intimité.

Outre la promiscuité, les sanitaires sont dans les faits réduits à leur plus stricte essence, un pommeau fixe, un drain, rien pour entreposer ses affaires à l'abri des projections d'eau, les poils et autres résidus corporels des précédents usagers collés sur les murs et cela d'une semaine sur l'autre, invariablement.

Quand je parle patère pour suspendre ses affaires et permettre de sortir de sa douche au moins partiellement sec, on me regarde goguenard : "on ne va tout de même rien mettre qui permette de se suspendre là où on entasse des dépressifs et des suicidaires", la formulation est à peine exagérée et le sourire en coin bien réel. Les gestionnaires de cette clinique ne doivent pas connaître les fixations sans risque qui ne supportent que quelques kilos, tout comme ils ne connaissent pas les très simples dispositifs anti-suicides qui limitent l'ouverture des fenêtres avec une petite pièce métallique basique et peu coûteuse. Résultat : une seule fenêtre par pièce s'entre-ouvre grâce à un lourd dispositif placé en haut du linteau, peut-être deux grand maximum dans la grande salle commune, aucune dans les sanitaires. Ce qui représente une infime embrasure par dizaines de mètres cubes pour laisser rentrer un peu d'air de l'extérieur.

Et bien entendu pas une seule ouverture dans le fumoir à l'aération encrassée depuis des lustres. Les gens qui s'intoxiquent volontairement les poumons avec des cigarettes ne doivent sûrement pas pouvoir prétendre à ne pas en rajouter à leur funeste destinée.

La psychiatrie : parent pauvre d'un système de santé qui marche déjà sur la tête.

Intégrés, digérés par le personnel ces défauts structurels sont maquillés en choix. « Non, on ne va sûrement pas faire de sanitaires non-mixtes, on y réfléchit, mais on ne pense pas faire comme ça. » cela sonne comme un pudique et aveugle : « Non-mixte ? Comment faire ? On ne nous en donne pas les moyens, avec trois cabines de douches vétustes pour tout un service ce n'est pas possible. ».

Si la nourriture des hôpitaux à mauvaise réputation, celle du service ne déroge pas à la règle. Quand on sait que mal manger lors d'un séjour de quelques jours pour une chirurgie ou autre est déjà fort désagréable et pesant pour le moral, qu'en est-il pour des patients à la santé mentale fragile qui doivent rester là des semaines voire parfois des mois ? Et il n'est pas question là de faire la fine bouche mais bien de demander quel vrai diététicien valide l'idée qu'il est sain pour le moral et pour le corps de manger 3 tartines de pain complet et du fromage TOUS les soirs ? Absolument tous. Cela rappellerait presque les hospices pour indigents d'un autre temps, le pain sec et la soupe y étaient peut-être moins nutritifs mais pas moins redondants, à cela prêt que dans les hospices, au moins, tout y était gratuit. Ici il existe un tarif journalier qui peut toujours se revoir à la hausse, pour peu que l'on ait pas prévu d'apporter soi-même tous les extras, ou que venu ici pour retrouver le sommeil on souhaite ne pas devoir vivre avec une personne qui ronfle dans une pièce de tout juste 15 mètres carrés.

Alors bien sûr appuyer sur tous ces défauts facilement imputables à une politique budgétaire inique n'efface pas la volonté d'une bonne partie du personnel. Cela ne détruit pas totalement  les efforts des ergothérapeutes, des infirmiers, de certains médecins et autres acteurs du service à vouloir soustraire les patients d'un simple et bête enfermement. Enfermement simplement agrémenté d'un soutien psychologique variablement ajusté aux emplois du temps déjà passablement distendus des psychiatres et psychologues, le tout quasi systématiquement saupoudré d'une large dose de médicaments. J'ai vu des patients rentrer pour des phénomènes de dépression très récent dus au contexte de la crise sanitaire sans avoir jamais pris de médicaments, se retrouver quelques jours plus tard chargés comme des mules d'anti-dépresseurs et autres benzodiazépines de toutes sortes. Il semble bien que les pilules du bonheur soient toujours massivement utilisées quelque soit le type et la lourdeur des pathologies. L'ergothérapie faisant figure de pâle concurrente face aux produits des labos. Les infirmiers d'ailleurs, dont beaucoup avouent sans mal n'avoir aucune formation particulière pour gérer les patients atteints de psychopathologies, ressemblent plus à des gardes-chiourmes distributeurs de médicaments qu'à des auxiliaires sensés vous accompagner vers un plus grand bien-être.

Il faut bien évidemment envisager que toutes ces petites sardines entassées dans le grand couloir du « B22 » comme on le nomme à la clinique Saint-Jean, ne sont pas là pour les mêmes raisons, ni à des mêmes stades de leur état mental et physique.
Qui pour un sevrage à des substances tout à fait diverses, qui pour des troubles de l'humeur relevant de la dépression avec des manifestations tout à fait mélancoliques plus ou moins bruyamment exprimées, qui avec des manifestations de schizophrénie ou des délires beaucoup plus impressionnants, qui souffrant d'aphasie, d'une impossibilité handicapante à comprendre ou à se faire comprendre. Encore une fois je ne suis pas psychiatre, je ne peux que constater la situation avec un empirisme maladroit mais humain, par le prisme de mon propre mal-être et donc avec un seuil de tolérance sûrement très abaissé.

Seulement dès lors que ces pathologies sont diverses et diversement exprimées, diverses sont leur conséquences sur la communauté. Et là encore quel repos de l'esprit offre-t-on à ceux qui venus chercher de la sérénité, doivent, au risque de devenir inhumains, ignorer les plaintes, les craintes et les accès d’irrationalités d'autres personnes terriblement livrées à elles-mêmes ?

Car elle est là la réalité la plus abjecte. Si le manque de moyens rend inhospitaliers (« ! ») les locaux : les manques humains sont plus délétères encore. Les infirmiers ne sont pas là. Retranchés dans leur salle de repos ou leur triste bocal, ils ne se mêlent peu ou pas aux patients, ne les observent pas, ne cherchent pas à les comprendre, à les distinguer ou à interagir réellement avec eux. Pire et je me répète mais ils s'agacent des demandes, peut-être illogiques ou répétées de certains patients. En oubliant là que la patience est, a minima, partie intégrante de leur mission. Si certains patients que j'ai vu ici étaient capables d'endurer les angoisses, les manifestations de douleur et demandes réitérées d'autres patients avec compréhension et tolérance malgré leur propre besoin de sérénité, j'ai trouvé méprisant et réducteur le comportement de certains soignants dont c'est le métier de soulager, de venir en aide face aux détresses les plus manifestement exprimées.

Vous seriez priés d'être instables en silence. Cette injonction vaut autant sous le regard du personnel soignant que sous celui de la société tout entière.

Certains pensionnaires ici auront pris sur eux plus qu'une large part de la douleur des autres résidents.

Les problèmes d'effectifs si je lis la documentation en vigueur sur le sujet (bien qu'ancienne) sont tout de même existant quelque soit la catégorisation du service où je me trouvais (29 lits, des équipes en dessous des 16 personnes recommandées, à moins qu'on y compte personnel de ménage, et autre gens de passage une ou deux heures dans la journée, les nuits le service entier étant géré par 2 infirmiers) :

Index A --> les services A qui ont une faible durée moyenne de séjour et une forte médicalisation de la prise en charge (44,26 actes techniques par patient) du coup je pense que c'est là que j'étais hein ;
  • service neuropsychatrique d’observation et de traitement (adultes)
    (service destiné aux malades adultes nécessitant soit une intervention de crise soit une observation ou un traitement actif) ;
  • personnel : 16 personnes pour 30 lits ;
  • durée de séjour normative : (Bruxelles 1988)
    hôpitaux généraux : 19.78 jours
    hôpitaux psychiatriques : 37.36 jours ;
  • sont également situés en hôpital général et hôpital universitaire ;
  • critère de programmation : 0,15/1.000 habitants.
Index A2
hospitalisation de nuit en service A (adultes) ;
  • personnel : 11 personnes pour 30 lits ;
  • critère de programmation : 0,0075/1.000 habitants.
La détresse je l'ai tellement vu, par exemple, celle d'une femme en fauteuil roulant quasiment inapte à communiquer mais sûrement au moins partiellement lucide laissée la plupart du temps à errer, assise dans sa chaise, prisonnière de son propre corps, ceci faisait partie de ce que j'ai pu trouver de plus insupportable. Si les quelques premiers jours de mon arrivée elle était assistée lors de ses repas par des infirmiers, ceux-ci ont vite disparus pour laisser le soin aux autres patients d'accéder aux demandes de la pauvre dame, de tenter de la comprendre, de la motiver à manger, d'essayer de la soulever lorsqu'elle glissait dans son fauteuil, de la soulager quand elle témoignait de son inconfort ou faisait une fausse route. Mais « ce n'est pas à nous de faire », disait-on, « vous êtes là pour prendre soin de vous » disait-on.

Alors quoi ?
Devons-nous nous contenter de la regarder ?
Devons-nous plutôt nous lever pendant notre repas toutes les 3 minutes pour traverser le long couloir et aller chercher l'infirmier ou l'infirmière qui ne restera pas avec elle plus de quelques instants alors que nous même sommes plus efficaces ? De l'aspect salutaire de la vie en communauté on passe à l'angoisse en tant que personnes les moins diminuées d'être responsables des plus fragiles, au point de devenir sans le vouloir leur référant. Ces trois dernières semaines je fus sans cesse sollicitée par cette dame pour diverses choses notamment pour la divertir grâce à des vidéos sur mon smartphone que je prenais de longues minutes à choisir pour essayer de la divertir toute en étant incapable de mesurer l'état de ses facultés.
Pourquoi venait-elle vers moi plutôt que vers ceux dont c'était le rôle ? N'y a-t-il pas là un manquement ?
Je n'ai pu m'empêcher de penser à cette triste comparaison avec les parcs zoologiques. Je faisais ce qu'on appelle de "l'enrichissement". Sauf qu'ici j'étais avec une femme, un être humain. L'humain n'est pas fait pour passer 6 heures par jours minimum sans interaction, même vaguement salué ou poussé comme un meuble qui gène dans le passage.
Et si elle avait été la seule madame I., cela aurait été une bien maigre tâche, mais nombre de gens perdus se sont raccrochés ici aux patients qui savaient leur donner de l'écoute, quand bien même cette écoute serait usante, érodante pour l'auditeur qui doit alors apprendre à accéder tantôt aux plaintes insolubles, aux demandes de dons matériels, à la confrontation prolongée avec des réalités et des perceptions du monde très différentes des siennes.

Sur les derniers temps de mon séjour une autre dame d'un certain âge est arrivée 5 ou 6 jours avant mon départ, très diminuée, incapable de se doucher elle-même, je ne l'ai vu accompagnée vers les douches que le jour de mon départ. Et c'est vers nous, « pensionnaires » qu'elle reportait toutes ses interrogations, et c'est nous même qui donnions les réponses, même quand elles sont difficiles à donner.

Quand vous êtes une femme âgée et affaiblie et qu'on vous fait patienter plus de 5 jours sans douche, que reste-t-il de la dignité en ce cas ?

Que reste-t-il de votre dignité quand on toque à votre porte puis qu'on l'ouvre directement quelque que soit l'état ou la tenue qui est la vôtre, histoire que vous soyez bien mis à nu dans tous les sens du terme par le regard tout puissant du soignant. Celui-là, ou celle-là même peu importe qui revient tout les jours vous demander de prendre votre traitement du matin quand vous lui rappelez tous les jours que vous n'en avez un que le soir. Si ceci n'est pas le signifiant du caractère impersonnel de l'état de patient, je crois qu'il ne peut y en avoir.
Les listings, les fichiers informatiques sont pourtant bien là pour leur servir d'aide-mémoire, il n'y a pas un de nos paramètres qui n'y soit consigné.

En quoi sont-ils donc empêchés, à moindre frais de faire semblant de nous considérer comme individus uniques et distinguables dans la masse ?

Il y a donc certains soignants pour qui vous n'êtes jamais un cas particulier, une personne, mais bien un patient lambda soumis au même flicage, à la même infantilisation, parfois au même tutoiement non préalablement soumis à approbation. Après tout derrière ces murs sommes nous encore égaux ?

Ceci, et j'y tiens, n'est pas une affaire de personne. Il ne me vient pas à l'idée qu'individuellement chacun de ces membres du personnel soit mauvais ou foncièrement méchant, ils sont même pour la plupart souriants et gentils pour peu que vous fassiez partie des patients « modèles », c'est-à-dire sans trop de requête, ne causant pas trop de remous, finalement conformes à cette idée qu'ils se font de la norme, à leur en faire oublier le service qu'ils occupent, comme je l'écrivais plus tôt, vous seriez priés d'être instables en silence.

Non.

En fait je les pense plutôt entraînés dans cet infâme système transcendant du soignant debout et du patient couché, voire dans un job comme un autre pour lequel on rempile, parce qu'il faut bien bouffer, ce qui je le reconnais, est sûrement la plus excusable des fautes. Ils sont donc plus ou moins malgré eux enfermés dans ce rapport de domination qui n'a absolument pas lieu d'être, qui progressivement les insensibilise et qui peut pousser une infirmière, chose dont j'ai été témoin, à menacer d'injection de calmant une jeune femme dépressive qui ne faisait que pleurer un peu trop fort. Et je dis bien pleurer, pas casser, pas hurler, encore moins montrer la moindre agressivité envers quiconque. La menace comme réponse à la détresse. Ce que j'ai vu m'a démontré qu'on a depuis longtemps laisser les services de psychiatrie toucher le fond.

Je suis pourtant bien consciente que si on payait les infirmiers comme se payent les financiers ils seraient peut-être plus ardus à leur tâche, que si on les formait correctement ils apprendraient les rudiments de la psychologie plutôt que l'instinctif aboiement des matons face à une personne dont ils ne savent appréhender la souffrance.

Pour en revenir à mon expérience directe car elle montre elle aussi d'autres aberrations du système : venue ici également pour réapprendre à dormir au moins un peu, je n'ai jamais aussi peu fermé l’œil que dans cet endroit. Je suis pourtant rompue aux mauvaises nuits. Mais la désacralisation totale de la chambre comme endroit de repos et d'intimité, lieu dans lequel tout un tas de personne déboule sans ménagement, quelle que soit votre lutte avec le sommeil, m'a privée de tout sentiment de sécurité. J'ai pourtant essayé de le faire comprendre, j'avais d'ailleurs l'aval de la psychologue. Mais au désir de calme on a absolument voulu me substituer l'idée de « ne pas attendre pour demander les médicaments de ma réserve pour dormir». Dormir chimiquement. Forcément. Systématiquement. Le matin de mon dernier jour, encore, comme toutes les deux heures, j'ai ouvert un œil pour voir l'infirmier de nuit immobile un très long instant dans l’entrebâillement de ma porte, obligée d'agiter un bras pour qu'il sache que je le vois et referme enfin la porte. Glaçant. Il n'y a pas, je n'ai pas pu m'y faire.
Pourtant ni psychotique, ni pyromane, ni suicidaire, j'ai du subir cette intrusion toutes les deux heures, toutes les nuits, entre contrôle "de sécurité" et stalkage malsain. Il devenait alors exclu que je dorme ou me rendorme, pire j'appréhendais chaque fois ces fameux passages. S'en suivait l'habituel et impersonnel ballet matinal des toqueurs de portes venus me colporter le même laïus tout au long de la matinée. Les mêmes conseils de bon aloi préformatés sur l'hygiène de vie. Allez il faut se lever.
Et ce peu importe que votre dette de sommeil avoisine la dette de l'Etat Grecque (si nous avons le pouvoir d'annuler la seconde, pas la première, alors de grâce... laissez-moi PIONCER !), peu importe la contradiction avec la psychologue qui m'a dit la veille, "Et bien essayez de vous reposer qu'importe l'heure, dormez quand vous en avez besoin au moins pour le moment. Récupérez." 

Mais à quoi servent donc leurs si nombreuses réunions s'ils n'évoquent même pas le cas particulier de chaque patient ? 

Enfin voilà le constat est amer.

Il représente encore une fois le traitement qu'on réserve aux plus faibles, aux moins aisés, au moins aptes.
Selon-moi, malheureusement, n'importe quelle personne suffisamment financièrement dotée aurait dans le cas d'une dépression, mille fois plus de bénéfices à prendre quelque billet d'avion vers une contrée paradisiaque et lointaine, à prendre soin de soi par mille petites délicates attentions que l'argent achète, loin des lumières blafardes, des fenêtres anti-suicides et des contrôles à toute heure que d'aller vers un service qui se dit "spécialisé". Toute la psychiatrie est à doter financièrement mais aussi à réinventer et vite, car sinon il n'est pas glorieux le futur des anxieux, des névrosés, des psychotiques, des déments de tout bords.

La grande majorités des patients que j'ai croisé ici sont emprunts d'une fabuleuse compassion, d'une jolie singularité, ils sont d'ailleurs un des seuls bénéfices directs et non chimiques qu'on puisse tirer de cet enfermement "volontaire". Si j'avais su les portes fermées, je n'aurais pas accepté l'hospitalisation pour ma part. Me couper du monde extérieur oui : symboliquement. Sinon quel contrat avec le médecin ? Quelle confiance ? N'existe pas d'autres lieux pour les malades dit "dangereux" ? Avec tout ceci ne concourt-on pas au d'envoyer ceux qui ne le sont pas encore vers les unités pour ceux qui le sont ?

Beaucoup des résidents se sont même peut-être un peu oubliés et ont oublié un peu de leur peine à aider les autres mais ils repartiront d'ici malheureusement convaincus qu'on a fait du mieux possible pour eux, condamnés souvent à ne voir que leur seul échec dans les éventuelles rechutes et les retours qu'ils feront dans n'importe quel service B22 du monde.


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