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Illustration Beya Rebaï
Maternels, érotisés, banalisés… Les femmes ont un rapport très différent à leurs seins, constate dans son dernier ouvrage la philosophe féministe. Loin des fantasmes, elle souligne leur importance dans un mouvement de réappropriation des corps.
Le sein naissant, sexualisant, maternant, vieillissant ou même absent. La philosophe féministe Camille Froidevaux-Metterie, professeure de science politique et chargée de mission égalité-diversité à l’université de Reims Champagne-Ardenne, déroule dans son essai Seins, en quête d’une libération le fil de l’existence des femmes au prisme de leur poitrine. Les témoignages d’une quarantaine d’entre elles âgées de 5 à 76 ans, accompagnés de portraits, rendent compte en miroir de la multiplicité des expériences vécues et de la diversité de leurs formes, bien loin des innombrables fantasmes et injonctions. Des vécus tous reliés par la dialectique aliénation-libération. Grand oublié des luttes féministes, cet organe féminin reprend ici sa place dans le mouvement actuel de réappropriation des corps dans ses dimensions les plus intimes.
Alors que le corps est au centre des combats féministes actuels, les seins y sont plutôt en retrait ?
Il faut se rappeler qu’après avoir été dans les années 70 au cœur de tous les combats, le corps des femmes a ensuite quasiment disparu du champ féministe. Avec la conquête des droits contraceptifs, principale revendication de la deuxième vague, les femmes sont enfin devenues des individus de droits comme les autres et ont pu investir massivement la sphère sociale. Les questions corporelles ont alors été recouvertes par d’autres combats, l’égalité salariale par exemple. Tout s’est un peu passé comme si les femmes avaient dû payer leur émancipation du prix de l’oubli des conditions incarnées de leur existence. Quand je publie la Révolution du féminin en 2015 (1), ma proposition d’une reprise féministe de sujets corporels comme la maternité n’est pas comprise. On me reproche de réduire à nouveau les femmes à leur nature et donc à leur ancienne condition subordonnée. Or, au même moment, une nouvelle génération de féministes a entrepris de réinvestir le corps des femmes, avec un focus important sur la génitalité : le clitoris, les règles, l’endométriose, les violences gynécologiques et obstétricales, et bien sûr les violences sexuelles, avec le paroxysme que constitue le mouvement #MeToo. Cette dynamique de réappropriation du corps féminin dans ses dimensions les plus intimes a été très puissante. Mais, curieusement, les seins sont restés en dehors de ce mouvement alors qu’ils condensent toutes les grandes problématiques sexistes et patriarcales.
Les seins jalonnent la vie d’une femme…
Ils marquent d’abord l’entrée des filles dans leur corps sexué, la puberté constituant une forme d’immersion assez brutale dans la condition objectivée qui sera la leur. Ils disent qu’elles sont désormais des corps sexuels «à disposition». C’est ce qu’illustre leur rôle d’appâts dans la vie amoureuse et sexuelle. Les seins doivent être suffisamment visibles et préhensibles pour attirer les regards, mais ils sont ensuite rapidement désinvestis par les hommes. Or ils sont une zone érogène majeure, comme en ont témoigné les femmes lesbiennes que j’ai rencontrées, dont l’approche plus englobante du corps est bien plus favorable au plaisir. Dans la maternité, les seins sont le lieu de fortes injonctions autour de l’allaitement, ce qui n’a pas toujours été le cas. Tout cela montre que s’il y a un organe qui n’appartient pas aux femmes, ce sont bien leurs seins ! L’expérience vécue la plus significative de cette dépossession est celle de la maladie. Les femmes souffrant de cancer doivent littéralement abandonner leurs seins entre les mains des médecins. Après une mastectomie, elles subissent souvent une forte pression à la reconstruction, alors même que les deux tiers d’entre elles ne souhaitent pas subir cette opération très lourde. Certains médecins ont du mal à comprendre qu’une femme assume de vivre avec un seul sein ou sans seins. Rendre visibles ces bustes amazones ou plats me paraît un enjeu féministe important.
Aliénants, les seins peuvent-ils aussi être libérateurs ?
Dans la perspective phénoménologique qui est la mienne - dans la lignée de Simone de Beauvoir qui l’a inaugurée et de la philosophe Iris Marion Young -, je pense le corps des femmes sous ses deux aspects : il est le lieu, par excellence, de l’aliénation, mais aussi un vecteur puissant d’émancipation. Cette démarche résonne avec l’aspiration contemporaine à la réappropriation qui réactive les fondamentaux des années 70. Concernant nos seins, il s’agit d’abord de retrouver un rapport apaisé à nos corps qui nous permette de les apprécier tels qu’ils sont. On peut alors les investir sur le terrain de la sexualité. Car si les femmes ont été affranchies du poids des grossesses non voulues, il n’y a pas eu de vraie libération du désir et du plaisir. Nous vivons aujourd’hui une deuxième révolution sexuelle qui se déploie sur le versant de l’égalité à partir de la notion de consentement. #MeToo c’est aussi cela, réclamer de pouvoir vivre une sexualité gratifiante et épanouissante parce qu’enfin égalitaire et affranchie de la violence.
Dans quelle mesure le corps féminin est-il aujourd’hui libéré ?
Le tournant génital du féminisme enclenché au début des années 2010 a provoqué une dynamique intense de libération du corps des femmes dans toutes ses dimensions. Sur le terrain de l’apparence, il s’agit de rendre visibles et légitimes tous les corps, toutes les peaux, toutes les femmes, et je pense là notamment aux femmes trans. Cela implique de se débarrasser ou de se réapproprier les injonctions esthétiques patriarcalo-commerciales. Un des rares points positifs du confinement est qu’il a permis à certaines femmes d’éprouver, vis-à-vis de leurs corps, une liberté inédite. Elles se sont trouvées soudainement libérées des regards extérieurs, de cette scrutation immémoriale qu’elles ont intériorisée et qui produit le ravage de la détestation de soi. Les femmes vivent quotidiennement cet écartèlement entre des normes de plus en plus pesantes et une liberté assez inouïe au regard de l’histoire. L’enjeu, de ce point de vue, c’est d’encourager les femmes à adopter une position distanciée et critique de réappropriation et de transformation. Nous pouvons retourner la mécanique pour jouer avec les normes et nous jouer du système lui-même.
Durant le confinement, certaines femmes ont laissé tomber le soutien-gorge. Cette pratique a-t-elle pu survivre au déconfinement ?
C’est sans doute difficile. Dès qu’on sort dans le monde, on subit à nouveau ces regards qui évaluent, jugent et souvent menacent. Par ailleurs, il n’est pas facile de laisser ses seins vivre comme ils sont, c’est-à-dire de la chair mouvante. Mais le plus compliqué reste d’assumer la visibilité des tétons. Sur les réseaux sociaux, ce ne sont pas tellement les seins qu’on ne veut pas voir mais les mamelons et les tétons. Parce qu’ils condensent la double fonction sexuelle et maternelle de la poitrine, la société patriarcale exige qu’ils soient dissimulés. Le fait que les femmes ne puissent pas les assumer pour ce qu’ils sont, une partie d’elles-mêmes, montre que leurs seins ne leur appartiennent décidément pas.
Vous avez constaté que les mouvements «No Bra» et «Free the Nipple» n’étaient pas si anecdotiques. Que symbolisent-ils ?
L’enquête m’a permis d’observer que l’aspiration à la libération des seins était partagée par bien des femmes, pas seulement les plus jeunes ou celles ayant de petits seins. Certaines voudraient pouvoir nager à la piscine sans haut de maillot, voire déambuler torse nu quand il fait chaud. Cela dit, quelque chose de la force de ce processus de réappropriation, que je pense assez irrésistiblement engagé, se heurte à une résistance intense que condensent les diktats patriarcaux. C’est le propre de la condition contemporaine des femmes occidentales ; elle est faite des fils mêlés de l’objectivation-aliénation d’un côté, de la réappropriation-libération de l’autre, le corps étant le lieu privilégié de cet écartèlement.
Le soutien-gorge est devenu pour certaines le nouvel oppresseur…
Le soutien-gorge a été créé à la fin du XIXe siècle par des femmes qui souhaitaient se libérer des corsets. Tout au long du XXe siècle, il a bénéficié de nouvelles technologies et a pris bien des formes. Mais au tournant des années 90, avec l’invention des soutiens-gorge ampliformes et push-up qui enjoignent à augmenter le volume des seins et à les rehausser, on a en quelque sorte recorsetisé les femmes. Toutes doivent depuis souscrire à l’idéal de la demi-pomme, soit des seins suffisamment gros, suffisamment ronds et suffisamment hauts. Les soutiens-gorge sont devenus les outils obligatoires du formatage de la poitrine, l’enserrant dans des moules uniformes. Voilà comment les vrais seins des femmes, dans toute leur diversité et leur beauté, ont été niés et invisibilisés. C’est la raison pour laquelle j’ai voulu faire le portrait photographique des seins des femmes que j’ai rencontrées, c’était au moins aussi important que le texte. Comment pouvons-nous apprécier nos corps tels qu’ils sont et nous débarrasser du poison de la comparaison si on ne montre pas la réalité plurielle des seins qui sont «comme des visages» ?
Comment le regard des hommes sur le corps féminin a-t-il évolué ?
L’enjeu du moment où nous sommes est de transformer les représentations et de changer les regards. Ce qu’il s’agit de modifier en profondeur, c’est ce script phallocentré qui fait des femmes des corps à disposition. Les hommes doivent prendre leur part dans la révolution en cours, ils ne peuvent plus esquiver leurs responsabilités. Il y a notamment un enjeu central d’éducation. La façon dont les filles et les garçons entrent dans leur vie sexuée et sexuelle est cruciale, or on les laisse se débrouiller avec Internet et la pornographie. On assiste par ailleurs à une offensive masculiniste à laquelle il faut rétorquer sans relâche. Je crois, cela dit, que cela montre quelque chose d’important : nous vivons un tournant féministe décisif au-delà duquel l’ancien monde de la hiérarchie sexuée aura disparu, sans retour possible.
(1) En poche chez Folio Essais
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