Le 30 juin 2020
Avec « La Forêt de mon père », son premier long-métrage bientôt en salle, qui met notamment à l’affiche Ludivine Sagnier, la scénariste adapte son vécu en « récit universel ». Elle anime une projection débat dans sa ville ce mardi soir.
Les printemps ont beau passer, Vero Cratzborn se voit toujours comme « un bug du système », « l'erreur 404 ». C'est que les yeux de môme impriment des images tenaces. Et plus encore si l'on grandit comme elle « dans la folie », avec l'idée qu'il y a soi « et les autres ».
Mais du temps, qui finit toujours par faire son œuvre, elle a au moins tiré deux certitudes : celles d'être maintenant à sa place et de pouvoir « donner [sa] parole » en toute légitimité. Tant pis pour la gêne occasionnée.
« Pour la première fois en France, on va parler d'eux »
Car la réalisatrice a bien conscience de secouer de « gros tabous » avec La Forêt de mon Père, ce film où l'on perçoit la maladie mentale à hauteur d'enfants. Mais l'enjeu l'emporte : « Pour la première fois en France, on va parler d'eux. » De ces premiers témoins d'un équilibre qui bascule, dont on nie presque systématiquement la nécessaire prise en charge.
Alors que les troubles psychiques s'invitent chez une personne sur quatre, Vero Cratzborn décide de s'imposer dans le huis clos familial pour braquer les projecteurs sur les jeunes « oubliés d'une réalité sociale invisible ». « Ça va être la déferlante », sourit celle – fin prête pour la sortie officielle le 8 juillet – qui a confié ses rôles à Ludivine Sagnier, Alban Lenoir et Léonie Souchaud.
Rencontre avec une scénariste qui casse les codes, quelques heures avant une projection-débat en avant-première au théâtre Romain-Roland de Villejuif, où elle s'est installée en 1997.
Cinéaste autodidacte
C'est au parc des Hautes-Bruyères que Vero Cratzborn nous donne rendez-vous. Parce que sa Belgique natale la laisse éprise de nature, certes, mais aussi pour la proximité du lieu de tournage de Lavomatic, son second court-métrage. Un souvenir de vingt ans qui lui reste cher.
« Mais je ne me suis pas réveillée un matin en me disant : Tiens, je vais faire du cinéma, lâche la brune aux larges lunettes rondes. Je n'ai d'ailleurs pas fait d'école… » Non. Après avoir grandi dans une cité en pleins champs, à l'est du Plat pays, Vero Cratzborn s'oriente vers l'administration des affaires « pour comprendre comment le monde économique fonctionne ».
Mais la découverte de l'histoire du cinéma fera bifurquer l'étudiante aux talents de dactylo hors pair. Elle intègre un comité de programmation et se frotte à l'univers des festivals. Jusqu'à ce concours de jeunes critiques qui la conduit à son « premier Cannes », « en nonante-trois » (1993).
Et c'est justement « dans les rues » de la ville au tapis rouge que la désormais Parisienne croise le Villejuifois Matthieu Bastid deux ans plus tard. Elle travaille dans une société de production, lui suit des cours de photo à l'école Louis-Lumière. Leur partenariat ne se défera plus jamais, ni à la ville ni pour l'écran.
La perception très tôt d'un « mal étrange »
L'ambiance créatrice, le mélange d'« horizons très différents » et les « regards pleins de pureté » : le milieu qu'elle découvre fait son coup de cœur. « Etre dans les équipes, avec tous ces gens, ça m'a ouvert les yeux », se souvient Vero Cratzborn. Le poids du « mal étrange dont a toujours souffert » son père se fait soudain moins lourd. Le sentiment persistant d'incompréhension se dissipe, comme « l'espèce de colère qui aurait pu me détruire ».
Elle se lance dans sa première production en 1997, l'année de son emménagement à Villejuif. « Juste après les attentats terroristes. » F(r)ictions est un film tourné en super-huit, clandestinement dans le métro, pour illustrer la montée de la peur de l'autre.
Dire les choses, « même si on se trompe »
C'est alors qu'émerge le courant américain « Rien pour nous sans nous ». La jeune femme acte « une reprise de la parole » autour des malades psychiques : « Je comprends qu'il est important de dire les choses, en profondeur, même si l'on se trompe. » L'idée va mûrir.
Mais déjà surgit une nouvelle peur : « Celle de l'An 2000 ! », lance, amusée, celle qui déborde de créativité. Voilà donc le délirant projet Lavomatic sur « le vivre ensemble demain ». La productrice rit en se remémorant les vêtements qui disparaissent, l'employé Noir tout poudré et les clients avalés par le sèche-linge. « Comment j'ai pu imaginer ça ? »
« On a tourné dans le café ludo juste là, pointe Vero Cratzborn depuis le parc des Hautes-Bruyères. C'était un magasin de fruits et légumes désaffecté qu'on a complètement transformé. » Le court-métrage est sélectionné pour Cannes « mais j'accouchais, je n'ai pas pu y aller ».
Une œuvre ancrée dans le territoire
Le troisième film sera tourné dans l'Usine Géo du Kremlin-Bicêtre, aujourd'hui remplacée par le centre commercial Okabé. « Parce que je suis très attachée à mon territoire et à ses habitants. » Ses regards croisés de jeunes et d'aînés, pour le projet « Villejuif vu par » en 2015, n'en seront qu'une preuve supplémentaire.
Juste avant cela, l'artiste en résidence à l'hôpital psychiatrique Paul-Guiraud, entre autres, tourne sa première fiction sur les soignants et soignés. Une façon de « prendre du recul », pour elle qui ne cesse d'aller visiter son père malade.
La fillette qui s'est « construite dans une histoire pas évidente » sent enfin qu'elle a « raccroché les wagons ». Suffisamment pour s'essayer au long-métrage et faire de son vécu un « récit universel ». Avec l'humilité qui la caractérise, mais ce sera l'occasion d'ouvrir largement le débat.
Ouvrir un débat tabou
Le scénario de La Forêt de mon père noircit les pages d'un carnet gonflé par les images collées, que l'autrice nous ouvre sur la table de pique-nique. « Ce n'est pas un copier-coller de mon histoire », balaie-t-elle d'emblée. Juste un écho. L'adaptation simple et sincère de ces moments où, gamine, Vero Cratzborn a pris conscience de la « frontière entre normalité et folie ».
Mais bien sûr qu'elle a été Gina, fervente admiratrice d'un père imprévisible et fantasque qu'elle voudra sauver. Elle a sans doute été cette ado sur tous les fronts pour maintenir l'équilibre d'une famille qui s'aime. Même si, chez elle, tout n'a pas forcément été déclenché par un chat « moitié roux moitié noir »…
Cette maman à qui l'on ne donne pas d'âge a pensé Gina et sa fratrie comme autant d'enfants sans clé pour comprendre. Mais c'est un film lumineux, poétique et doux, que signe ici Vero Cratzborn. Une ode à la nature aussi, dans tout ce qu'elle peut représenter de réconfort et d'inquiétude.
La Forêt de mon père bluffe par sa force et sa sensibilité. Autant, en fait, que celle qui en fera la présentation ce mardi soir.
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