REPORTAGE Autrefois associé à des rites de fertilité, le Kanamara matsuri (festival du pénis de fer) à Kawasaki suit un déroulé immuable. Des dizaines de milliers de personnes assistent à la procession de divinités incarnées dans des phallus géants. Depuis dix ans, un tourisme massif et un mercantilisme grivois se sont greffés à l’événement.
Ce dimanche 5 avril 2020, dans un bâtiment octogonal d’un bois sombre, un rituel codifié se déroule en silence, comme chaque année depuis 1977. Il est environ 10 heures, dans ce quartier ancien de Kawasaki, vaste cité industrielle située en bordure sud de Tokyo. Le petit temple shintoïste Kanayama est d’ordinaire interdit aux curieux. Mais ce jour est celui du matsuri, la célébration annuelle des divinités locales, et une trentaine d’invités ont pris place.
Un homme apparaît dans un somptueux kimono liturgique. Ses cheveux de jais sont surmontés d’un petit bonnet de cérémonie, son pantalon couleur pourpre indique un rang important. Il serre devant sa poitrine un sceptre rituel. Ce kannushi (« pasteur shinto ») s’appelle Hiroyuki Nakamura, et il préside à la cérémonie, assisté de deux femmes – sa mère et sa sœur. La seconde, Hisae, entonne des incantations après s’être inclinée devant l’autel.
Un officiant vêtu de blanc agite devant lui une baguette de bénédiction, avant de brûler des ex-voto dans un four sacré. Une odeur de cyprès flotte autour des invités, tous masqués contre le Covid-19, qui déposent, en offrande, des branches d’un arbre sacré.
Clergé en kimono d’apparat
Cette cérémonie, le Kanamara matsuri (« le festival du pénis de fer »), environ 2 500 curieux ont pu y assister en se connectant à la chaîne en ligne d’Omatsuri Japan, une agence tokyoïte spécialisée dans l’événementiel. Le cameraman Ken Sugawara y était. « En temps normal, il est impossible d’y assister, c’est réservé aux initiés. Mais le sanctuaire nous a permis de la filmer, car le reste du festival était annulé en raison de la pandémie », se souvient-il.
Une cérémonie diffusée sur Internet aux airs de pis-aller pour les amateurs du Kanamara matsuri qui viennent chaque année à Kawasaki pour assister à un moment hautement festif et grivois faisant la renommée du festival : la grande procession des statues de phallus dans la ville. Un défilé auquel, situation sanitaire oblige, le sanctuaire a dû renoncer
« La procession s’élance d’ordinaire à 11 h 30 », raconte Hisae Nakamura, qui n’en a pas manqué une depuis la création du festival, et une folle ambiance s’empare alors de son quartier. Des dizaines de milliers de personnes – elles étaient 60 000 en 2019 – se massent autour du sanctuaire, dans les rues autour de la gare Daishi.
Toutes viennent voir les vedettes du jour : deux statues phalliques de fer et de bois, d’environ 1,30 m chacune, installées dans des mikoshi, des palanquins divins. On dit que c’est en elles que les divinités du sanctuaire s’incarnent. Une centaine de filles et de garçons en kimono font office de porteurs. Les voilà qui quittent le sanctuaire aux cris de « Phallus de fer ! Enorme phallus ! », que reprend une foule compacte et surexcitée. Sifflets, claquements de mains, flûtes et percussions rythment la procession, qui est précédée par un aréopage de vieux messieurs en costume – les aînés des comités de quartier – et différents membres du clergé en kimono d’apparat.
Clichés scabreux
Le public, lui, est hilare ou concentré à mitrailler la scène au téléphone portable. Familles, ados ou couples âgés, hommes d’affaires, étudiantes et mafieux en congé, tout le Japon est là, réuni dans un enjaillement dont ses habitants sont friands. On compte aussi des touristes étrangers, venus voir ces drôles de Japonais célébrer la vigueur masculine. L’ambiance tient à la fois du carnaval, du pèlerinage et de la manif régressive.
En marge de la procession, une partie de la foule reprend son souffle dans les nakamise (« ruelles commerçantes ») du temple bouddhiste voisin, où des étals proposent des souvenirs pour festivaliers coquins. Les lunettes-pénis ont un certain succès. Elles sont vendues à côté de boucles d’oreilles, de bougies, de cartes postales, toutes aux formes et aux motifs suggestifs. Beaucoup s’agglutinent autour des stands de sucreries, où la sucette en forme de pénis ou de vagin coûte 350 yens (3 euros) et donne lieu à des clichés scabreux. Les visières en carton surmontées de pénis roses, elles, sont gratuites.
Partout, parfois déguisés, souvent avinés, les touristes multiplient les poses obscènes pour des photos inoubliables. Sur les coups de 17 heures, l’ambiance se tasse. Les marchands remballent, la gare s’engorge de visiteurs sur le départ. Au Japon, les fêtes se terminent tôt, et chacun sera rentré avant le coucher du soleil. Les phallus sacrés, eux, ont été remisés au sanctuaire. Ils n’en ressortiront que l’an prochain.
« Le festival est fait pour rendre hommage aux dieux qui habitent notre sanctuaire. » Hisae Nakamura
Cette année, le Kanamara matsuri n’a donc eu lieu que sous sa forme silencieuse, codifiée, faite de symboles et de gestes précis. Lui a manqué sa parade vulgaire et joyeuse, et son élan carnavalesque. Lui a manqué ce décalage qui fait de la fête un emblème de la société japonaise en apparence paradoxale, qui voit les extrêmes se rejoindre, le rituel sacré et le festif profane.
« Le festival est fait pour rendre hommage aux dieux qui habitent notre sanctuaire », commente Hisae Nakamura. A 43 ans, Hisae est l’aînée du clan Nakamura, qui administre le lieu de culte. Rien d’anormal, puisqu’au Japon les charges ecclésiastiques – que ce soit pour un temple bouddhiste ou un sanctuaire shinto – sont des affaires de famille, transmises par les aïeux à la génération suivante.
C’est le père, Hirohiko, qui, en 1977, eut l’idée de réactiver ce « festival du phallus de fer » (de kana, le « métal », et mara, le « pénis ») qui existait à l’époque Edo (1600-1868). Sa veuve, Kimiko, et leurs deux enfants, Hisae et Hiroyuki, s’en chargent aujourd’hui avec enthousiasme et sens du devoir. Car il faut bien s’occuper des dieux, pour qu’à leur tour ils s’occupent bien des hommes, enseigne le shintoïsme, ce culte premier du Japon (par opposition au bouddhisme, importé de Chine au Ve siècle) qui célèbre les forces de la nature et les esprits qui l’habitent.
« On dit que la divinité rend visite aux hommes au printemps, au moment où ils plantent le riz nouveau, pour favoriser sa culture. » Jean-Michel Butel, ethnologue
Le shintoïsme, une sensibilité qui unit les hommes à la nature et à l’invisible, analysait l’anthropologue Claude Lévi-Strauss, fasciné par ce qu’il avait observé lors de séjours au Japon dans les années 1970-1980. « J’ai coutume de dire que les Japonais sont pratiquants, mais pas croyants », confirme l’ethnologue Jean-Michel Butel, enseignant à l’Institut national des langues et civilisations orientales, qui décrypte les moments-clés du matsuri, ces festivités traditionnelles que les Japonais affectionnent.
La liturgie pratiquée le matin dans le sanctuaire est là pour satisfaire les dieux – par des offrandes et par des invocations – et purifier les hommes. Mais aussi pour les réunir : « La divinité est toujours ancrée dans un lieu et dans la communauté qui vit aux alentours, rappelle-t-il. On dit qu’elle rend visite aux hommes au printemps, au moment où ils plantent le riz nouveau, pour favoriser sa culture. » Ainsi, la procession qui s’ensuit est « l’occasion de promener la divinité sur son territoire pour en définir les limites et fédérer sa communauté ».
Quant à ces dieux incarnés sous forme de phallus démesurés, forment-ils une anomalie dans un pays qu’on croit souvent prude, gêné par la nudité ? Selon Agnès Giard, anthropologue et chercheuse au laboratoire Sophiapol (université de Paris-Nanterre), l’idée n’a pour les Japonais rien de farfelu. Ni les corps, ni leur union charnelle n’étaient hier réprouvés par une morale quelconque, et le tabou pèse aujourd’hui moins sur le sexe que sur les émotions. C’est ainsi que la loi, au Japon, oblige à flouter les organes génitaux dans les films pornographiques, alors que c’est dans le visage et l’expression du plaisir que se loge la véritable transgression.
« Auguste coït » des dieux Izanagi et Izanami
Agnès Giard rappelle aussi que dans la mythologie, c’est un « auguste coït » des dieux Izanagi et Izanami qui donne naissance à l’archipel japonais. Si le Japon est le fruit d’un rapport divin, pourquoi ne pas rendre hommage à ce moment joyeux et créateur ? Mais le festival Kanamara porte aussi un sens plus pratique : ce culte phallique provient des nombreux rites agraires de fertilité, « des cultes de nature orgiaque qui avaient lieu aux dates butoirs du plantage du riz et des moissons », précise la chercheuse.
Vénérer au printemps un phallus et sa divine semence était autrefois une manière de prier pour des récoltes fructueuses, et de nombreuses communautés rurales conservaient à cet effet des symboles phalliques – statues, pierres dressées – appelées konsei-sama, ou « vénérable racine de vie ».
Agnès Giard, qui interroge depuis longtemps l’imaginaire amoureux et sexuel des Japonais, en a aussi trouvé de nombreux exemples en dehors du Japon. En Grèce antique notamment, dans les rites de fertilité indonésiens et aujourd’hui dans « des fêtes populaires à travers toute l’Europe qui mettent en scène des organes génitaux, comme la fête des Failles, en Suisse, au cours de laquelle des torches phalliques sont allumées à la nuit tombée par des enfants et des adolescents ».
Hisae Nakamura sourit à l’évocation des konsei-sama, mais n’est pas choquée par ces dieux péniens et vulvaires qui appartiennent à l’histoire du sanctuaire familial. Celui-ci abrite d’ailleurs un drôle de petit musée à faire rougir plus d’un visiteur : on y voit des masques de tengu (dieu au nez fort allongé), des assiettes décorées de couples en pleine occupation, des tortues empaillées (en Asie, on dit que leur sang stimule la vigueur masculine)… Certaines sont de véritables pièces de collection, d’autres des gadgets d’un goût douteux. Mais toutes racontent un Japon polisson, rabelaisien, qui commence par l’« auguste coït » du mythe fondateur, habite les estampes érotiques ou les amours d’une femme fontaine filmées par Shôhei Imamura (De l’eau tiède sous un pont rouge, 2001).
Prier pour avoir des enfants
C’est dans la continuité de ce Japon, jouisseur malgré le poids des conventions sociales, mais aussi pétri de sacré, qu’il faut lire le culte de Kanamara. Un esprit intrinsèquement japonais mis à mal par le puritanisme occidental, auquel le pouvoir du Japon de l’ère Meiji (1868-1912) s’est plié : les processions phalliques et les musées érotiques furent alors interdits, de même que la mixité dans ces bains chauds que les Japonais aiment prendre en groupe.
Il faut attendre les années 1970 pour voir ces rites de fertilité réapparaître : « Plusieurs sanctuaires les remettent au goût du jour, un processus classique à la fin de la période dite de haute croissance, où le pays avait le sentiment de perdre ses valeurs, son sens du sacré », conclut Jean-Michel Butel, qui cite d’autres exemples contemporains de cultes phalliques.
A Osawa Onsen notamment, dans le nord du pays, qui fête en avril un immense phallus de cèdre verni. En mars, à côté de Niigata, les femmes mariées au cours de l’année précédente enjambent le même objet lors du festival Hodare matsuri. La fertilité n’est plus celle de la terre, mais celle des humains. De nos jours, de nombreux couples viennent au festival Kanamara prier les dieux pour avoir des enfants.
Paysans, forgerons et prostituées
A Kawasaki, dans les temps anciens, le festival était celui des paysans et des forgerons (d’où le métal dans lequel est coulée la statue), puis des prostituées. Il a ensuite connu des années très creuses. « Lorsque mon père l’a réactivé, le 15 avril 1977, seules dix personnes y assistaient », se souvient Hisae Nakamura. L’affluence va croître de manière exponentielle dans les décennies suivantes, dopée par l’intérêt renouvelé des Japonais pour ces fêtes d’antan, la courbe ascendante des touristes étrangers (3 millions en 1993, 31 millions en 2018), la proximité de Tokyo (la ville la plus visitée du pays) et la forte couverture médiatique dont le festival bénéficie depuis dix ans.
Une vlogueuse japonaise raconte (en anglais) le festival
Sur les 60 000 participants de l’édition 2019, la moitié seulement était japonaise. « Les autres venaient de pays asiatiques – l’Indonésie, les Philippines, Singapour – et des Etats-Unis », détaille Mikiho Hotta, guide pour une petite agence locale, qui refuse les groupes à cette période, car la foule rend son travail impossible.
Tourisme gay
Depuis qu’en 2012 l’icône gay et travestie Matsuko Deluxe a fait part de tout le bien qu’il en pensait, le festival est aussi devenu le point de ralliement du milieu LGBT nippon. Ainsi, en plus des deux sculptures sacrées, un autre phallus attire tous les regards. Celui-là est rose, en plastique et mesure près de deux mètres. On l’appelle Elizabeth, du nom d’un bar LGBT de Tokyo dont les habitués, des hommes travestis, participent depuis plusieurs années au Kanamara matsuri. On les retrouvera plus tard, sébile en main, en train de collecter des fonds pour des associations de lutte contre le sida. La famille Nakamura a même convié plusieurs de ces associations.
Le Kanamara matsuri est ainsi devenu l’objet d’un tourisme gay, chez les Japonais et chez les touristes étrangers, et l’on voit ici des couples d’hommes ou de femmes se tenir par la main, une rareté au Japon. « Le shintoïsme ne dit nulle part explicitement que l’homosexualité est un péché », explique Hisae, fière de l’ouverture d’esprit de son sanctuaire dans un environnement plutôt conservateur.
Le Japon ne criminalise pas l’homosexualité, mais n’autorise pas non plus le mariage entre personnes de même sexe. Lorsque, en 1999, le père de Hisae célébra au sanctuaire l’union de deux hommes, les réactions de ses collègues furent plus que mitigées. Certains sanctuaires réputés rigoristes n’admettent toujours pas les unions « non naturelles » sans toutefois s’exprimer officiellement sur la question.
Exploitation commerciale à outrance
Pour autant, Hiroyuki, pasteur et frère de Hisae, se dit gêné aux entournures par le côté guignolesque et l’exploitation médiatique qui dévoient la fête d’autrefois. Il aimerait qu’elle revienne à l’esprit shinto, plus sacré que touristique. Bref, qu’elle cesse de sombrer dans la caricature et l’exploitation commerciale à outrance.
Hiroyuki n’est pas seul : de plus en plus de Japonais pestent contre un tourisme de masse qui « pollue » leur pays, en particulier dans l’ancienne capitale impériale, Kyoto. Le réflexe identitaire peut être fort, teinté de xénophobie. Un mot est à la mode pour désigner ce complexe : celui de kankô kôgai (« pollution touristique »), dont la logique pousse même certains à appeler de leurs vœux un nouveau sakoku, du nom de la période (1650-1842) durant laquelle le pays était presque totalement fermé aux étrangers.
La situation sanitaire aura peut-être le mérite d’amener le Japon à réfléchir à son avenir touristique et le sanctuaire Kanayama à celui de son festival. Dans un pays à huis clos, qui a dû reporter les Jeux olympiques de Tokyo à l’été prochain, la fréquentation étrangère accuse une baisse historique de 99,9 % au premier trimestre 2020 par rapport à la même période en 2019. Et des voix en profitent pour réclamer un tourisme plus mesuré.
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