Photo d'illustration, à Verzenay, en août 2018. Photo Emeric Fohlen
Un procès a levé le voile la semaine dernière à Reims sur les conditions de travail de vendangeurs sans papiers exploités par des sous-traitants des grandes maisons de Champagne. Ces dernières, qui en bénéficient, n'étaient pas poursuivies.
C’est un procès qui secoue le petit monde du Champagne. Plusieurs sociétés sont accusées d’avoir participé à un vaste réseau de travail illégal pour assurer les vendanges, fin août 2018. Avec, au cœur, une centaine de sans papiers, principalement originaires d’Afghanistan et d’Afrique, exploités dans des conditions indignes, proches de «l’esclavage» selon leurs témoignages. Les gérants étaient entendus par les juges au tribunal judiciaire de Reims en fin de semaine dernière.
La plupart des sans-papiers ont obtenu l’info par le biais d’une connaissance à la fin de l’été 2018 : une dame recherche des travailleurs pour récolter le raisin dans les vignes de Champagne. A la clé, une rémunération de 10 euros par heure, un logement dans une chambre d’hôtel et de la nourriture. En contrepartie, ils doivent s’acquitter du versement de 25 euros par jour. Surtout, tous se voient promettre un contrat de travail, précieux pour accéder à une amélioration de leur condition en France. Le plus souvent, le rendez-vous est fixé près de la Gare de l’Est, dans un parc, où un contact les envoie en direction de la gare du Bourget. Là-bas, une camionnette les attend et fonce à toute berzingue vers l’Est, avec parfois plus de onze d’entre eux entassés à bord. Parfois, les sans-papiers sont aussi recrutés par les chefs d’équipe près de la porte de La Chapelle ou directement dans les camps de migrants et les Cada (centre d’accueil de demandeurs d’asile). En 2018, Ibrahim (1), Ahmed (1) et Mustafa (1), trois sans-papiers soudanais sont du voyage. Arrivés en France depuis quelques années, ils racontent avoir fui la guerre, pris un bateau depuis la Lybie vers l’Italie. Au moment de prendre place dans le coffre de la camionnette, ils espèrent amasser en quelques semaines un petit pécule pour pouvoir vivre quelques semaines, une fois de retour en ville.
«Odeur insoutenable»
Pour beaucoup de vendangeurs, le trajet se fait dans la soirée et l’arrivée dans les logements en début de nuit. Mais une fois sur place, ils déchantent rapidement. L’un des travailleurs, un Afghan, se remémore dans le cadre de l’enquête : «On m’a dit qu’il y avait un hôtel avec une chambre pour deux. Le premier jour, j’ai dormi par terre, nous étions nombreux.» Ils sont répartis sur plusieurs sites, parfois à plus d’une heure et demie de route des vignes. A Oiry, dans la Marne, c’est le vieux café-hôtel délabré «de la Gare» qui sert de lieu de couchage à 77 personnes. Là-bas, presque toutes les pièces ont été transformées en dortoirs, le sol est jonché de saleté et il règne dans la cuisine une odeur infecte. Faute de place pour dormir correctement, certains sans-papiers ont élu domicile directement dans la cave. La seule douche est alimentée par un simple tuyau d’arrosage. Lors du contrôle des lieux, les gendarmes notent dans leur rapport, cité par les juges pendant l’audience : «Une odeur insoutenable règne à proximité des sanitaires au premier étage du bâtiment. Nous pouvons difficilement poursuivre notre contrôle tant la puanteur dégagée soulève le cœur.» Dans l’Aube, à Bossancourt, une trentaine de personnes sont entassées dans peu ou prou les mêmes conditions. Et à Dolancourt, d’autres travailleurs ont été installés par les gérants, cette fois directement dans le pressoir. Certains dorment au sol, d’autres sur des petits matelas. «Nous étions tous collés, j’avais amené des affaires pour dormir, mais certains n’en avaient pas. On dormait à plusieurs, il faisait froid, je suis allé ramasser le bois pour aller faire chauffer l’eau», décrit un vendangeur afghan logé sur place, dans un témoignage cité au cours de l’audience.
C’est là-bas, au pressoir de Dolancourt qu’une dispute éclate le 23 août 2018 entre le gérant de la société Rajviti qui emploie un Sri Lankais et certains des 48 travailleurs logés sur place. Ils lui reprochent de ne pas avoir fourni de contrat et de vivre dans des conditions délétères. Sa femme, une Franco-Srilankaise détentrice de la société à 30% mais qui en est la gérante effective, décide d’appeler les gendarmes pour calmer la situation. Lorsqu’ils arrivent, ils découvrent les sans-papiers, leur lieu de vie et dressent un PV adressé au procureur de la République pour «suspicion de maltraitance». Trois jours après la première altercation, ce sont des vendangeurs afghans, eux-mêmes, qui appellent de nouveau la gendarmerie : ils n’ont quasiment pas dormi depuis cinq jours. Une enquête en flagrance est ouverte et de nouveaux contrôles sont réalisés sur les différents sites d’hébergement des travailleurs.
«Une relation de patron à esclave»
Lors d’auditions des vendangeurs, les enquêteurs vont découvrir le rythme quasi-insoutenable auquel ils étaient soumis : réveil à 5 heures, prière à 6 heures et départ à 7 heures vers les vignes. Une courte pause à 14h30, puis fin de la journée entre 20 et 22 heures. Certains travailleurs ont assuré au cours de l’enquête qu’ils ne disposaient pour une journée type que «d’une bouteille de coca, sans gobelets». Ils disent aussi qu’ils n’étaient que peu nourris, et qu’il fallait attendre tard dans la nuit, à 1 heure du matin, pour que les gérants leur apportent de quoi manger. Résultat, certains s’endormaient parfois avant sur leur matelas de fortune, sans attendre, le ventre vide. «Le plus dur, c’était la fatigue. On avait mal partout, au dos, aux mains, mais surtout on ne dormait pas beaucoup», témoignent Ibrahim, Ahmed et Mustafa, les trois Soudanais venus assister à la première journée d’audience. «C’était une relation de patron à esclave, la femme patronne était arrogante et orgueilleuse», dit un autre travailleur originaire d’Afghanistan, interrogé au cours de l’enquête et cité pendant l’audience. «Nous étions comme dans un réseau de passeur, on nous emmenait dans des endroits sans que l’on sache pourquoi. Un jour on a vu une dame apparaître, on lui a demandé de pouvoir manger», relate un autre. «Même les passeurs nous traitaient mieux que ça», ajoute un dernier lors de son audition. Ils assurent aussi qu’ils n’étaient pas libres de sortir des lieux d’hébergement, et que parfois lorsqu’ils filmaient leurs conditions de vie, les téléphones leur étaient confisqués.
En tout, ce sont six responsables de sociétés viticoles qui sont sur le banc des accusés. Fait assez rare, le chef d’accusation de «traite d’êtres humains» a été retenu pour le couple de patrons srilankais de la société Rajviti, ainsi que ceux de «soumission de personnes vulnérables à des conditions d’hébergement indignes», «emploi d’étrangers non munis d’une autorisation de travail» et «travail dissimulé». L’affaire révèle aussi que ce système d’exploitation de sans-papiers est le fruit d’un enchevêtrement de trois couches de sous-traitances pensé pour réaliser les vendanges pour des maisons parfois prestigieuses. Les enquêteurs ont notamment découvert qu’un des intermédiaires avait signé un contrat de prestation avec la maison Veuve Clicquot, détenue par LVMH. Et qu’une partie des raisins récoltés cette année-là l’ont été dans leurs vignes, parmi les plus cotées. En juin 2019, le siège social de l’entreprise a été perquisitionné, la maison n’a pas été mise en cause mais l’un de ses responsables est poursuivi à titre personnel. Il était chargé de trouver des prestataires et selon les témoignages cités lors de l’audience, il se rendait fréquemment dans les champs où il n’aurait pas pu ignorer les conditions de travail. «On peut penser que tout le monde n’était pas là pendant l’audience. Le système d’exploitation d’ampleur est certes mis en œuvre par des individus, mais c’est un système économique qui profite tout en haut de la chaîne», estime de son côté Me Bouzaida, avocat du Comité de lutte contre l’esclavage moderne, faisant référence à l’absence de poursuites qui visent les grandes maisons du Champagne.
0,45 euro par kilo récolté… pour l’entreprise sous-traitante
A l’autre bout de la chaîne, la société Rajviti avait obtenu le contrat grâce à des prix étrangement bien en dessous de ce qui se fait dans le milieu, 0,45 euro par kilo récolté. Chaque intermédiaire prenait ensuite sa part. Lors de l’audience, le procureur interroge les gérants : «Est-ce que vous n’avez pas signé les contrats de sous-traitance à des prix trop bas ? Et de ce fait, pour pouvoir remplir les contrats, il fallait employer des sans-papiers rémunérés à des salaires plus bas. Des contrats à 0,45 euro tout le monde dit que ce n’est pas assez.» «Quand on sait que c’est de la sous-traitance, on négocie», a répondu simplement la patronne. «Le prix des prestations était extrêmement bas, beaucoup ont affirmé qu’il fallait y enlever un coût quelque part, et ce fut forcément les salariés. C’est le prix de l’indignité», estime de son côté Annabel Canzian, du Comité de lutte contre l’esclavage moderne, qui s’est porté partie civile.
Pendant tout le procès, le couple de Srilankais est resté impassible aux questions des juges et n’a exprimé que peu de regrets. C’est pourtant eux qui, selon les témoignages, sont au cœur de cette affaire. Ils ont affirmé avoir été dépassés par l’afflux de sans-papiers qui arrivaient en nombre dans leurs locaux. Les gérants ont aussi assuré qu’ils n’avaient jamais eu l’intention de les héberger, bien que les gendarmes ont noté la présence de douches construites à la hâte. «Le pressoir, c’était un point de rendez-vous, c’est tout», a notamment précisé la gérante. Le couple prétend également que les chefs d’équipe sont les responsables des conditions délétères dans lesquelles les travailleurs exerçaient. Quant aux gérants des autres sociétés intermédiaires, ils ont pour la plupart affirmé qu’ils ignoraient tout de ce qui leur est reproché. Dans un communiqué publié avant l’ouverture du procès, la CGT de la Marne espérait «que les donneurs d’ordres qui s’adressent à des entreprises sous-traitantes successives ou des sociétés d’intérim, parfois étrangères, ne puissent pas se décharger de leurs responsabilités juridiques en matière de respect du droit du travail». Jeudi soir, à la fin de la deuxième journée d’audience, lors des réquisitions, le procureur a appelé à 2 ans de prison ferme pour le mari srilankais, 3 ans pour sa femme et une amende de 250 000 euros. Et pour les autres prévenus, des peines de 6 mois avec sursis à 1 an ferme. Le jugement est mis en délibéré jusqu’au 11 septembre.
(1) Les prénoms ont été changés à leur demande
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