Dans un document que « Le Monde » a pu consulter, Jacques Toubon formule huit recommandations inédites pour mettre fin à des pratiques qui ne respectent pas les droits des citoyens.
C’est à la fois l’épilogue d’un mandat marquant et un cadeau de bienvenue empoisonné. Jacques Toubon a rendu, jeudi 9 juillet, son ultime décision en tant que Défenseur des droits ; elle porte sur la question du maintien de l’ordre.
Dans un document de vingt-trois pages, que Le Monde a pu consulter, et qui a été remis directement sur le bureau du nouveau ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, il formule huit recommandations inédites aux forces de l’ordre pour mettre fin à des pratiques qui ne respectent pas les droits des citoyens. Il en rappelle quatre autres déjà faites ces derniers mois, à commencer par l’interdiction du lanceur de balles de défense (LBD) dans un contexte de maintien de l’ordre.
Fondée sur les 198 saisines reçues depuis début 2019 par l’institution, cette « décision-cadre » demande notamment « qu’il soit mis fin à la pratique conduisant à priver de liberté des personnes sans cadre juridique ». Un réquisitoire sévère contre l’usage abusif des gardes à vue, des interpellations de groupe, des contrôles délocalisés… Autant de dévoiements des textes administratifs qui visent en réalité à empêcher des personnes d’exercer leur droit de manifester, pourtant garanti par la Constitution.
Le calendrier de la remise du rapport est très politique. Ce document vient opportunément rappeler au nouveau ministre, à peine nommé, le travail effectué par le Défenseur des droits et le rôle que l’institution entend continuer à jouer, au-delà du départ de M. Toubon.
Mettre fin à la technique dite de « l’encagement »
C’est également une manière de tenter de peser sur le schéma national du maintien de l’ordre. Ce bréviaire, en cours d’élaboration depuis un an et dont la publication a été maintes fois repoussée, est l’un des dossiers prioritaires sur le bureau de Gérald Darmanin.
Il est censé reposer les bases du maintien de l’ordre à la française, un modèle dont la police nationale a longtemps été très fière mais qui a été fortement bousculé depuis quelques années, et plus particulièrement avec le mouvement des « gilets jaunes » et les accusations de violences illégitimes. Dans sa lettre au ministre, M. Toubon demande d’ailleurs que sa décision soit jointe à la définition du futur schéma.
Parmi les recommandations principales, le Défenseur des droits demande que soit mis fin à la technique dite de « l’encagement », qui « consiste à priver plusieurs personnes de leur liberté de se mouvoir au sein d’une manifestation (…) au moyen d’un encerclement par les forces de l’ordre qui vise à les empêcher d’entrer ou de sortir du périmètre ainsi défini ».
Si la Préfecture de police de Paris, particulièrement ciblée, a fait valoir qu’elle laissait toujours une voie de sortie à ces « nasses », le Défenseur des droits a été saisi de cas d’encerclement sans possibilité de s’en extraire ayant duré plusieurs heures. « Les réclamants dénoncent à chaque fois l’impossibilité de trouver une sortie et la confusion, voire la tension, que la méthode provoque, d’autant plus que ces mesures s’accompagnent souvent d’usage de gaz lacrymogène et/ou d’interpellations », note-t-il, demandant l’arrêt de cette pratique qui n’a en outre « aucun cadre juridique ».
Ton sévère
Il en va de même pour les « contrôles délocalisés », qui consistent à emmener les personnes au poste de police pour procéder au contrôle de leur identité, en prétextant de l’impossibilité de le réaliser sur place. Une technique qui prive temporairement les personnes de leur liberté et les empêche souvent de participer à une manifestation, « en dehors de tout cadre juridique et sans que l’autorité judiciaire, garante des libertés individuelles, en soit informée à un quelconque moment ». M. Toubon rappelle que la seule raison qui peut conduire à procéder à un contrôle délocalisé est le refus ou l’impossibilité de produire une pièce d’identité.
Il critique également la généralisation des « confiscations d’objets », souvent sans restitution à la fin, qui nuisent au droit de propriété.
Le ton se fait encore plus sévère face à l’utilisation de la garde à vue comme un moyen d’écarter temporairement de l’espace public des citoyens, afin de les empêcher de participer à un cortège. Ces interpellations préventives deviennent alors un outil de la gestion des manifestations.
« Cette judiciarisation contribue à brouiller l’image du manifestant désormais souvent perçu comme un fauteur de troubles à l’origine de dégradations ou d’infractions. Le risque est réel d’instaurer une conception d’affrontement dans les relations police-population », est-il écrit.
Il s’agit souvent d’arrestation de groupes. Selon le Défenseur des droits, cette pratique a tendance à nuire aux droits des citoyens, la retenue ayant tendance à s’allonger vu le nombre de procédures concomitantes à gérer. Il n’est pas rare, qui plus est, que des mineurs soient interpellés dans ce cadre, ce qui devrait pousser les forces de l’ordre « à prendre en compte l’intérêt supérieur de l’enfant dans le choix des modalités de leur intervention ».
Trop de fonctionnaires pas identifiables sur le terrain
Au rayon des personnes à protéger particulièrement, Jacques Toubon demande qu’une attention spécifique soit portée aux « observateurs issus de la société civile », au même titre que les journalistes. Un certain nombre d’organisations appointent ces personnes chargées notamment de filmer le déroulement des manifestations et des opérations de maintien de l’ordre, comme la Ligue des droits de l’homme. Des saisines sont remontées faisant état, vidéos à l’appui, d’observateurs victimes d’usage de la force de la part de la police ou de la gendarmerie, alors que leur qualité était visible.
Le Défenseur des droits regrette également que trop de fonctionnaires et de militaires ne soient toujours pas identifiables sur le terrain, ne portant pas distinctement leur matricule, ou empêchent les prises de vue et de son, ce qui est illégal.
Enfin, sur la question des armes intermédiaires, le Défenseur des droits rappelle qu’il demande l’interdiction du lanceur de balles de défense (LBD) dans le cadre du maintien de l’ordre. Mais « si cet usage devait perdurer », il se félicite de l’annonce du gouvernement « d’équiper de caméras-piétons les forces de l’ordre dotées de LBD » et demande « la généralisation d’un tel dispositif ». Une manière de rappeler entre les lignes que cette annonce de Christophe Castaner remonte à janvier 2019 et que, un an et demi plus tard, l’équipement des troupes sur le terrain n’a pas beaucoup évolué. A charge pour le nouveau ministre de faire bouger les lignes sur un dossier qui fait consensus même chez les forces de l’ordre.
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