France – Parlera-t-on d’une génération Covid comme il y a il y a eu une génération SIDA, profondément marquée par l'apparition d'une nouvelle maladie ? Ces jeunes, que l’on a désigné à un moment donné comme vecteurs majeurs de la maladie et qui ont été stoppé dans l’élan de leur jeunesse par le confinement, vont probablement garder des séquelles de cette période, même si tous n’ont pas été égaux devant le confinement. A-t-on pris en charge la souffrance de ceux qui étaient confinés dans des espaces étroits, parfois prisonniers d’ambiances familiales délétères ? D’une façon plus globale, a-t-on écouté ce qu’ils avaient à nous dire car finalement leur parole n’a été que peu entendue pendant et après le confinement. Enfin, quid des jeunes migrants ou de parents migrants, leurs familles ont-elles bien compris les enjeux du confinement ? Comment l’ont-ils vécu ? Autant de sujets sur lesquels le Pr Marie-Rose Moro, pédopsychiatre et spécialiste de psychiatrie transculturelle, qui dirige la Maison de Solenn à l’hôpital Cochin (Paris), nous donne son point de vue.
Medscape édition française : Comment l’épidémie de Covid et le confinement ont-ils impacté la vie des adolescents ?
Pr Marie Rose Moro : Le point commun à tous les adolescents, c’est qu’à cet âge-là, on a besoin du monde extérieur. La vie sociale et amicale est très importante. On a besoin de s’identifier aux autres, d’échanger avec des adultes autres que ses parents. A l’adolescence, le monde s’élargit, on parle d’ailleurs « d’espace psychique élargi ». On sort du modèle parental, on s’identifie à d’autres, à des valeurs du monde extérieur et d’autres manières de faire, de penser, etc.
De fait, le confinement a interrompu ce processus en coupant les liens des adolescents avec leurs camarades, leur école, le monde extérieur. Il a entravé la liberté d’aller et venir, d’échanger, de voir ses petit.e.s ami.e.s. On a vu aussi un besoin de transgression qui en a conduit certains à s’opposer pour pouvoir s’affirmer. Le confinement a donc fortement impacté les adolescents, et de façon très différente de ce qui s’est passé pour les enfants et les plus petits. Et ce d’autant que le confinement a été long et que certains ont pu, à un moment, se sentir « sacrifiés » au profit des plus âgés, puisqu’eux-mêmes n’avaient pas de vrais facteurs de risque. Entre l’arrêt prolongé de l’école, les doutes sur la reprise de certaines universités en septembre, le frein brutal pour ceux qui s’apprêtaient à entrer sur le marché du travail, il faut reconnaître que les ados et les jeunes adultes vont être très affectés par ce qui s’est passé.
Ont-ils tous vécu cette période de la même façon ?
Pr Marie Rose Moro : Non, il y a eu beaucoup d’inégalités. Entre l’adolescent qui n’avait pas sa propre chambre, ne disposait pas d’un ordinateur, de professeurs, d’un accès aux réseaux sociaux ou était dans une famille en difficulté, sans possibilité de s’isoler, en présence de conflits familiaux, voire de violence, et celui qui a pu vivre le confinement dans un lieu avec du calme, de l’espace, des conditions psychologiques et matérielles satisfaisantes, le vécu a été forcément très différent. Ce d’autant, qu’à l’adolescence, on est très sensible aux inégalités sociales, culturelles ou familiales. De même, il y a les jeunes qui sont hyperactifs ou souffrent de pathologies de la relation ou du neuro-développement. Ceux-là se sont retrouvés en grande difficulté et nous ont appelés en disant qu’ils n’en pouvaient plus. Plus les ados et leur famille étaient vulnérables, plus la souffrance a été importante.
Y-a-t-il eu des ados qui n’allaient vraiment pas bien ?
Pr Marie Rose Moro : Oui, on a même dû en hospitaliser certains car les conditions pour qu’ils puissent continuer à être des adolescents et être protégés n’étaient plus assurées. Ils n’étaient pas toujours connus pour des antécédents psychiatriques, mais là, ils ont décompensé. A noter aussi qu’il s’est produit un phénomène étonnant pendant les 10 premiers jours du confinement : les services des urgences ne recevaient plus de tentatives de suicide, d’adultes comme d’adolescents. C’était devenu une situation très rare, ce qui est totalement inhabituel dans notre pays. Cela montre bien qu’au début, les jeunes ont essayé de faire face, de résister, en s’occupant des autres en faisant en sorte que leurs parents ne soient pas dépassés par leur propre souffrance. Ils ont « pris sur eux », comme on dit couramment, pour ne pas ajouter du malheur au malheur. Jusqu’à la ré-apparition de la symptomatologie, quand ils n’ont plus supporté de rester enfermé à l’intérieur de la maison, sans personne en face-en-face, dans une grande solitude et sans savoir combien de temps la situation allait durer.
Y en a-t-il pour qui le confinement a été particulièrement bien vécu ?
Pr Marie Rose Moro : Pour les jeunes qui ont une phobie scolaire, cette période a été vue comme une sorte de paradis. Ce qui était une souffrance pour eux était devenu une obligation pour tous. Eux savaient très bien comment vivre à la maison, organiser des temps pour chaque chose…Pour les autres, l’école leur a vraiment manqué, pas juste les apprentissages, car l’école ce n’est pas que cela, mais les amis, la vie scolaire, sociale.
Quelles ont été les principales angoisses par rapport à cette période ?
Pr Marie Rose Moro : Parmi les angoisses récurrentes, il y a le fait qu’à l’adolescence, on essaie de se construire un avenir à la première personne et que l’épidémie et le confinement ont constitué une rupture brutale, inattendue, violente de leurs habitudes qui a impacté leur vision de l’avenir. Ils ont été déstabilisés. Sinon, le plus difficile pour eux a été de penser qu’ils pouvaient transmettre la maladie, à leurs grands-parents, à leur entourage. C’est une préoccupation très altruiste. Cette peur a été renforcée par les termes employés par certains scientifiques et repris par les médias. Au moment où l’on disait que les jeunes étaient des vecteurs importants de propagation du virus, ils n’ont rien trouvé de mieux que de comparer les jeunes à des « bombes ». Une expression que les adolescents ont très bien entendue et qui les a affectés. Un jour, alors que j’allais voir les jeunes hospitalisés dans le service, ils m’ont accueilli en me disant : « Vous êtes super courageuse de venir nous voir alors qu’on est des bombes ». C’est dire à quel point la comparaison les a touchés.
Quel est le profil des élèves qui ont totalement « décroché » du collège et du lycée ?
Pr Marie Rose Moro : On parle effectivement de 20 à 25 % des élèves qui n’auraient plus aucun lien avec leurs professeurs. En l’absence d’études sur le sujet, je dirais que chez ces jeunes, le rapport au savoir n’est pas suffisamment joyeux et tranquille pour qu’ils s’intéressent à la littérature, aux mathématiques, à la technique ou autre par eux-mêmes. Ils ont besoin d’un médiateur entre l’école et eux, un rôle joué d’habitude par les enseignants. Quand ces derniers n’ont plus été présents, ou seulement à distance, le lien a été rompu. Les plus vulnérables ont décroché, ont perdu l’habitude de se concentrer, leur estime de soi…
Y aura-t-il des conséquences à moyen ou long terme en termes d’apprentissage à cette période de confinement ?
Pr Marie Rose Moro : En l’absence d’études, c’est difficile à dire, d’autant que cette période a été vraiment très spécifique. Je pense qu’elle aura des conséquences sauf si l’on se donne les moyens de « rattraper » chacun de ces ados, un à un, selon une stratégie individuelle, notamment ceux qui ont perdu la foi dans leur capacité à faire. Il va falloir faire beaucoup d’efforts pour ne pas les perdre totalement.
Quid des enfants de migrants (nés en parents) ou eux-mêmes migrants (nés à l’étranger mais vivant en France) ? Ont-ils un vécu particulier de cette période ?
Pr Marie Rose Moro : Nous avons reçu énormément d’appels pour ces enfants, provenant d’eux-mêmes directement ou de leurs parents. Ils ne comprenaient pas très bien quelle était la situation. Ils demandaient des informations par rapport à l’école, se demandaient si les enfants avaient le droit de sortir. Nous avons donc rapidement mis en place une hot-line en toutes langues, ce qui a été très utile. En voici un exemple parlant, suite à la métaphore guerrière utilisée par le Président « nous sommes en guerre », largement reprise dans les médias, des réfugiés tamouls du Sri Lanka nous ont dit : « Mais si c’est la guerre, nous on connait ce type de situation et on ne laisse pas nos enfants sortir, même 1 heure ». On a pu leur expliquer en tamoul qu’il s’agissait d’une image, et qu’on ne parlait pas ici de la même chose.
Avez-vous communiqué spécifiquement sur la pandémie à l’attention de ces ados d’origine étrangère ?
Pr Marie Rose Moro : Tout-à-fait, nous avons réalisé des dépliants destinés aux enfants et aux adolescents leur donnant des explications et la possibilité de nous joindre dans toutes les langues (voir encadré). Cela a tellement bien fonctionné que nous avons repris les conflits du quotidien les plus fréquents avec les parents, ceux autour de la possibilité de s’isoler, de sortir, de faire la prière, d’utiliser les réseaux sociaux que l’on nous a rapportés pour en faire des scénarios. Nous les avons ensuite soumis à des bédéistes connus et traduits en plusieurs langues (tamoul, arabe dialectal, libanais, kabyle, soninké, italien, etc) et lorsque les familles mais aussi les professeurs, instituteurs, professionnels de santé nous appelaient, on leur envoyait la bande dessinée. Nous nous sommes rendus compte que c’était là de bons outils de médiation.
Qui diriez-vous pour conclure sur les adolescents face à la pandémie de Covid ?
Pr Marie Rose Moro : Je dirai que la vision des adolescents n’a pas été prise en compte. On a manqué de bienveillance vis-à-vis d’eux, on les a peu entendus. Je pense aussi à tous ces jeunes adultes, aides-soignants, infirmiers, médecins qui se sont beaucoup engagés, qui ont pris des risques et ont été très courageux. Cela rend optimiste de voir la qualité de leur engagement mais on ne leur a pas laissé beaucoup la parole.
Les Kits transculturels sur le Covid
Les kits réalisés par les équipes du Pr Marie Rose Moro pour les parents, les enfants et les adolescents en période de confinement sont disponibles sur le site Transculturel.eu ou http://www.mda.aphp.fr/missions/transculturel/
Marie Rose Moro est psychiatre, professeur de psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent à l'université Paris Descartes et psychanalyste française. Elle dirige la maison des adolescents, la Maison de Solenn.
Elle est spécialiste de psychiatrie transculturelle, d'ethnopsychiatrie et d'ethnopsychanalyse. Elle est l’auteur de nombreux livre dont :
Grandir c’est croire. avec J Kristeva, Bayard, 2019.
Et si nous aimions nos adolescents... Alerte adolescents en souffrance, avec O. Amblard, Bayard, 2017.
Aimer ses enfants ici et ailleurs. Histoires transculturelles. Odile Jacob ; 2007.
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