Le secteur psychiatrique estime que 10 % des malades ont été perdus de vue pendant le confinement et voit affluer de nouveaux patients sans antécédents.
La « vague psychiatrique » que redoutent les professionnels de santé depuis le début de la crise liée au Covid-19 commence déjà à monter par endroits et devrait déferler à la rentrée. « En psychiatrie, les effets ne dessinent pas une courbe en cloche comme dans les pandémies. Les conséquences vont se manifester dans les mois qui viennent, sur toute l’année », prévient Thierry Baubet, psychiatre à l’hôpital Avicenne de Bobigny et pilote de la cellule d’urgence médico-psychologique (CUMP) de Seine-Saint-Denis.
« A partir de septembre, on va voir tous les stress post-traumatiques, les épisodes dépressifs, les burn-out, ceux qui ont perdu un membre de leur famille… Les traumas psychiques vont arriver à la rentrée, c’est clair », confirme Dominique Januel, psychiatre à l’hôpital de Ville-Evrard (Seine-Saint-Denis) et pilote d’une étude d’évaluation clinique du confinement dont les résultats sont prévus en septembre.
Les pédopsychiatres s’attendent également à voir arriver les enfants abusés pendant le confinement, qui auront retrouvé un lieu où pouvoir parler en dehors du cercle familial avec la reprise de l’école. Interrogé mercredi 8 juillet à l’Assemblée nationale, le ministre de la santé, Olivier Véran, s’est d’ailleurs engagé à « mettre le paquet sur la pédopsychiatrie », qualifiant d’« inacceptables » les difficultés d’accès aux soins sur certains territoires.
Les professionnels sont aussi en alerte face au risque accru de tentatives de suicide. « Les facteurs vulnérabilisants sont nombreux, même si on ne constate pas d’augmentation des passages à l’acte pour le moment, souligne Christophe Debien, psychiatre au CHU de Lille et responsable du dispositif VigilanS de prévention de la récidive suicidaire. Mais avec la maladie mentale, l’isolement, les conséquences de la crise sociale, la question des addictions et le traumatisme psychique, on a peur pour les prochains mois. Tous les voyants sont au rouge. »
« Des symptômes sévères apparaissent »
En Ile-de-France, Auvergne-Rhône-Alpes et Nouvelle-Aquitaine, les patients affluent déjà aux urgences psychiatriques, selon la délégation ministérielle à la santé mentale et à la psychiatrie. « Il y a énormément de demandes, soit parce que les gens ont arrêté leurs soins, soit parce qu’ils n’en ont pas reçu », explique Thierry Baubet.
A l’hôpital de Mulhouse, frappé de plein fouet par la crise due au Covid-19, les demandes de prise en charge des adolescents ont bondi de 20 % en psychiatrie ambulatoire depuis le déconfinement, selon Chantal Paccalin, chef du service psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent. « L’ambiance tendue et le discours des cassandres sur la crise sociale viennent majorer l’anxiété chez les personnes à risque. Des symptômes sévères apparaissent, comme des phobies sociales ou des troubles obsessionnels compulsifs », détaille-t-elle.
Les données cliniques et épidémiologiques manquent encore pour mesurer l’impact psychiatrique de la crise sanitaire sur les patients. De nombreuses études ont été lancées. Dans l’attente des résultats, les psychiatres restent prudents. Mais à l’hôpital comme en libéral, ils ont été surpris de constater que le confinement avait été bien vécu par de nombreux malades, soulagés de ne plus avoir à se confronter au monde extérieur et de ne plus se sentir en décalage avec les autres. Chez les adolescents, les intoxications médicamenteuses volontaires – l’acte autoagressif le plus fréquent – ont ainsi baissé de 75 %, selon Mme Paccalin.
A l’inverse, d’autres malades ont vu leurs symptômes s’aggraver. Lors des visites à domicile, certains ont été découverts dans un état alarmant. « Des patients étaient dénutris, parce qu’ils n’osaient plus sortir faire les courses », raconte Radoine Haoui, psychiatre au centre hospitalier toulousain Gérard-Marchant et également à la tête de la conférence régionale des présidents de la commission médicale d’établissement. Aujourd’hui encore, cette crainte perdure. « On estime que 30 % à 35 % des malades n’osent plus sortir. Ils ont perdu le sens commun », s’inquiète Claude Finkelstein, présidente de la Fédération nationale des associations d’usagers en psychiatrie (Fnapsy).
Ruptures de traitement
Pour les malades psychiatriques, la crise sanitaire est une épreuve inédite. Lors du confinement, la plupart des hôpitaux de jour ont fermé, l’accueil physique dans les centres médico-psychologiques (CMP) a été limité au maximum, et les activités de groupes se sont brutalement arrêtées. Très inquiets pour leurs patients, particulièrement vulnérables, les professionnels du secteur psychiatrique se sont réorganisés en hâte pour éviter les ruptures de soins. Téléconsultations, plates-formes d’écoute et visites à domicile ont été mises en place, et des rendez-vous en présentiel ont été maintenus pour les cas les plus à risque, ou pour lesquels le distanciel était impossible.
Cette mobilisation a permis de limiter les dégâts. « Finalement, les patients suivis en file active [ayant eu recours aux soins au moins une fois par an dans un même établissement] n’ont pas été si mal pris en charge », estime Marion Leboyer, psychiatre à l’hôpital Henri-Mondor de Créteil et directrice de la Fondation FondaMental. Mais « il y a quand même des endroits où ils ont été très peu rappelés », tempère Marie-Jeanne Richard, présidente de l’Union nationale de familles et amis de personnes malades et/ou handicapées psychiques (Unafam). Elle dénonce des disparités territoriales « inacceptables » : « Dans certains territoires, comme la Nouvelle-Aquitaine, l’Aisne et la Somme, le suivi n’a pas toujours été effectué, ce qui s’est traduit par des ruptures de traitement et des hospitalisations. »
« Le suivi était un peu juste, on s’est sentis seuls. »
Pour Sébastien (le prénom a été changé), installé en Charente-Maritime et atteint de schizophrénie, le suivi de l’hôpital s’est limité à deux appels téléphoniques et au renouvellement de son ordonnance. « Côté médicaments, ils ont assuré, mais le suivi était un peu juste, on s’est senti seuls, témoigne sa mère, qui vit à deux pas. J’ai eu peur pour lui. Je le voyais s’enfermer, et la maladie devenir de plus en plus forte. Il avait beaucoup de voix intérieures ». Elle s’est mise à redouter les rares sorties en ville de son fils, âgé de 48 ans : « S’il avait été contrôlé par la police, il aurait été incapable de dire qui il était, et qu’il était malade. Qu’est-ce qui aurait pu se passer ? »
« Il a pété les plombs »
La délégation ministérielle à la santé mentale et à la psychiatrie estime que 10 % des malades ont été perdus de vue. « On a eu peur, parce qu’il fallait leur faire des ordonnances. Ces ruptures de parcours expliquent les rechutes après le confinement », souligne Radoine Haoui. La plupart de ces patients reviennent maintenant dans des états sévères, souvent sous forme d’hospitalisation sous contrainte. « Ils sont amenés par les urgences ou la famille, qui nous dit : “Il a pété les plombs”. »
Les professionnels s’inquiètent aussi face à l’afflux de nouveaux patients, sans antécédents psychiatriques. « On en a reçu énormément en ambulatoire, sur les centres médico-psychologiques, qui sont la porte d’entrée en psychiatrie, témoigne Alexandre Christodoulou, psychiatre et chef de pôle au groupe hospitalier universitaire de Paris. Ils présentent des troubles anxieux et dépressifs assez graves, et décompensent sur un mode parfois délirant. C’est particulier, parce que c’est une population qu’on n’a pas l’habitude d’avoir. » De tous âges, précaires ou bien insérés, seuls ou en couple… Aucun profil type ne semble se dégager.
« Ces personnes avaient sans doute déjà une fragilité, mais les stratégies de compensation qu’ils avaient mises en place leur permettaient jusqu’ici d’avoir un fonctionnement normal dans leur vie », analyse Marie-José Cortès, psychiatre et membre du Syndicat des psychiatres des hôpitaux. La désorganisation brutale du travail, du monde scolaire et de la vie sociale les a fait basculer.
La Seine-Saint-Denis sous tension maximale
Certains d’entre eux arrivent même directement de prison après avoir causé un trouble à l’ordre public. « Un jeune qui fait un épisode maniaque dans la rue et se retrouve face aux forces de l’ordre, ça peut mal tourner, observe le professeur Pierre Thomas, chef du pôle de psychiatrie du CHU de Lille et coprésident du Comité national de pilotage de la psychiatrie. C’est dommage, parce que le retard de la prise en charge crée des situations plus sévères. »
La perspective de devoir affronter une vague de patients à la rentrée inquiète d’autant plus les professionnels que le secteur souffre déjà du manque de moyens. « On va se retrouver à devoir faire un tri parmi nos patients, comme l’ont fait nos collègues en réa », redoute Chantal Paccalin, à l’hôpital de Mulhouse.
La situation risque d’être tout aussi chaotique en Seine-Saint-Denis, sous tension maximale. « L’afflux de patients arrive sur un système à bout de souffle. Il se passe des choses épouvantables dont nous avons collectivement honte, s’indigne Thierry Baubet. On n’a plus de lits pour hospitaliser les patients, dont certains restent aux urgences pour une durée invraisemblable, alors qu’ils font l’objet d’une demande d’hospitalisation sous contrainte. Cela donne des situations très dures. On redoute un effondrement du système. » Ces difficultés se répercutent aussi sur les soignants, très éprouvés, au point que certains envisagent désormais de jeter l’éponge.
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