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Jean-Pascal Zadi. Photo GAUMONT–C8 FILMS
Au diapason des récentes mobilisations antiracistes, la comédie aussi puissante que subversive de et avec Jean-Pascal Zadi sort ce mercredi. Dotée d’un casting de stars embarquées dans leur propre rôle, elle passe militantisme, communautarisme et questions identitaires au crible d’une dérision étincelante.
Les films, les tableaux, les fresques et statues sont des objets iridescents : en fonction de là où l’on se place, de l’endroit ou de l’époque qui les réceptionne, ils arborent des teintes et des formes changeantes, ne nous font pas rire, pleurer ou rugir aux mêmes moments, et ne nous relatent pas tout à fait les mêmes histoires. Aussi stupéfiant d’acuité du présent que de drôlerie, le film de Jean-Pascal Zadi, qui sort ce mercredi, est une bombe. Et celle-ci ne pouvait pas rêver meilleure cible que ce début d’été pulsant sous les revendications et manifestations d’une colère protéiforme, embrasée par le meurtre policier de George Floyd. Un tremblement dont la réverbération internationale, notamment en France, dit moins combien le racisme et la condition des Noirs seraient partout les mêmes que la diversité et la multiplicité de problèmes irrésolus que ces questions ne cessent de conduire au soulèvement. Zadi n’énonce pas autre chose : Tout simplement noir, mon œil.
Avec Claudia Tagbo. Photo GAUMONT–C8 FILMS
Machine de guerre
Au faciès, Tout simplement noir se présente comme un film de potes, canular génial en forme de faux documentaire dont le récit ne se soucie apparemment de rassembler rien ni personne - bien que l’on puisse y voir le meilleur pendant français connu à l’autofiction maso avec proches et people embarqués d’un Larry et son nombril de Larry David. Non merci, le portrait de famille pacificateur : le pire compliment que l’on pourrait faire à ce brillant exercice de déconstruction serait de lui prêter un discours de réconciliation. Zadi reprend la comédie antiraciste aux mains des incompétents et des doctes éducateurs pour livrer, sous la conduite de la déconnade, un film-essai prodigue en jubilations, qui rase le vertige de l’engagement et des identités.
Disséquant sur le mode d’un casting pseudo-sauvage toutes les nuances de noir dans la France actuelle, le film impressionne non seulement en ce qu’il s’avère la comédie la plus accomplie et séduisante éclose - du moins en apparence - au cœur du réacteur du cinéma populaire français, mais surtout par le brio avec lequel la machine de guerre dialectique qu’il met en branle n’a de cesse de dynamiter, saboter façon termites géants, les thèses édifiantes qui pourraient germer en son sein, pour mieux en désigner les paradoxes et les impasses.
A la fois diserte et farce souvent risquée, voire violente, qui place son auteur à visage découvert au centre de l’arène pour en prendre sans cesse plein la gueule et plein les dents, le film interroge et dénonce sans cynisme tout ce qu’il vient d’édifier, non pour verser la multiplicité de prêches et de situations qu’il brasse au grand bain du relativisme tiédasse mais au nom d’un souci de complexité, ici d’autant plus puissant qu’il semble s’écrire et inventer ses termes au présent.
Avec Kareen Guiock. Photo GAUMONT–C8 FILMS
Casting premium
Dans son propre rôle fictionné, Zadi campe un trublion controversé, connu pour les sketchs de goût douteux qu’il a commis sur YouTube. Comédien loser recalé des castings et militant antiraciste à la petite semaine, il est en quête du coup d’éclat qui couronnera sa réputation de Noir indocile et rachètera son ego blessé par l’insuccès. «Marchons !» finit-il par intimer à ses «frères» noirs (occultant d’abord délibérément les sœurs) sur l’exhortation de la Marseillaise, cherchant à rameuter ses alliés dans une manif historique et non mixte. Au fait, qui est noir ici ? Au «mélaninomètre», la gueule de métèque de JoeyStarr apparaît un peu pâlichonne. Sans parler de celle d’Eric Judor, métis d’ascendance austro-antillaise, qui ne porte pas exactement la négritude en bandoulière. Problématiser d’emblée le titre qui lui sert de bannière se révèle l’un des coups de maître de Tout simplement noir : de simplicité, on n’en trouvera aucune, en quiconque, pas plus qu’une uniformité de nature à rallier les personnages sous une identité au singulier. Aux considérations de phénotypes qui sont les leurs se mêlent d’ailleurs un écheveau d’appartenances, culturelles et géographiques (où se rejoint l’expérience d’un Noir de banlieue et d’un Noir d’outre-mer ?). Les pourparlers entre Zadi, qui annonce d’emblée «la réussite, c’est pas mon délire, quand tu es noir tu déranges en fait», et ses homologues du show-biz sont voués à partir en vrille comme les injonctions et les revendications fusent en tous sens jusqu’à se court-circuiter mutuellement.
Dans leurs propres rôles, exaspérés, déformés, tournés en ridicule, les acteurs, comiques et personnalités qui composent ce casting premium semblent se régaler de leurs partitions méta. A commencer par l’amuseur star Fary, qui se rue dans une fascinante autocaricature en humoriste mégalo, activiste de salon, entrepreneur engagé, réduit à faire une cour opportuniste à quiconque le disculperait d’un accident de com (une sinistre pub tournant au «bananagate» !) qui lui a pété entre les doigts.
Ce n’est pas rien, ce que fait Jean-Pascal Zadi en le convoquant lui et les autres : c’est un rendez-vous donné à la comédie des minorités pour qu’elle se regarde et revisite son histoire et ses trajectoires dorées, ses victoires comme ses apories. Il apostrophe et enrôle ceux qui firent les belles heures du stand-up sous les feux des années 2000 (au sein de l’incubateur du Jamel Comedy Club pour Fary, Fabrice Eboué, Claudia Tagbo), ex-jeune garde d’un humour sur lequel pesa le soupçon du rire «communautaire», pour mieux leur demander des comptes. Leurs vannes auraient-elles nourri les stigmates qu’ils pensaient renverser ? Bien malgré elles, ce que ces figures publiques ont fait de leurs voix et de leurs fonds de commerce dira toujours quelque chose de l’être noir.
Avec Vikash Dhorasoo et JoeyStarr. Photo GAUMONT–C8 FILMS
Coup de bluff
Ainsi, les héros et cancres de la cause s’invectivent férocement, se priant mutuellement de se mettre au clair avec les représentations qu’ils ont perpétrées. Et des ombres planent sur l’autocritique : le spectre de l’épouvantail Dieudonné ou encore Omar Sy, saint patron de la bonne conscience populaire des Blancs (l’éternel joker de «la personnalité préférée des Français»), soit l’inrépliquable success story du Noir qui roule en Porsche à Paris avant de repartir pour Hollywood tout en exposant sa démarche humanitaire. «Arrête-moi là, j’étouffe», explose Zadi, sautant presque du véhicule et du film en marche.
On entendra que le cinéaste-acteur s’est aventuré sur un terrain glissant. En réalité, tout son film est un glissement de terrain. Les fronts ne se rejoignent pas sur la cartographie des luttes qu’il trace avec un souci d’en embrasser toutes les nuances (afrofréminisme, antinégrophobie radicale, universalisme colorblind…), et alors que l’on verrait le sol se dérober sous ses pieds (l’humour qui dissèque et déconstruit, ne dissout-il pas un peu ce sur quoi l’on se tient debout, aussi ?), Zadi marche sur les mains.
La succession des séquences-sketchs, qui jamais ne morcelle la progression dramatique du film mais la ramifie et la nourrit, raconte l’impossible unicité d’un corps noir que l’on verra enfiler plusieurs masques, attitudes, généalogies et accents. Zadi, l’allure hébétée, tous chicots dehors dans le rôle du simplet bien intentionné, offre son corps aux rebuffades, se fait rosser et se met torse poil comme il enfilerait l’uniforme attendu du bon Noir de savane sur invitation des directeurs de casting ou de cinéastes en surchauffe qui se racontent toucher l’Afrique au cœur comme dans une séquence ultraviolente avec Mathieu Kassovitz, lui aussi en plein ego trip autoparodique, ou chaque fois que ses flambées militantes le lui intiment. On reste parfois sidéré devant les subversions que s’autorise ce film frappé du logo d’une major, et plus encore de mesurer combien celles-ci n’émoussent jamais son intelligence.
Zadi n’est plus un jeune homme, il a 39 ans, trois enfants, et l’idée de Tout simplement noir date quand même de 2015. Le film tombe peut-être à pic mais il revient de loin. Il s’est fait jeter d’une foultitude de boîtes de production qui trouvaient tout ça très marrant, mais peut-être pas au point de s’y risquer financièrement ou de lui en confier la réalisation. Le touche-à-tout ivoiro-normand est passé par le rap avec le collectif la Cellule et la fiction autoproduite (deux longs métrages distribués directement en DVD, les déjà excellents African Gangster et Sans pudeur ni morale en 2010-2011), a signé un premier roman, été recruté par Canal + où il tourna notamment la pastille quotidienne C koi les bayes ? . Avec son coréalisateur débutant John Wax, il a emporté le morceau auprès de Gaumont sur un coup de bluff, assurant qu’il avait déjà tout le casting prêt à le suivre - ce qui n’était pas du tout le cas.
Avec Augustin Trapenard. Photo GAUMONT–C8 FILMS
Idéalisme godiche
Si Tout simplement noir fonctionne à plein régime comme une nouvelle critique de la société du spectacle avec les impératifs de représentation comme autant d’opportunités que de pièges, le film doit se voir aussi et se comprendre comme l’autoportrait d’un homme en crise, un brave type parvenu au seuil d’une maturité qui menace sa propre capacité à maintenir encore possible quelques années cette incarnation de post-ado sympathique et gaffeur qui lui sert de passeport pour circuler vaille que vaille d’un milieu à l’autre, de la rue aux salons show-biz en quête d’une reconnaissance dont il découvre rapidement le revers et les limites.
La mélancolie du film recouvre peu à peu le parcours d’un Zadi qui s’éparpille et se cherche à tâtons face aux reflets, conflits, questions, postulats sociaux, raciaux, politiques qui le déterminent et l’encombrent. Il s’active et s’épuise dans l’effeuillage des signes imposés. L’idéalisme godiche du personnage, genre de néo-Gaston Lagaffe hyperactif et pataud d’une cause dont on ne sait jamais tout à fait s’il va l’élever ou la démolir en faisant passer des branchements de sens et des poulies d’affinités dans tous les sens, dépose dans le personnage principal l’expérience de l’autodidacte qui doit saisir chaque moment, chaque début de projet ou demi-phrase d’encouragement comme une perche vitale. Cela peut rendre meilleur, célèbre possiblement, mais ça peut aussi rendre fou, comme on l’a déjà vu chez Nanni Moretti ou Justine Triet, avec lesquels Zadi partage la même énergie tranchante à découper l’époque à vif en risquant sa propre peau.
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