Vers la fin de sa formation en médecine d’urgence à l’université Brown (Rhode Island), on a demandé à Alyson McGregor quelle serait sa spécialité.
“Un médecin est censé avoir un domaine de prédilection, alors j’ai répondu : ‘Eh bien ! la médecine féminine’, se souvient-elle. Mes interlocuteurs se sont dit : ‘Ah ! son truc, c’est la gynécologie-obstétrique’.” Résultat : pendant les gardes au service des urgences de cet hôpital du Rhode Island, principal centre de traumatologie de l’État, la Dre McGregor, fraîchement diplômée, est devenue le médecin sur lequel on pouvait compter pour les examens du bassin, parce qu’elle était censée s’y intéresser particulièrement.
“J’en ris aujourd’hui, mais c’est à partir de ce moment-là que j’ai commencé à comprendre qu’il existait une idée très ancrée selon laquelle la santé féminine se résume à la reproduction, se souvient-elle :
Bref, les femmes étaient des hommes ‘avec des nichons et des trompes’.”
Mais Alyson McGregor ne s’intéressait pas qu’à cet aspect des choses, loin de là. Par médecine féminine, elle entendait la santé globale des femmes, chez qui chaque cellule contient des chromosomes du féminin [une paire de chromosomes X], qui influent sur chacune des fonctions de l’organisme. Elle voulait comprendre comment ces différences – qui concernent les hormones, les tissus, les systèmes et les structures – se répercutent sur chaque maladie, et supposent donc des traitements spécifiques. Ce sont les maladies cardio-vasculaires qui lui ont montré la voie.
Les femmes pâtissent de l’étalon homme
“C’était il y a une quinzaine d’années, quand on a commencé à comprendre que les crises cardiaques ne se manifestaient pas de la même façon chez les hommes et chez les femmes, raconte-t-elle. Les femmes décrivaient des symptômes différents et présentaient un moins bon pronostic, alors je me suis demandé pourquoi. Et si nous sommes différents dans ce domaine-là, dans quels autres aussi ? Plus je creusais la question, plus j’en mesurais la portée. En médecine, si nous nous sommes désintéressés des femmes, c’est parce que nous avons pris l’homme pour définir la norme – et les femmes en ont pâti.”
Alyson McGregor explique tout cela dans son nouveau livre, Sex Matters [“Le sexe compte”, inédit en français]. Il en ressort principalement que les corps des femmes sont différents de ceux des hommes, notamment à l’échelle de la cellule. Et pourtant notre modèle médical est issu de connaissances recueillies sur des cellules de mâles, qu’il s’agisse d’hommes ou d’animaux.
Outre cela, il y a quantité d’éléments troublants : ces maladies qu’on ne parvient pas à expliquer chez les femmes ou encore ces médicaments qui agissent sur les hommes et sont inutiles, ou bien dangereux, voire mortels, pour les 50 % restants de la population. À l’heure où l’on nous parle de “médecine personnalisée” et de “thérapies ciblées”, il est impossible de lire ce livre sans être stupéfait(e) que les scientifiques n’aient pas pris cette donnée en compte plus tôt.
Cet article est rédigé [en plein confinement au Royaume-Uni] à quelques semaines de la parution du livre – même si Sex Matters ne va certainement pas bénéficier du lancement qui était prévu. En effet, Alyson McGregor est plus que jamais mobilisée dans son service des urgences à cause du Covid-19.
Les femmes moins durement touchées que les hommes par le Covid-19
Et les données sur le Covid-19 indiquent que, là encore, on est en présence d’une maladie qui affecte différemment les hommes et les femmes – même si de nombreux pays, en particulier les États-Unis et le Royaume-Uni, ont mis du temps à publier des chiffres détaillés en fonction du sexe des patients. D’après ces informations, la pandémie pourrait avoir été jusqu’à deux fois plus meurtrière chez les hommes que chez les femmes.
Au Royaume-Uni, une étude portant sur 4 000 cas, menée par l’Office for National Statistics [équivalent de l’Insee], a découvert le même ratio, tandis que des chiffres du New York City Department of Health and Mental Hygiene [équivalent d’un ministère de la Santé pour l’État de New York] montrent que les hommes représentent plus de 61 % des morts du Covid-19. Certaines différences de comportement sont une cause possible – en Chine, par exemple, bien plus d’hommes sont fumeurs.
Mais les différences biologiques jouent aussi. D’une part, les œstrogènes [hormones présentes en plus grande quantité chez les femmes] contribuent à stimuler le système immunitaire, mais d’autre part le fait que les femmes possèdent deux chromosomes X, contenant une forte densité de gènes liés à l’immunité, pourrait être la cause principale. (De même, les hommes ont été très majoritairement touchés par le Sras [syndrome respiratoire aigu sévère] et le Mers [syndrome respiratoire du Moyen-Orient]). “J’essaie de lancer un appel pour que tous les pays commencent à collecter des données sur le Covid-19 en fonction du sexe, afin que nous puissions avoir ce type de connaissance à l’avance [sans attendre la fin de l’épidémie]”, rapporte Alyson McGregor.
Sans les femmes, des essais cliniques plus rapides et moins chers
À l’en croire, [pour expliquer cette forme de sexisme dans la médecine], il faut remonter aux débuts de la recherche médicale systématique, quand il a été décidé que les femmes en âge de procréer seraient exclues des essais cliniques – ce qui revenait à évacuer la différence des sexes du champ d’analyse. La raison invoquée était de les protéger, mais pour la profession médicale et l’industrie pharmaceutique, cette méthode avait l’avantage d’accélérer le travail en le rendant plus facile et meilleur marché, et surtout en excluant des variables agaçantes comme les cycles menstruels et les poussées d’hormones.
Dans Sex Matters, Alyson McGregor dresse une liste des nombreux cas où les médicaments peuvent être inefficaces chez les femmes. Celles-ci métabolisent les molécules différemment (il y a de nombreuses raisons à cela, mais c’est le plus souvent lié à des hormones différentes et à des fonctionnements enzymatiques différents), si bien que certaines de ces substances demeurent plus longtemps dans leur organisme ou sont moins efficaces à certains moments du cycle menstruel, ce qui peut être dangereux.
Un exemple particulièrement effrayant est l’effet des traitements sur notre intervalle QT – la durée de la contraction cardiaque. Le QT de la femme est déjà plus long que celui de l’homme, du fait de la poussée de testostérone chez les garçons à l’adolescence. Or de nombreux médicaments sur ordonnance — antalgiques, antidépresseurs, antihistaminiques, antibiotiques – ont pour effet secondaire un allongement progressif du QT. Pour les femmes qui cumulent plusieurs traitements (et, statistiquement, les femmes ont plus de chances de prendre de nombreux médicaments), le risque de ces allongements cumulés peut aller d’une simple arythmie à un arrêt cardiaque subit entraînant la mort.
Alyson McGregor donne l’exemple d’une patiente, une femme d’une quarantaine d’années qui, à cause de son mal au dos, s’est retrouvée dans une spirale médicamenteuse classique : antalgiques, puis somnifères, puis hormones stéroïdiennes, puis anxiolytiques, et enfin antibiotiques pour une cystite. D’après elle, c’est ce cocktail qui a provoqué la mort subite par arrêt cardiaque de la patiente, un phénomène “plus fréquent que beaucoup de médecins ne sont prêts à l’admettre”. Une étude allemande a mis en évidence que 66 % des sujets atteints de syndrome du QT long étaient des femmes – et que, parmi ces patientes, 60 % des cas étaient liés à des prises de médicaments.
“L’hydroxychloroquine, un médicament [récemment très médiatisé] en cours d’essai clinique pour le traitement du Covid-19, a aussi pour effet secondaire un allongement de l’intervalle QT, fait valoir la docteure. Avant de la prescrire à une femme, il faudrait mesurer son intervalle QT, mais ça n’entre même pas dans le débat.” En outre, elle constate que, malheureusement, dans la course au vaccin anti-Covid, on revient aux protocoles de recherche classiques (cellules mâles, animaux mâles, aucune distinction hommes-femmes dans l’analyse des essais humains), ce qui pourrait aboutir à de dangereuses lacunes dans les connaissances.
Les risques de diagnostic erroné sont plus élevés
Certains des domaines traités dans Sex Matters sont déjà bien connus. La British Heart Foundation mène une campagne sur trois ans [commencée il y a environ un an et demi] pour remédier à ce qu’elle appelle “les inégalités hommes-femmes face à la crise cardiaque” – une Britannique a 50 % de plus de risques d’avoir un premier diagnostic erroné, et même une fois correctement diagnostiquée, elle a nettement moins de chances de recevoir le traitement qui pourrait la sauver. L’une des raisons serait que les symptômes féminins ne cadrent pas toujours avec les modèles centrés sur les hommes. Chez ces derniers, la plaque [d’athérome] a tendance à s’accumuler, ce qui aboutit à une rupture des artères. Chez les femmes, la plaque tend plutôt à s’éroder progressivement, rendant les vaisseaux plus rigides, moins souples, avec le temps.
Julie Ward est infirmière chef en cardiologie auprès de la British Heart Foundation. Elle a travaillé pour le Groupe parlementaire non partisan dans le cadre de la campagne de la fondation. “La prise en charge des maladies coronariennes est une affaire d’hommes, explique-t-elle. Elles sont traitées par des hommes qui s’appuient sur des recherches effectuées par des hommes et sur des hommes.” Et elle ajoute :
Notre campagne cherche notamment à encourager plus de femmes britanniques à participer à des essais cliniques, et aussi à inciter davantage de femmes à devenir cardiologues.”
Les traitements antidouleur sont aussi un domaine où les femmes sont défavorisées. Des études épidémiologiques montrent que les femmes sont plus sujettes à la douleur, qu’il s’agisse par exemple de migraines ou de troubles musculosquelettiques. L’interaction entre les hormones sexuelles, les neurotransmetteurs (dopamine, sérotonine) et le système nerveux central en est l’une des principales raisons. (Une étude menée sur des transsexuels a démontré que la moitié des individus qui font la transition de femme à homme signalent une diminution de leurs douleurs chroniques.)
Crise d’angoisse plutôt que crise cardiaque
Par ailleurs, les chromosomes X des femmes provoquent des réactions immunitaires agressives, très efficaces pour lutter contre les maladies, mais qui ont aussi tendance à se retourner contre l’organisme. Ainsi, des maladies auto-immunes comme le lupus sont bien plus fréquentes chez la femme. Or les femmes ont plus de chances que les hommes de recevoir un diagnostic psychiatrique et non physique (crise d’angoisse au lieu de crise cardiaque), elles ont plus de chances que les hommes de recevoir des conseils de mode de vie que de se voir prescrire un examen radiologique quand elles présentent un syndrome du côlon irritable – et dans le cas des “maladies féminines” comme l’endométriose, il y a de très fortes chances qu’on leur explique que leurs douleurs sont “normales”.
Amanda Williams, chargée d’enseignement en psychologie clinique à l’University College de Londres, reconnaît que les douleurs des femmes sont souvent minimisées. “Les études sur les patients le démontrent, explique-t-elle. Les femmes se voient prescrire moins d’antalgiques.” Par exemple, complète-t-elle :
Quand un homme dit qu’il a un peu mal, on pense qu’il a vraiment très mal. Quand une femme affirme qu’elle a très mal, on en conclut qu’elle a un peu mal, mais qu’elle s’inquiète.”
Selon Amanda Williams, cela renvoie sans doute au darwinisme et à cette croyance en une grande “chaîne des êtres”, qui place les hommes au sommet de la hiérarchie et les femmes tout en bas. Les croyances concernant la douleur reflétaient le pouvoir et le statut social. “Les Noirs supportaient des sévices et des conditions de vie atroces, donc on disait qu’ils étaient moins sensibles à la douleur. Quant aux douleurs de l’accouchement, elles signifiaient que les femmes étaient hypersensibles, sujettes à l’hystérie.” Quant aux Blancs européens, on a décidé qu’ils occupaient le juste milieu.
“L’obligation morale de repartir de zéro”
Le tableau est peu reluisant, mais Alyson McGregor reste convaincue que les choses changent. Elle est aujourd’hui une spécialiste reconnue du sexe et du genre en médecine d’urgence à l’université Brown, et elle a cofondé le Sex and Gender Health Collaborative, un organisme national qui œuvre à intégrer les connaissances sur le sexe et le genre dans l’enseignement médical et la pratique clinique. “La situation a bien évolué, commente-t-elle. Quand j’ai commencé à parler de cela, personne ne comprenait vraiment où je voulais en venir et n’en percevait pas vraiment l’importance. Mais la plupart des médecins sont sensibles aux chiffres – et maintenant, il y a des données exponentielles qui montrent à quel point la différence des sexes peut être importante. Aujourd’hui, quand je m’exprime sur ces questions, les réactions sont très différentes.”
Alyson McGregor a écrit Sex Matters pour sensibiliser le grand public à ce problème. “C’est trop important pour qu’on attende que le changement vienne du sommet de la hiérarchie”, plaide-t-elle.
[Elle] estime qu’un tel changement peut se faire en dix ans, même si son ampleur paraît immense. “Oui, c’est une échelle colossale ! reconnaît-elle, l’air réjoui. On ne va pas se mentir. Chaque hypothèse est fondée sur l’hypothèse précédente et ainsi de suite – et à chaque fois ce sont des hommes qui ont émis ces hypothèses. Malheureusement, nous devons repartir de zéro. Mais je pense que nous en avons l’obligation morale pour la moitié de la population.”
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